Jean Belotti  chronique de novembre 2001

L’étude des dangers

*Le stress post-traumatique après l’apocalypse 
*Danger et risque 
*La prévention 
*Le principe de précaution 
*Comment ce principe peut-il être prescrit? 
*Le principe de précaution s’applique-t-il au Transport Aérien? 
*Le principe de précaution s’applique-t-il aux Commandants de bord? 

* Le stress post-traumatique après l’apocalypse

La terrible catastrophe du 11 septembre 2001 a touché des milliers de victimes (rescapés de l'accident, blessés ou même ceux qui, physiquement indemnes, ne le sont pas forcement psychologiquement,...) et leurs familles. De nombreuses autres sauveteurs ont également été impliqués: pompiers, médecins, secouristes, intervenants bénévoles, témoins, ouvriers qui, ayant pris le relais, passent toutes leurs journées sur les décombres.
Toutes, à des degrés divers, ont été traumatisées et sont en état d'angoisse, de stress, d'affliction et de désarroi émotionnel. "C’est la raison pour laquelle sont désormais systématiquement mis en place des dispositifs composites de soutien psychologique, comprenant une partie médico-psychologique assurée par des personnels médicaux, et une partie de simple soutien socio-psychologique, assurée par des personnels non médicaux, mais spécialement formés à cette mission de soutien", nous dit le médecin Général Louis Crocq [a]. 
Il indique également que le "debriefing" pratiqué pendant les quinze premiers jours, individuellement ou en groupe, "a pour fonction de réduire les symptômes du stress et de prévenir plusieurs effets différés".
Or, il est bien connu que la mémoire collective étant volatile, l’oubli s’installe lentement. La vie reprend ses droits. Parfois, une autre catastrophe recouvre la précédente. C’est ce qui s’est passé avec l’explosion d’une usine chimique à Toulouse, avec toutes les désastreuses conséquences qui en sont résultées. 
Ces deux dernières catastrophes ont causé la mort de milliers d’innocents. Des centaines de blessés ont été dirigés vers les hôpitaux. En tenant compte de tous ceux qui composent le proche environnement familial et social de chacune des victimes, ce sont des dizaines de milliers de personnes sur lesquelles le deuil est tombé. Malgré la manifestation de notre compassion et de notre solidarité, elle n’oublieront pas de si tôt ces tragédies. Elles se demanderont longtemps si elles n’ont pas fait un cauchemar et essaieront de comprendre le comment et le pourquoi des choses. 
Puis, comme vous et moi, elles tenteront de trouver des éléments de réponse dans les concepts cités à la suite des douloureux événements vécus. Tout d’abord, des précisions sont souhaitées quant aux notions de danger, risque et prévention. Puis, la curiosité porte sur la façon dont les hommes politiques et les pilotes appliquent le principe de précaution. Ces interrogations me donnent le thème de cette chronique. TOP

