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LE VASTE hangar du Centre
d'Exploitation Postal, dont le sol, d'une superficie de
près d'un demi-hectare, avait été fraîchement balayé,
était vide à l'exception toutefois, d'un DC-3 sur vérins,
en petite visite. Toute proche, une grande ouverture
grillagée déversait des tonnes d'air chaud, tandis que
quelques mécaniciens vêtus de combinaisons bleu clair
immaculées assuraient le service de nuit. 
Au-delà des énormes portes roulantes, c'était une douce
nuit d'Octobre, sur laquelle se détachait, dans la lumière
argentée des projecteurs, la masse imposante de l'un des
deux DC-4 du Centre. M. Bernard Gagey, Directeur du CEP,
le désigna d'un mouvement de tête. "C'est celui de la
ligne Marseille /Nice", dit-il." Il part dans..." et
consultant sa montre poursuivie, ",..dans une heure
exactement, à 23 h 15. Il passera la journée de demain à
Nice pour revenir ici aux premières heures de Mercredi. Il
y a beaucoup de place dans le poste de pilotage, et vous
serez bien placé pour tout voir".
Tout était donc pour le mieux. il restait en outre assez
de temps pour aller jusqu'à la Météo étudier les
conditions atmosphériques. Je crus discerner une ombre de
déception sur le visage expressif de mon guide, tandis
qu'il étudiait la carte météorologique. Une zone de haute
pression, centrée sur la Mer du Nord, se déplaçait
rapidement, avec un gradient de pression très peu accentué
et descendait vers le sud jusqu'à la Côte d'Azur, or je
savais qu'il aurait désiré que je rencontrasse du temps
réellement mauvais pour ce voyage.
Le service de la poste aérienne a, en France, des
traditions de fierté et d'audace qui ont été établies
depuis 1919 par St Exupéry et d'autres hommes de sa
trempe. Si vous habitez une petite localité comme
Feignies, dans le Nord, vous pouvez poster le soir une
lettre à destination d'une autre localité aussi éloignée
que Font-Romeu, par exemple, qui se trouve à 1.200 km de
là dans les Pyrénées Orientales et vous êtes sûr que, même
par le brouillard ou la tempête, elle sera distribuée le
lendemain matin avant 9 h 30. D'aucuns vous diront que les
équipages de la Postale ne consultent la Météo que par
pure forme, puisqu'ils partent de toute manière et,
quoique cela ne soit pas absolument exact, le genre
d'exploitation qu'ils assurent est sans doute unique dans
l'aviation commerciale actuelle. Sur 10.389 atterrissages
de nuit prévus en 1961, 23 seulement n'ont pas été
effectués sur l'aérodrome de destination prévu, et sur ce
chiffre, 8 seulement ont été déroutés pour des causes
météorologiques.
En tant que client, le Ministère des Postes, exige le
maximum de régularité et de ponctualité par tous les
temps, et il les obtient. La régularité s'établit en effet
aux alentours de 99,87% En lisant les chroniqueurs de
l'épopée de la Postale, on a l'impression que les
équipages sont soigneusement sélectionnés et consacrent
toute leur carrière de navigants à cette activité; mais il
n'en est plus rien, car en fait maintenant ce sont pour la
plupart des jeunes équipages d'Air France, qui complètent
leur cycle d'entraînement par un stage de deux ans à la
Postale. On est également impressionné par l'atmosphère
familiale qui est due en grande partie au fait que le
personnel au sol, qui compte quelque soixante membres,
coexiste en permanence avec les navigants, et que chacun
s'ingénie à contribuer au succès de tous. 
Mon DC-4 assurait le vol Postal 1021, et les derniers des
lourds sacs postaux, sortis d'une de ces camionnettes
spéciales, s'élevaient jusqu'à l'avion grâce à un
transporteur à bande sans fin. Encore vingt minutes avant
le départ. Le décor nocturne était fait du mélange de la
douce lumière blanche des projecteurs, du bleu et du gris
métallique de l'avion, et du tapis blanc de l'aire
d'embarquement aux contours géométriques. Sous notre
avion, une troupe bon enfant et une animation enjouée:
tous semblent se connaître et l'on serre les mains à la
ronde. Un groupe de parc ronronne sous l'ouverture béante
du logement de train avant. Le Commandant de Bord,
rongeant visiblement son frein, jette un regard
inquisiteur du haut de l'escabeau ; notre équipe au sol,
attentive à ses instructions, est constituée par le
personnel du hangar lui-même, vêtu lui aussi de " bleus "
fraîchement nettoyés.
Stationnés par rangées en arc de cercle, les douze DC-3
clé la flotte sont en cours de chargement on réchauffent
leurs moteurs dans un contraste d'ombres et de lumières.
Ces appareils sont tous équipés du système de surpuissance
qui leur permet d'avoir un poids total au décollage de
12.700 kg ; l'un d'entre eux, emportant du courrier
pour Toulouse via Lyon et Montpellier, se dégage de
l'alignement et passe doucement devant nous en se
balançant sur ses jambes de train carénées, ses
tuyauteries d'échappement modifiées émettant un grondement
assourdi. Tandis qu'il vire, l'effet stroboscopique des
projecteurs fluorescents donne l'impression que le disque
des hélices bleu acier à bouts jaunes s'arrête, puis
tourne en sens inverse transformé en hélice à six pales.
