Alexandre Besnier
LE PIEGE
Le chronomètre tourne, égrenant les secondes …
Le pilote lui jette un nouveau coup d'œil : 1 mn 25. Regard bref vers l'altimètre
: 840 pieds.
- " Je suis en retard de 40 pieds " pense-t-il.
- " Admission 20 ". Le mécano réduit un peu les gaz, ainsi l'avion, sollicité légèrement au manche, accentue sa descente sans que la vitesse augmente.
- 1 mn 36 chrono - 710 pieds
- " Admission 22 ".
- 2 mn - 500 pieds. " Très bien, constate-t-il, nous sommes pile sur le plan de descente ".
Le "jeu" consiste en fait à placer l'avion dans l'axe de la
piste en un point qui doit l'amener à 3 minutes de l'entrée de piste (ce
point étant déterminé par un calcul mental en fonction du vent estimé) à
1 500 pieds et à descendre ensuite à 500 pieds par minute pour arriver à
l'altitude 0 à l'entrée de piste.
Ils sont au cœur de la nuit. Le DC 3 et son équipage viennent de quitter les
étoiles. Ils vont s'engloutir dans une masse compacte, froide et hostile.
La météo locale leur a confirmé les dernières observations
: visibilité : zéro, plafond : zéro, brouillard givrant, visibilité
balises : inférieure à 50 m.
2 mn 30 - 250 pieds. 2 mn 40 - 200 pieds. Le mécano lit la
sonde radio tous les 50 pieds : 200, 150 puis " en rafale " 140,
120, 100, 90, 80, 70, …
- " Puissance méto " commande le pilote.
- " Puissance méto " confirme le mécanicien.
- " Les volets 0 ".
- " Les volets rentrent à 0 … volets 0 ".
- " Le train rentre ".
- " Le train rentre … train rentré ".
Le pilote reprend de l'altitude en conservant l'axe de piste grâce aux
indications radio fournies par une station au sol.
Au passage de la verticale de cette station, le pilote arrête
son chronomètre et compare le temps qu'il avait calculé avec le temps réel
: c'était bon, mais les pilotes n'ont rien vu, pas même la lueur d'un des
puissants projecteurs au sodium qui balisent l'approche de la piste et la
piste elle-même. Une vraie " purée de pois " à couper au couteau,
qui attend que son piège se referme sur ces fous qui osent l'affronter, la
provoquer, la défier.
Le Pilote (on dit maintenant le commandant de bord, le copilote
étant devenu pilote), responsable de l'avion, de son précieux chargement
(une seule de ces lettres peut apporter tant d'amour !) et de la vie de ses
deux adjoints, a tellement envie de refaire un essai … mais !… Il sait, il
est sûr que c'était bon, mais " c'était "
… C'est du passé …
Et si, en recommençant avec les mêmes données, un peu de vent se levait et
faussait de quelques secondes ce qui était bon ? Non, il n'a pas le droit,
car il sait, et tous dans l'avion savent que, pour réussir, il faudra
descendre beaucoup plus bas, aller " chatouiller " le piège tendu
… " Beaucoup " plus bas que 21 mètres …
Non, il va prendre la décision d'aller ailleurs. Alors le mécano, lui qui ne
voit rien car il est bien trop occupé à surveiller ses moteurs, à lire
l'altimètre radio, lâche, presque en colère :
- " M…, tu ne vas quand même pas laisser ça là, mon papa !
Quel cadeau !
Le copilote, consulté, étant d'accord, ils iront chatouiller
le piège.
Et tout recommence …
… 150, 140, 120, 100, 80, 70, 60, - la voix s'enfle un peu - 50, 40, 30, en même temps, le copilote crie : " Un pot, les verts " (traduisez : une balise, entrée de piste) …
Le piège ne s'est pas refermé, ils roulent sur la piste, peut-être avec
un léger sourire.
Les balises sont invisibles, ils restent là, immobiles. La
voiture des PTT a mis un quart d'heure pour trouver l'avion sur la piste (pas
question de pouvoir aller au parking)
Ces minutes intenses, où chacun était tendu vers le même but
avec une confiance réciproque, étaient le fruit des nuits passées ensemble
à " traquer le gonio " et des journées d'escale où les
casse-croûte pantagruéliques, les parties de chasse dans les vallées des
Pyrénées ou la pêche dans les torrents étaient toujours partagées.
Il y a plus de vingt ans de cela … (1)
Le copilote est devenu un " vieux " commandant de
bord, sur longs courriers. Le mécano a choisi d'aller voir, au-delà de la
purée de pois, si le ciel est toujours bleu. Le commandant de bord de
l'époque vient de relire ce " papier ".
Il est bien mélancolique …
(1) écrit en 1988