* Danger et risque

C’est le concept de risque technologique majeur qui est à l’origine de la cindynique [b] ou science du danger. Elle étudie les phénomènes diffus des grands systèmes complexes, dont les dysfonctionnements - selon leur intensité - peuvent conduire: à l’incident, à l’accident, à la catastrophe, à la catastrophe majeure et à l’apocalypse.
Le danger est une situation où l’on a à redouter un mal quelconque. Il est généralement signalé par des panneaux. Exemples: "Danger de mort" sur la porte d’entrée des transformateurs électriques de haute tension. "Ralentir - Danger" sur une autoroute où vient de se produire un accident ou sur laquelle des travaux sont en cours. 
Une fois la connaissance de l’existence du danger, la question qui se pose est de savoir quelle est sa nature, autrement dit "qu’est-ce qu’on risque?" En clair, quelle est la probabilité de sa manifestation? Aucune, si on ne s’expose pas au risque d’être électrocuté, c’est-à-dire si on ne force pas la porte du transformateur. Aucune si on roule lentement? Non, car le danger peut provenir d’une autre voiture roulant trop vite et n’ayant pu freiner à temps avant l’impact contre votre propre véhicule. On conçoit, déjà, que donner une probabilité à cette hypothèse n’est pas aisé. Les spécialistes disent que le risque n’est pas nul. 
Court-on un risque du simple fait de vivre? Oui. Celui de mourir, pour de multiples causes: pot de fleurs qui tombe sur la tête d’un passant; balle perdue qui tue un père de famille devant ses deux enfants en bas âge; autre conducteur qui - traversant une forêt au lever du jour - meurt d’un coup de sabot de cerf en pleine tempe, la hauteur du saut pour éviter la voiture ayant été insuffisante de quelques millimètres,... Ce risque n’est pas mesurable. On le qualifie de fatalité. La cause en est le hasard. 
Court-on un risque en prenant l’avion? Oui, comme en utilisant tout autre mode de transport. Mais, ici, la probabilité de la réalisation du risque a été appréhendée par les statistiques. On dira, par exemple, qu’il y a une chance (ou plutôt "malchance") sur un million pour que tel ou tel accident se produise. Cette information scientifique est-elle suffisante pour justifier la décision de prendre ou de ne pas prendre l’avion? Non, car cette donnée chiffrée est interprétée de façon très différente par les quidams que nous sommes. En effet, la perception que nous avons de la probabilité de la réalisation d’un risque est tout à fait irrationnelle. C’est ainsi qu’au départ d’un week-end de Pâques, les services compétents déclareront, par exemple, qu’en fonction de certains paramètres (prévision météorologie, nombre de voitures vendues, évolution du pouvoir d’achat, etc...) il y aura 450 morts sur les routes de France. La réalité ne sera pas loin des estimations. Or, ce jour là, aucune des personnes qui se sont engagées sur notre réseau routier ne pense qu’elle sera concernée et roule sans presque aucune appréhension. En revanche, la plupart des passagers ont peur de prendre l’avion, lequel est, de toute évidence, un transport beaucoup moins dangereux que le transport routier. Pourtant, de façon totalement irrationnelle, nos concitoyens acceptent de payer un tribut de 8.000 morts par an (sans oublier les centaines de blessés) sur les routes, mais n'acceptent psychologiquement aucun mort par accident d'avion! 
Il s’agit donc d’analyser nos comportements quant à la prise de risque, sachant que dans nos sociétés, de plus en plus complexes, le risque zéro n’existe pas. Mais, il faut bien prendre en compte qu'au-delà des données scientifiques, techniques et statistiques, d'autres critères seront finalement pris en compte pour guider le choix des décideurs.  TOP 

* La prévention

Puisque le risque existe, peut-on s’en prémunir? La société peut, à tout le moins, le limiter par des mesures préventives. La prévention est l’ensemble des dispositions que l’on prend face à un danger pour réduire le risque qu’il représente. Pour ce faire, cela implique de connaître l’existence du danger et la probabilité de sa réalisation. On connaît tous la médecine préventive, la prévention routière, la prévention des accidents du travail. 
La prévention des accidents aériens fait l’objet de très nombreuses mesures, vérifications, précautions, redondance des systèmes, dispositions diverses afin de prévenir non seulement les accidents, mais également les incidents. Un effort particulier a été développé depuis quelques années en ce qui concerne les facteurs humains par l’instauration de stages de sensibilisation des équipages à la gestion d’anomalies survenant en vol. 
Grâce à ces efforts conjugués, alors que le nombre de passagers est en constante augmentation, le niveau de sécurité ne s’est pas dégradé, ce qui correspond donc à une amélioration. Cela étant, peut-on se prémunir? Non. Il n’y a pas de gilet pare-accident! On accepte ou pas le risque connu. On est fataliste ou on ne l’est pas. Certes, en cas d’incertitude, de doute, il est possible de l’éviter: il suffit de ne pas prendre l’avion. 
On débouche, dans ce cas, sur le principe de précaution, dont on entend parler de plus en plus souvent. TOP 

* Le principe de précaution

La précaution est une disposition de prudence prise pour éviter un danger ou ne pas s’exposer à un risque. Cette mesure vient à l’idée lorsqu’un doute, une incertitude subsistent quant à la nature et les effets de ce danger, ainsi qu’à la mesure des risques qu’il entraîne. Une distinction essentielle est faite entre prévention et précaution: on fait appel au principe de précaution quant "on ne sait pas", alors que les mesures de préventions sont prises quand "on sait" [c]. 
Bien sûr, ce n’est pas parce que l’"on ne sait pas" ce que contient le danger et quels risques sont encourus qu’il faut se contenter de faire l’autruche. 