A côté de nous est parqué le DC-3 qui va bientôt s'envoler
pour Pau, via Bordeaux et Toulouse, plus loin on charge
celui de Brest via Rennes, puis encore un autre, rentré il
y a une demi-heure à peine du bref service Paris-Lille et
retour, qui va repartir pour Strasbourg avec escale à
Bâle-Mulhouse. Les uns et les autres desservent
régulièrement quinze villes, transportant chaque nuit
quelque 60 tonnes de courrier, et tous les avions ont fini
leur service au plus tard à quatre heures du matin.
Je suis alors monté sur le haut escabeau branlant, et j'ai
franchi le pas qui le séparait de l'appareil ; la porte
fut fermée. Il y avait effectivement une bonne place pour
un passager dans l'espace vide séparant la cloison de la
première soute et le poste de pilotage proprement dit.
Le Commandant de Bord, le co-pilote et le mécanicien
étaient en train d'exécuter la check-list avant démarrage,
je m'assis sur un siège à l'écart pour ne pas les gêner.
L'équipage à trois est standardisé sur tous les avions de
la Postale, ainsi que toutes les check-lists et procédures
et quand cela est possible, les instruments de bord. Les
équipages passent du DC-3 au DC-4 assez fréquemment, aussi
les planches de bord des deux types d'avions ont-elles été
rendues aussi semblables que possible.
Des lampes témoins clignotaient et s'atténuaient, des
moteurs électriques ronronnaient avec frénésie, puis un
grondement se fit entendre, accompagné d'un épais nuage de
fumée ; une à une les hélices Hamilton se mirent à tourner
par saccades, puis leur rotation devint régulière, et peu
après, le F-BFCQ, ses feux de position clignotant et ses
hélices semblables à des disques scintillants, roulait
majestueusement sur le tapis des lueurs bleues de la voie
de circulation. je me fis la réflexion que quelqu'un
devrait écrire un poème sur les feux de balisage des voies
de circulation d'un aéroport.
A 23 h 05 exactement, nous avons marqué imperceptiblement
l'arrêt à l'entrée de la Piste 21 (que le Contrôle
s'efforce toujours de donner aux avions de la Postale car
c'est celle qui est le plus près de leur aire de
stationnement), avant de procéder au point fixe. Le
mécanicien avait rabattu son siège entre les deux pilotes
et effectuait avec eux le contrôle systématique de
multitudes de boutons et de manettes, passant rapidement
d'un interrupteur à un autre sur le panneau de plafond,
comme un organiste de cinéma, sélection des magnétos,
manœuvre du dispositif de changement de pas des hélices,
tous les gestes vitaux clé la longue liste se succédaient
: enfin, à 23 h 15 précises, l'avion s'aligna sur la
piste, le pilote lâcha les freins, et nous partîmes.
Le décollage fut très rapide. La poste est un fret de
densité plutôt faible -le facteur de charge de la Postale
fut en moyenne l'année dernière de 73 % en poids- et
quoique les compartiments grillagés de la cabine derrière
nous fussent remplis jusqu'au plafond, notre poids total
n'était que de 28.200 kg, Un grondement assourdissant
accompagna la vigoureuse accélération : à 100 km/h le
pilote dégagea la roue avant, à 145 il effectua la
rotation et à 175, nous étions en l'air, tandis que les
plots au sodium ralentissaient et disparaissaient sous
nous, remplacés bientôt par le scintillement de toute la
banlieue parisienne. Les lampes témoins du train
d'atterrissage passèrent du vert au rouge, on entendit le
choc sourd de la roue avant rentrant dans son logement,
cependant qu'une légère odeur de brûlé, provoquée par le
frottement du pneu contre ses patins de freinage,
parvenait jusqu'à nous. Le mécanicien ramena les moteurs à
la puissance de montée, l’œil fixé sur le synchroscope et
manipulant délicatement les leviers de pas des hélices
extrêmes ce qui eut pour conséquence de remplacer le
grondement par des battements rythmés, puis par un
ronronnement égal.
Avec un badin a 255 km / h et un vario à 4 m/s le Douglas
continuait vivement à monter en direction de la balise
Paris Est, notre premier point de report, pour survoler
ensuite le point de contrôle de la Zone Terminale de Paris
à Bray. A l'extérieur, le ciel était d'un noir d'encre. De
temps à autre, loin en dessous de nous, apparaissait une
lumière isolée, brillante comme un joyau, Sur la gauche,
je distinguais sur la nacelle extérieure le tremblotement
bleu-argent du reflet des flammes d'échappement.
Le poste de pilotage, avec ses trois occupants était le
centre de toute l'activité à bord. Quel sujet pour un
peintre! Lorsqu'on pilote soi-même de nuit, comme cela
m'arrive parfois avec des bimoteurs légers, on est trop
absorbé par les exigences du matériel pour pouvoir
s'occuper du pittoresque; mais je pouvais maintenant
goûter ce spectacle saisissant, auquel participaient le
léger sifflement du chauffage, les graduations et les
aiguilles blanches des instruments se détachant sur le
fond noir des cadrans dans la lumière rouge de l'éclairage
d'ambiance et, sur le panneau central, les rangées
d'indicateurs moteurs faiblement illuminées. Sur l'auvent
brillaient les indicateurs et les sélecteurs des VOR No1
et No2. Comme dans tout appareil de cette taille, il y
avait des quantités de cadrans et le pylône était tout
hérissé, dans la pénombre, de leviers et de manettes.
Surmontant le tout, le panneau de plafond laissait voir
des rangées de thermomètres et de manomètres brillamment
éclairés en orange et, derrière eux, encore des rangs et
des rangs d'interrupteurs et de disjoncteurs.
Deux ou trois couches de stratus vinrent à la rencontre de
notre pare-brise, mais par ailleurs la nuit était parfaite
et le ciel très calme. Au moment où ce vol avait été
projeté, j'avais eu vaguement l'espoir de rencontrer un
temps affreux, pour pouvoir écrire un récit plus attrayant
; mais maintenant, à bord de ce grand et rassurant autobus
de l'air, parfaitement stable et aux moteurs
harmonieusement synchronisés, je me trouvais tout à fait
satisfait qu'il en soit ainsi. je ne m'attendais guère
alors à ce que nous réservait l'arrivée à Lyon, notre
première escale.
Le mécanicien venait juste de replier son siège et
m'offrait sa place. L'équipage avait déjà affronté des
temps passablement mauvais et faisait toujours équipe
chaque fois que c'était possible. Notre Commandant de
Bord, homme de grande taille, d'aspect pondéré, au fin
visage spirituel, avait reçu sa formation de base aux
Etats-Unis et parlait un anglais parfait avec un accent
américain; le co-pilote, trapu et brun, était plutôt
timide, quant au mécanicien, c'était un fort gaillard
blond au visage rieur qui avait terriblement le sens du
ridicule. On aurait difficilement pu trouver un trio plus
détendu et plus alerte. Ils n'élevaient jamais la voix, et
ils réduisaient le trafic radio au minimum, comme des
chasseurs.
Sous la lumière atténuée, nous étudiâmes les cartes de
radio-navigation et le Commandant m'expliqua la
situation. "Voilà Auxerre" dit-il en montrant loin
au-dessous de nous un scintillement de lumières sur la
droite. "Nous ne suivons pas les routes aériennes, comme
vous le voyez, nous pointons directement sur Lyon".
Ce point était intéressant. La route classique pour Lyon
est soit vers l'est par les routes Amber 1 et Amber 6 via
Dijon, soit plein sud par Amber 2 jusqu'à Moulins où l'on
vire sur la Red 25. Mais il y a un accord entre le
Contrôle de la Circulation Aérienne et la Postale de Nuit
grâce auquel, chaque fois que les conditions le permettent
(ce qui est généralement le cas car les gens de la Postale
volent tard, à un moment où le trafic est ralenti), on
donne à ces derniers un itinéraire direct permettant de
gagner du temps et de respecter l'horaire aussi
rigoureusement que possible. En conformité avec cette
procédure, la Postale a donc ses propres cartes de
radio-navigation imprimées spécialement pour elle par Air
France, Ces cartes indiquent les routes directes, ainsi
que les villes pouvant servir pour le repérage visuel dans
les régions où l'infrastructure radio est clairsemée. Sur
notre itinéraire particulier, c'étaient Auxerre, Avallon
et Autun. La durée moyenne des étapes sur l'ensemble du
réseau de la Postale est faible - 75 minutes - mais sur
chaque segment, les équipages pratiquent avec beaucoup
d'exactitude la navigation à l'estime, contrôlée par les
auxiliaires précieux que sont entre autres les radiales
VOR.
Peu avant de nous signaler par le travers de Moulins, nous
captâmes une prévision météo de Genève, dont la FIR est
toute proche, donnant pour Lyon une visibilité de 1.600 m,
tombant jusqu'à 1.000 m avec ciel clair. C'était parfait,
quoique j'eusse pu facilement me satisfaire d'un peu plus.
Minuit. Encore trois-quarts d'heure avant que nous ne
commencions notre approche : il était temps que j'aille
jeter un coup d’œil sur notre chargement.
La soute se présentait sous l'aspect de 12 m de couples et
de lisses, non insonorisés, tout proches les uns des
autres et recouverts de peinture d'aluminium, avec sept
cellules grillagées d'alliage léger non protégé sur chaque
côté. Empilés dans ces cellules et retenus par des filets
de fortes sangles de toile, s'amoncelaient les
innombrables sacs postaux marrons, et au-dessus de chaque
cellule, une plaque indiquait le nom des villes
destinatrices, Toulouse, Montpellier, Lyon‑Ville...
L'endroit était froid et rébarbatif, désert et bruyant
avec son plancher nu, et il y flottait une odeur
élémentaire et fade de métal glacé. 