Les principales conditions reconnues de mise en oeuvre de ce principe de précaution sont les suivantes [d]: 
- Il doit exister des doutes d’effets plausibles et irréversibles quant au danger potentiel identifié. Cela signifie que la démarche scientifique, initialement engagée, n’a pas pu apporter de réponse.
- Pour être acceptable, la décision doit prendre en compte les différentes éventualités entre la passivité et les actions envisagées, avec comparaisons des avantages/inconvénients de chaque option.
- Le processus doit être transparent et démocratique.
- L’action retenue doit être proportionnée au degré de protection visé et comporter un volet de connaissances complémentaires indispensables à la révision éventuelle des dispositions prises. 
À ce stade, la question qui se pose est de savoir comment ce principe de précaution peut être prescrit et par qui?  TOP 

* Comment ce principe peut-il être prescrit?

On l’a vu apparaître dans la législation et plusieurs textes font référence à ce principe [e]. Mais comment respecter ce principe qui ne dit pas ce qu’on doit faire?
Cela se comprend étant donné qu’on est dans la quasi totale incertitude de l’existence du danger et de la réalisation du risque, puisque la science a été inopérante. On imagine, aisément, lorsque les conséquences résultant d’une non-application dudit principe ou d’une prise de décision jugée, a posteriori, inadaptée, la difficulté qui sera celle du juge de dire le droit. En effet, le qualificatif de "principe" sous-entend une règle de conduite qui ne figure dans aucun texte.
Par ailleurs, sur le plan de la physique, le "principe" correspond à une loi à caractère général, régissant un ensemble de phénomènes vérifiés par l’exactitude de ses conséquences. Qui ne se souvient pas du principe d’Archimède, qui est une loi vérifiable et mesurable?
Or, étant donné que la décision est prise à titre de précaution, alors qu’"on ne sait pas" et en ne s’appuyant donc que sur des considérations de divers ordres subjectifs, il est évident que, d’un simple point de vue sémantique, le qualificatif de "principe" est non fondé.
Ainsi, si l’affaire vient devant les tribunaux, sur quoi s’appuiera le juge pour dire le droit, alors que les textes disent qu’il doit exister un lien de causalité certain entre un événement et sa conséquence? Il jugera donc en son intime conviction.
"En fait, la prescription de ce principe comme obligation légale paraît transcrire, surtout, une incapacité du législateur à définir clairement les obligations du citoyen. La carence du législateur conduit alors au gouvernement des juges et ce n’est alors pas à eux qu’il faudra en faire le reproche" [c]. 
Christian Huglo [f] ajoute "À l’incapacité de la justice mais aussi du Droit à gérer certaines crises graves liées à des risques majeurs, s’ajoute la difficulté d’apporter une réparation réelle lorsque le dommage n’est pas causé par l’homme mais au milieu lui-même".
Pourquoi ne pas avoir utilisé, tout simplement, le terme de "mesure de précaution" ou, comme le suggère un confrère "politique de précaution"?  TOP 

* Le principe de précaution s’applique-t-il au Transport Aérien?