Nous traversâmes brusquement des turbulences, et
l'appareil se mit à frémir, montant et descendant. Me
cramponnant au flanc d'un sac postal, sentant sous mes
doigts à travers la rude toile, des bosses, des objets
minces et des formes bizarres, je regagnai l'avant en
titubant. Près de la porte du poste, l'air devenait
imperceptiblement plus chaud et se chargeait d'une
accueillante odeur de tabac français , le Commandant avait
allumé un mince et long cigare. L'allumage du phare de nez
révélait des rangs de nuages se précipitant vers le
pare-brise, mais ce n'était que local et nous ne tardâmes
pas à nous retrouver en ciel clair.
Cette heureuse situation n'était malheureusement que
temporaire. L'équipage hélas, avait de bonnes nouvelles
pour moi , je lisais sur leurs visages. Comme nous
approchions de Mâcon, invisible, Lyon avait annoncé 300 m
de visibilité avec 6o m de plafond et tendance à
l'aggravation rapide. Mon Dieu, me dis-je, cette fois, ça
y est. C'était déjà la moitié des minima acceptables pour
les vols passagers, et ça allait empirer. Il semblait
également que l'équipage se contentât des minima en
matière d'aides à la navigation: deux VHF, deux VOR, deux
radio-compas, les ILS, les récepteurs de balises et un
radio-altimètre. En s'alignant sur la radiale à 180° du
VOR de Lyon, nous réduisîmes la pression d'admission à 28
pouces et commençâmes notre descente.
A ce moment, en nous penchant en avant dans la zone chaude
au-dessus de la vaste planche de bord toute illuminée,
nous pouvions apercevoir le feu de balisage au sommet du
Mont Cindre, tout entouré de brouillard effiloché en
écharpes d'un blanc laiteux sur la campagne. Lyon-Ville
formait une tache légèrement plus pâle. Nous avions en
dessous de nous le DC-3 de la Postale venant de
Montpellier et faisant sa deuxième tentative
d'atterrissage: il signalait que la visibilité était
maintenant tombée à 100 m, et qu'elle continuait à
baisser. "Voilà, Monsieur", s'exclama mon ami le
mécanicien, se tournant vers moi avec un large sourire,
"Vous êtes servi, Brouillard".
Quelque part, caché. en dessous se trouvait l'aéroport.
Nous suivîmes en sens inverse le faisceau de l'ILS,
relevant les balises à mesure que nous nous éloignions de
la piste, puis nous commençâmes notre virage de procédure
pour revenir sur l'ILS de la façon habituelle. Lentement,
très lentement, l'aiguille du localizer reprit la position
verticale : les compensateurs de gouvernes furent réglés
an début de l'approche, et l'équipage se prépara à
l'action. Tandis que le bruit du verrouillage du train se
faisait entendre, j'avais demandé au Commandant s'il
préférait que je me tienne à l'écart, et il m'avait
répondu avec le sourire "Evidemment si vous restez là
debout, ce serait impossible".
Le Centre d'Exploitation Postal pose, à l'intention de ses
équipages, deux principes hautement logiques et
probablement uniques en leur genre pour les cas où l'avion
rencontre du mauvais temps. Le courrier doit passer:
l'opiniâtreté et la volonté de réussir sont essentielles.
En conséquence, et dans les limites imposées par les
règlements de sécurité, les équipages prennent seuls la
décision correspondant à une situation donnée et vont
jusque-là où ils estiment que leur compétence le justifie.
Ils sont conscients, en agissant de la sorte, du fait
qu'ils n'ont pas à avoir la préoccupation des dégâts
légers que pourrait subir leur machine, car ils n'en
seront pas systématiquement tenus pour responsables. Peut
être à cause de cette liberté d'esprit, le taux des
accidents est merveilleusement bas, un seul accident grave
au cours des quinze dernières années.
Le pilotage dans les conditions minimales a fait l'objet
d'études très poussées de la part de la Postale, et il en
est résulté une procédure qui, quoique standardisée, est
très souple. Il est assez étonnant de noter qu'il n'existe
aucune formation synthétique; la remarquable coordination
entre les membres de l'équipage est obtenue par la
pratique et par l'application constante de la procédure
quel que soit le temps.
Chaque équipage accomplit quelque 50 atterrissages par an
avec visibilité horizontale de 150 m ou moins. Chacun de
ces atterrissages suit ce que l'on pourrait appeler le
concept des minima sélectifs; la combinaison de la
procédure et de l'expérience permet de réduire les limites
jusqu'auxquelles on peut descendre, et il en résulte un
rétrécissement de la marge séparant ce qui est
généralement considéré comme acceptable et ce qui peut
effectivement être réalisé. Ce fut pour moi une expérience
extraordinaire que d'assister à l'application de ce
concept, et de voir avec quelle facilité chacun des
membres de l'équipe peut lire les pensées des deux autres.
Suivant la procédure normale, c'est le Commandant de Bord
qui pilote en observant l’ILS, tandis que le co-pilote
vérifie le temps écoulé entre les balises et relève les
repères visuels. Le mécanicien sort le train, règle les
puissances des moteurs et, ce qui constitue un élément
essentiel de l'opération, annonce l'altitude fournie par
la sonde altimètrique tous les dix pieds. L'utilisation
systématique du Radio-Altimètre par tous les temps est une
particularité intéressante des procédures de la Postale.
Si la visibilité réduite exclut une percée normale, on
procède à ce que l'on appelle une présentation: ce sont
des passages à la vitesse d'approche finale, à puissance
constante, et à basse altitude, qui sont poursuivis en vol
horizontal si aucun contact visuel avec le sol n'a pu être
établi. Cependant, si l'on peut distinguer le halo des
feux d'approche, la descente continue ; si elle a été
interrompue, elle est poursuivie lorsque le halo est
visible. L'atterrissage n'est entrepris que s'il y a
unanimité entre les membres de l'équipage sur
l'identification des feux et en particulier ceux du seuil
de piste. S'ils peuvent se poser au cours de la première
présentation, ils le font évidemment. Le but recherché au
moment délicat et précis où est réalisé le contact visuel
est de ne manœuvrer l'appareil qu'au minimum, et le CEP a
donc entrepris des essais d'atterrissage très poussés
lorsque les DC-4 furent mis en service pour déterminer les
puissances moteurs et l'angle de braquage des volets pour
lesquels l'arrondi est minimum. Avec le braquage
finalement retenu, 25°, la rotation entre l'incidence
d'approche et l'attitude de l'avion au sol ne correspond
guère qu'à deux fois la largeur de la barre d'horizon de
l'horizon artificiel.
Lyon est mal située, au fond d'une cuvette dont les bords
sont élevés et hérissés de sommets. Le DC-3 qui nous
précédait avait repris le chemin de Paris, en signalant
que la visibilité n'était que de 80 m à peine. Pour nous
encourager, la tour ajouta que son passage avait peut-être
dissipé le brouillard pour nous faciliter l'arrivée...
"Ah", dit le mécanicien, "dans un DC-3, on peut se poser
en zéro-zéro". Puis, se tournant vers moi - "Voyez-vous la
piste, Monsieur?" Non je ne la voyais pas. Si, peut-être,
une faible lueur orange de la grandeur de la main.
"Volets". Les volets sortent de 15° le plancher s'enfonce,
et je prends des notes un genou au sol. Vitesse 255 km/h,
descente à 1,5 m/s. La turbulence augmente légèrement...
faut-il en éprouver quelque inquiétude, ou est-ce moi qui
m'affole? La lampe-témoin de la balise extérieure commence
à clignoter -légère inclinaison à gauche, vitesse 210. Le
pilote compense délicatement. Je n'ai pas encore vu le
terrain pendant une seule seconde. Les volets sont
maintenant à la position maximum pour la présentation
-25°- on augmente la puissance et on compense à nouveau
pour une vitesse de 185 km/h. Le vrombissement des quatre
moteurs devient plus insistant et l'appareil se balance
doucement, comme s'il était en équilibre sur une tête
d'épingle. Le mécanicien se penche en avant et met les
hélices au petit pas, le pilote envoie un coup de phare
très bref pour apprécier la qualité du brouillard. Le
pinceau blanc se heurte à un banc épais et horizontal qui
nous barre la route à 30 m en dessous de nous.
Notre altitude est maintenant passablement faible.
L'aiguille de la trajectoire de descente de l'ILS est bien
horizontale, l'aiguille verticale oscille légèrement. Le
faisceau est visiblement dévié à cet endroit. "Quatre
cents pieds" annonce le mécanicien. "Vingt-deux" répond
calmement le pilote, et la pression d'admission redescend
à 22 pouces... Nous y sommes, nous traversons un épais
brouillard orange, comme si nous volions dans un bas de
laine. La différence de couleur de l'atmosphère provoquée
par les feux au sodium est à peine sensible, mais elle
s'accentue maintenant.
"Cent quarante pieds" annonce le mécanicien lisant le
radio-altimètre, "cent trente, cent vingt, cent dix..."
-"Vingt-trois " demande le pilote.
"Quatre-vingt dix, quatre-vingt, soixante-dix...
Soixante-dix pieds!"
Quelque chose de brillant passe rapidement sous
nous.
Remise des gaz!
C'est affolant. Les moteurs accélèrent, le train rentre.
Le bruit devient intense, et nous grimpons sous l'angle
maximum, avec un palier à la fin qui divise mon poids par
deux. Il y a, quelque part devant nous, quelques hautes
cheminées. Il règne dans le poste de pilotage une
atmosphère aussi calme et compétente que dans une salle
d'opérations... à 41 pouces d'admission et 2.5oo t/m, nous
remontons à 600 m, où l'équipage fait une rapide analyse
de la situation.
Qu'est-ce que chacun a vu? Le pilote a identifié les feux
verts d'entrée de piste, mais seulement en descendant
jusqu'à 70 pieds. J'avais là un bel exemple de l'entente
tacite entre les membres de l'équipage ; ils avaient prévu
une présentation à 100 pieds, mais à partir du moment où
personne n'avait rien aperçu à cette altitude, aucune
parole n'avait été nécessaire pour que l'accord se fît sur
une nouvelle tactique. Le Commandant de Bord avait repéré
un plot au sodium, mais il avait trouvé que nous étions
trop hauts pour tenter un changement d'attitude sur
repères visuels. Le mécanicien n'avait rien vu du tout,
mais sa voix n'avait trahi aucune anxiété tandis que
l'avion descendait au-dessous de l'altitude prévue. Il
savait très bien ce que le Commandant avait en tête.