Dans le Transport aérien, parce que les risques sont connus, donc systématiquement anticipés, des modèles réalistes, de plus en plus fiables, existent. Donc, on part du postulat: "on sait". De plus, on cherche à en "savoir" toujours plus, tant de façon théorique que pratique (simulateurs, souffleries,...). Cela exclut a priori l’application du principe de précaution, tel qu’initialement défini.
Avant de recevoir son certificat de navigabilité, un avion subi de très nombreux tests. Lorsque les calculs conduisent à ce que la probabilité de la survenance d’un événement est de une sur un milliard (10-9), le risque n’est pas pris en compte ou, plus exactement, délibérément accepté. Il en résulte que, par exemple, l’hypothèse de la panne de deux moteurs au décollage d’un quadri-moteurs n’est pas retenue, sa probabilité étant plus faible que celle citée.
Nous sommes donc bien, ici, dans le domaine de la prévention, laquelle ne peut garantir le risque zéro.
Sans être en mesure (pour les raisons exposées dans ma chronique de février 2001) d’apporter des réponses aux questions qui m’ont été posées au sujet de Concorde, il apparaît, ici - au regard des éminents enseignements recueillis - que les conditions du principe de précaution ne peuvent pas avoir été celles qui ont justifié de l’arrêter, puis de lui retirer son certificat de navigabilité. Un ingénieur - chargé, à l’époque, de la certification du Concorde [g] - m’a communiqué d’autres raisons pour lesquelles Concorde ne devait pas être arrêté. La principale est que la probabilité que Concorde repasse, dans les mêmes conditions, sur le même type de lamelle provenant d’un autre avion et qui, de plus, n’est pas la pièce d’origine - comme cela a été décrit dans les médias - est très nettement plus faible que n’importe quelle probabilité de panne retenue pour sa certification de l'avion.
En revanche, dans le domaine de la sûreté (mesures propres à prévenir les agressions volontaires et à en minimiser les conséquences) on entre dans le domaine de la précaution. À la suite des dramatiques événements du 11 septembre, "ne sachant pas" d’où pouvait provenir une nouvelle attaque, ni quand, ni sous quelle forme, l’application du principe de précaution a conduit, entre autres, au renfort des contrôles à l’embarquement.
Il s’agit là d’une mesure prise par les autorités politiques. Finalement, il n’est donc pas anomal que ce soient les politiques qui fassent, le plus souvent, usage du concept de précaution, dès lors que les scientifiques ne sont pas toujours en mesure de leur apporter des informations précises et quantifiées, quant à la nature et l’importance du danger et du risque associé. TOP 

* Le principe de précaution s’applique-t-il aux Commandants de bord?

Toutes les décisions du Commandant de bord s’appuient sur des données, informations, valeurs qu’il prend en compte pendant tout le déroulement du vol. Etant donné qu’"il sait", il prend donc des mesures de prévention.  
Exemples: Si les conditions prévues à l’arrivée sont très mauvaises, il décidera d’embarquer un supplément de carburant. Si, n’ayant pu obtenir des contrôles de la navigation aérienne la route qu’il souhaitait suivre, il constate que la consommation de carburant est nettement plus élevée que prévue, il décidera de faire une escale intermédiaire, afin d’embarquer la quantité de carburant nécessaire à la poursuite du vol, en toute sécurité. 
A-t-il à prendre des décisions en fonction de dangers dont il ne soupçonne, ni l'existence réelle, ni la probabilité d'occurrence? Non. En effet, il a déjà suffisamment à faire avec des dangers potentiels réels et connus, même si le moment de leur instant de survenance n'est pas connu avec précision! 
Or, il existe une difficulté dans l’interprétation entre le "on sait" et le "on ne sait pas". En effet, dans les informations qu’il reçoit, l’une d’elle peut avoir une probabilité de réalisation tellement faible qu’il est tout à fait logique de considérer "qu’il ne sait pas". La référence aux définitions initiales conduit logiquement à considérer que "ne sachant pas", sa décision - pour ce point précis - soit alors qualifiée de décision de précaution. 
Que doit-il faire, si on lui annonce qu’il n’est pas impossible - ou qu’il est très peu probable - qu’un énorme orage doit passer sur le terrain de destination, alors qu’il a déjà épuisé ses réserves de carburant (prévues notamment pour attendre au terrain de destination ou pour rejoindre un terrain de déroutement)? La précaution voudrait qu’il aille se poser sur le terrain praticable le plus proche, sans même se diriger vers son terrain de destination initiale. En effet, ce qu'il doit anticiper, éviter, c'est de ne pas se placer dans une situation délicate comme, par exemple l’obligation de tenter un atterrissage, par conditions météorologiques détestables, parce qu'il n'a plus assez de carburant pour se dérouter sur un autre terrain. 
Mais la problématique n’est pas si simple. Deux types de décisions amènent à envisager quatre cas: 