Deuxième approche. Le pilote décide d'exécuter une
présentation à 50 pieds. La tactique est modifiée en
conséquence : tenant compte du rôle d'entraînement sur
place que doit constituer chaque phase du travail de la
Postale, il confie la surveillance de l'ILS et là commande
des puissances moteurs et du braquage des volets au
co-pilote, tandis qu'il se charge du pilotage en contact
visuel. Ils se remettent au travail, avant pris pleinement
conscience de leurs rôles respectifs. Nous voilà à nouveau
en virage de procédure pour une nouvelle tentative.
Les moteurs ronronnent régulièrement, le train est sorti
et verrouillé. Le co-pilote a suspendu un écran au-dessus
du tableau de bord de son côté, pour ne pas être distrait
par quoi que ce soit à l'extérieur lorsque les choses vont
devenir intéressantes. L'aiguille de la trajectoire de
descente regagne lentement l'horizontale - la puissance
est réduite légèrement et la vitesse de descente est
stabilisée. Où diable se trouve donc la piste? La
concentration est si intense qu'elle est presque palpable,
et j'éprouve un sentiment de culpabilité à rester inactif.
En bas, quelques lumières isolées, au ciel, les étoiles.. Le
brouillard s'étire en longues bandes blanches sur la
campagne invisible dans l'obscurité, quoiqu'on distingue
par-ci, par-là quelques îlots sans brouillard. Derrière le
pare-brise, il n'y a qu'un néant sombre dont le vide est
décourageant.
Hé, voilà la piste, droit devant ! Je ne la reconnais que
parce qu'on me la montre, petite tache terne d'un jaune
pâle. La rapidité avec laquelle la situation évolue tandis
que le Douglas s'enfonce dans le "coton" a quelque chose
d'inquiétant.
Maintenant, on ne voit plus rien du tout. Il n'y a plus que
les chiffres roses des instruments, les voix pensives
annonçant les régimes et les altitudes, tandis que défilent
rapidement les dizaines de pieds...
"Laissez-là, ne corrigez plus".
"Soixante-dix, soixante, cinquante,cinquante..."
"augmentez la puissance"; l'espace d'un instant, j'ai pu
reconnaître un feu au sodium !
La deuxième remise des gaz s'effectua dans un vacarme
assourdissant ; une seconde plus tard, la piste était à
nouveau perdue dans le brouillard et je regagnai mon siège
en titubant sur le plancher en pente.
Les jambes molles, je remarquai les phares d'une voiture sur
une grande route au-dessous de nous, là, au moins, il n'y
avait pas de brouillard. Est-ce que tout cela avait été
organisé spécialement à mon intention? Pourrions nous jamais
arriver à poser ce sacré «taxi"? Aucun des membres de
l'équipage, aussi impassibles que s'ils avaient goûté le
bouquet d'un vin rare, ne semblait avoir le moindre doute à
ce sujet.
Nous pourrions certainement croire sur parole au renom de la
Postale et pousser jusqu'à Marseille. Nous avions du
carburant à revendre, car nous avions quitté Paris avec
7,730 litres et cet engin ne devait guère consommer plus de
950 litres à l'heure.
L'analyse de la seconde approche montre que nous étions un
peu à gauche du faisceau, et trop haut. Personne n'a vu
cette fois les feux d'entrée de piste. La piste n'est pas
tellement longue, m'explique le Commandant 1.800 m et il
faut être placé avant l'arrondi.
La visibilité n'est plus maintenant que de 50 m, avec un
plafond de 15 m : suivre l'ILS et commander les réglages,
c'est visiblement plus que ne peut faire un seul homme dans
ces conditions ; aussi les responsabilités vont-elles être
réparties autrement pour notre prochaine approche. Le
co-pilote s'occupera uniquement de l'ILS tandis que le
Commandant se chargera du contact visuel et indiquera au
mécanicien les changements de puissance nécessaires. Le
travail devrait être ainsi mieux réparti.
Nous voilà donc entreprenant notre troisième approche.
Pendant que l'avion ronronne calmement le Commandant de Bord
observe le brouillard comme un épervier, appréciant
l'importance des corrections éventuelles il les transmet
tranquillement au co-pilote.
"Trois cent quarante-huit degrés, c'est bien...
"Trois cent quarante-sept - volets à vingt-cinq, s'il vous
plaît, vingt-deux pouces...
"Trois cent quarante-sept ... Gardez-ça...c'est très bien
Nous nous glissons à nouveau dans la crasse et mes sens
s'émoussent, comme si j'avais du coton dans les oreilles.
L'altitude diminue rapidement, très rapidement.
"Quatre-vingts pieds" signale le mécanicien, "Soixante-dix,
soixante"
Je n'y vois goutte. "Cinquante, quarante, trente...
Puis, brusquement, tout semble arriver à la fois. En
regardant devant moi à travers le pare-brise, il m'est
absolument impossible de déterminer notre altitude, voici un
feu au sodium, puis un autre. Le Douglas se met à descendre
en glissade. Pourquoi diable les roues ne touchent-elles
pas?
Tandis que je reprends mon souffle -et que je le retiens- on
distingue soudain les feux de piste qui défilent rapidement
comme des fantômes... puis un quart de seconde plus tard
nous nous enfonçons et touchons la piste avec une légère
plainte des pneus et une secousse juste suffisante pour me
pousser contre le dossier du strapontin du mécanicien.
Dieu soit loué !
Mais, ma parole, la piste est en pente. Elle s'enfonce comme
le pont d'un porte-avion dans la houle, J'ai complètement
perdu la notion de la verticale... cette chute de travers
n'était qu'une correction latérale suivie du décrochage.
Le pilote freine, freine toujours plus fort... La
décélération me repousse contre le siège du mécanicien et je
me retrouve en train de souffler dans son cou puissant, mais
je parviens à m'en écarter et je tombe aussitôt sur le
plancher. On y est moins précairement installé. je m'assois
en soufflant et en m'ébrouant, me demandant si mes lecteurs
croiront jamais ce qui vient de m'arriver.
Pendant que notre vitesse tombe à l'allure bienvenue de 20
km/h, puis de 10, le Commandant commence paisiblement à
faire, pour l'édification de son équipage, la critique de
l'atterrissage et à tirer des conclusions. Mais il est
obligé de s'interrompre un
instant pour essayer de trouver le croisement des pistes. Il
ouvre le panneau d'angle du pare-brise et passe la tête
dehors, bientôt pris a la gorge par les volutes de vapeur
d'eau ; les freins gémissent tandis que nous contournons,
très lentement, les feux à demi-cachés de la voie de
circulation.
Enfin, nous arrivons à l'aire de stationnement. Ses
projecteurs habituellement brillants, qui sont fixés sur le
bâtiment de l'aérogare, ne sont que de faibles lueurs dans
la crasse jaunâtre. Un coup de manette des gaz sur le moteur
deux qui mugit comme un réacteur pour faire pivoter l'avion,
et les quatre hélices ralentissent dans un bruit de plus en
plus faible, pour s'immobiliser enfin.
Pendant que le tracteur nous tire en marche arrière dans la
faible clarté des projecteurs afin que le déchargement
puisse commencer, le Commandant continue son exposé. Il
félicite le co-pilote de son approche ILS –‘’Vous voyez
l'intérêt qu'il y a à pratiquer la procédure et à la
posséder parfaitement‘’.
A ce moment, la porte située dans la cloison derrière moi
s'ouvre et un petit homme coiffé d'un béret fait irruption
dans le poste de pilotage avec un sourire de bienvenue et
des gouttes de brouillard dans les sourcils. Étouffant une
quinte de toux, il serre les mains à la ronde à toute
allure, attrape un sac postal qui vient d'arriver
brusquement de la cabine, puis un autre, puis encore un
autre, et les jette dans la glissière qui les amène au sol.
Des monceaux de sacs marrons, ornés du coquet insigne des P
et T, prennent le même chemin. On entend à l'arrière le
bruit d'une activité intense ‑on charge en effet d'autres
monceaux de sacs postaux simultanément.
Voici le Commandant de Bord qui arrive, se frayant un chemin
au milieu de toute cette manutention, et j'ai juste le temps
de composer mon attitude et d'avoir l'air d'être en train de
lire paisiblement. C'est d'ailleurs une simple façade, car
le flegme que j'aurais dû traditionnellement conserver en ma
qualité de Britannique, a disparu à jamais. "Dites-donc", me
dit-il avec un sourire satisfait, "nous avons choisi cet
atterrissage spécialement pour vous". je répondis
faiblement. "Ce qu'il y a de bien avec le brouillard"
continua-t-il pensivement, "c'est qu'une fois qu'on en est
venu à bout, une amélioration même insignifiante de la
visibilité semble magnifique. Et l'atterrissage est
sensiblement plus facile que le roulage car il n'y a pas le
défilement des feux pour vous aider. La prochaine fois que
vous viendrez avec nous, il faudra que nous vous fassions
faire une belle approche par temps bouché à l'une de nos six
escales qui n'ont qu'un localizer d'ILS. Là, c'est nous qui
nous construisons notre propre trajectoire de descente avec
un compte-secondes".
L'idée de se poser avec de tels minima sans l'aide d'un
faisceau de trajectoire de descente me parut si effrayante
que je ne pus que grommeler une vague réponse et dégringoler
l'escabeau pour aspirer quelques bouffées d'air. Même
maintenant quand j'y repense, j'en ai des sueurs froides. je
partis à toute allure en direction de l'aérogare.
Le personnel savait sans aucun doute où me trouver, car peu
après, on tambourina sur la porte et j'entendis "Monsieur!
On vous attend" . Grands Dieux, l'escale n'avait duré que
huit minutes. On n'allait sûrement pas repartir par un temps
pareil... mais si, les camions des Postes étaient déjà
partis, et les moteurs électriques étaient en train de
ronronner lorsque je remontai hâtivement dans la chaleur du
poste de pilotage. J'eus le temps de m'excuser auprès du
mécanicien d'être tombé sur lui au moment de l'atterrissage.
"Aucune importance" m'assura-t-il. "je ne m'en suis même pas
aperçu. je guettais la piste dehors".
Nous cherchâmes notre chemin tout à fait à tâtons. Les
conditions étaient devenues épouvantables et l'on ne pouvait
pas voir la ligne médiane de la piste. Mais malgré tout, les
moteurs furent lancés à pleins gaz, la roue de nez se
souleva, je dus me cramponner à la corde à nœuds
d'évacuation pour lutter contre l'accélération, et nous nous
envolâmes. Nous avions été totalement captifs de la crasse
et l'instant d'après nous avions une vue claire en dessous
de nous sur les lumières des maisons et des voitures. "Voilà
" dit le Commandant." Plus un gramme de brouillard. C'est la
vallée du Rhône et tous les plans d'eau des alentours qui
amènent le brouillard en cet endroit".
Une fois que nous eûmes à nouveau pris le cap du sud, le
mécanicien, à ma grande surprise, tellement il
m'apparaissait comme le Français type, se mit à faire du thé
avec le contenu d'une boîte portant l'inscription "Thé
Lipton - Dix Sachets Individuels". Il m'en offrit, mais je
préférai une bouteille de Carlsberg sortant de la glacière.
"C'est le brouillard qui donne soif" observa-t-il avec
sollicitude. Vous avez tout à fait raison, mon vieux,
pensais-je en moi-même, mais ce n'est pas pour les raisons
que vous croyez. J'aurais bien aimé boire un Scotch bien
tassé.
Minuit était passé depuis longtemps, et j'acceptai avec
satisfaction le" casse-croûte" qu'on m'offrit - l'une de ces
boîtes carrées en carton qui, sur les lignes aériennes
britanniques contiennent généralement quelques maigres pains
au jambon enveloppés de cellophane. La mienne renfermait du
poulet froid à l'ail, un superbe pâté de campagne, deux
petits pains bien frais et croustillants avec un peu de ce
merveilleux beurre français, un Brie succulent et un
Camembert, ainsi que deux bouteilles du plus délicieux
Bordeaux rouge.
Peu après, nous nous enfoncions à travers l'obscurité
veloutée, vers les lumières blanches à dorées de Marseille,
dont le terrain est caractérisé par la ligne unique de feux
d'approche à main gauche, qui est une disposition préconisée
par Air France et qu'on retrouve dans toute la France. Il
était merveilleux de pouvoir apercevoir les feux au sodium
dont les deux lignes étaient clairement visibles jusqu au
bout de la piste.
Nous n'avions pas plutôt arrêté les moteurs que la pluie de
sacs postaux recommença, cette fois entre les mains d'une
équipe exubérante vêtue de combinaisons blanches dont les
manches étaient relevées jusqu'au coude.
Nous repartîmes après une escale de 12 minutes et pûmes
jouir d'un vol délicieux jusqu'à Nice. Nous contemplâmes le
chaud littoral baigné par la mer sans marée et marqué par de
brillantes taches de lumière, Cannes, entre autres , dont
les lumières étincelaient et dont le front de mer était
souligné par des guirlandes de lampes. Nous traversâmes la
presqu'île d'Antibes (l'Antipolis des anciens, qui fait face
à la ville de Nice) et vîmes sous nous un pays de rêve d'une
pureté de cristal, si surprenant à côté des rangées de nos
instruments aux couleurs rosées, qu'il en paraissait presque
irréel. On aurait plutôt dit un diorama dans une vitrine
dont l'encadrement était constitué par les bords du
pare-brise.
Peu après, nous descendions au-dessus de la mer, sortant le
train et les volets pour l'approche. Le Var, qui se jette
dans la baie à l'ouest de Nice, apporte parfois quelques
stratus à basse altitude, mais pendant tout le reste de
l'année, on peut prévoir une visibilité de 10 km, un vent de
6 à 10 nœuds du 340, et la Sixième Flotte des Etats-Unis
dans le lointain. Ce fut exactement ce qui arriva.
Le Commandant se tient bien droit sur son siège, jetant
parfois un coup d’œil au vario. C'est le dernier
atterrissage du voyage d'aller, et il veut visiblement lui
donner un cachet particulier. Il arrondit doucement, une
légère pause et, avec un bruit insignifiant, les pneus
effleurent le ciment. La rotation se poursuit encore tout
doucement tandis que l'avion décroche imperceptiblement sur
ses amortisseurs, et ce n'est que plusieurs secondes plus
tard que ceux‑ci supportent finalement le poids total de la
machine.
La roue de nez est encore maintenue levée jusqu'à ce qu'au
dernier moment le pilote l'abaisse sans heurt en rendant la
main. C'est vraiment l'atterrissage parfait exécuté à la
perfection.
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