* Si le pilote a décidé d’aller se poser sur un autre terrain et que l’orage a effectivement stationné un certain temps sur l’aéroport à son heure prévue d’arrivée, alors sa décision sera considérée comme ayant été la bonne. En revanche, si l’orage n’est pas passé sur le terrain et qu'il est arrivé avec suffisamment de carburant pour se dérouter, en cas de besoin sa décision sera considérée comme peut-être trop précautionneuse (et coûteuse), mais en tout cas "safe". 
* Si le pilote continue son approche et que l’orage est effectivement sur l’aéroport, il subira les violents courants ascendants et descendants pouvant mettre en danger la fin du vol. Si, à cette occasion, il se produit un incident (atterrissage dur) ou, pire, un accident, il sera considéré comme "responsable" par témérité ou imprudence. En revanche, si l’orage n’est pas passé sur l’aéroport, et qu'il est arrivé avec suffisamment de carburant pour se dérouter en cas de besoin, alors, sa décision d'avoir poursuivi vers le terrain de destination avec une chance raisonnable de pouvoir atterrir avant l'orage, sa décision sera considérée comme ayant été la bonne. 
Sur quatre situations possibles, dans deux cas, il sera félicité, dans deux autres, il sera éventuellement critiqué. Un seul des cas l'amènera certainement à être sanctionné: s'être volontairement placé dans une situation où, à court de carburant, il a été obligé d'atterrir, quelles que soient les conditions météo réelles. 

Cinq remarques découlent de cet exemple: 
1°.- Il n’y a pas que les hommes politiques qui sont confrontés à des situations dans lesquelles "on ne sait pas" ou "on ne sait pas grand chose". Deux différences sont à signaler: 
* La première est que les politiques déclarent que c’est sur le principe de précaution que leur décision a été forgée, alors que le Commandant de bord ne se pose pas la question de donner un qualificatif à la sienne qui s’appuie, en permanence, sur un comportement de prudence et de prévention et est systématiquement élaborée en fonction de son obligation de résultat. 
* La deuxième est que les hommes politiques "passent" avant l’échéance des crises qui ont justifié leurs décisions d’application du principe de précaution. Ils sont donc irresponsables, quels que soient les reproches qui peuvent, a posteriori, leur être faits ou quant aux manipulations [h] qui ont pu être à l’origine de leur décision. En revanche, les pilotes "restent" et ont donc des comptes à rendre, y compris éventuellement sur des "principes" inapplicables à leur métier, ce qui m’avait fait écrire "ne tirez pas sur le pianiste!". De plus, un Commandant de bord est formé en vue de prendre de bonnes décisions et on imagine facilement ce qu’il adviendrait si, celles de l’un d’eux, s’avéraient souvent mauvaises! 
2°.- En ce qui concerne le cadre décisionnel, il existe une différence importante entre celui de l’homme politique et celui du technicien. Il s’agit du facteur temps. En effet, le pilote doit prendre sa décision rapidement, parfois, dans la minute, dans les secondes qui suivent la réalisation d’un événement. 
3°.- Contrairement aux conditions définies dans l’application dudit principe: 
- Il ne peut, parfois, adopter une action proportionnée. C’est oui ou c’est non. Je continue ou je fais demi-tour. 
- Très souvent, il ne peut pas réviser sa décision. En effet, lorsqu’il a décidé de ne pas se poser sur le terrain de destination initialement prévu - exemple cause mauvaises conditions météorologiques - et qu’il est en route vers le terrain de dégagement, même s’il reçoit des informations différentes de celles prises en compte, il ne peut faire demi-tour. En effet, n’ayant aucune certitude de l’amélioration des conditions météorologiques, il ne peut prendre le risque de se retrouver aux environs du terrain de destination, cette fois, sans avoir suffisamment de carburant pour rejoindre le terrain de dégagement. Sa décision initiale est donc irréversible. 
- Il ne peut pas être totalement transparent ni démocratique. En effet, le commandant n’a ni le temps d’informer de manière très large avant d’agir, ni celui de faire une consultation détaillée ou procéder à un vote avant d’agir. Il est vrai, qu'avec les moyens modernes (radio - échanges de données) il peut avoir accès à certaines informations et que, en application des "facteurs humains", il consultera son copilote avant une décision pour laquelle quelques minutes sont suffisantes, comme par exemple, celle d’un déroutement. 
4°.- Contrairement au point de vue exprimé par Georges -Yves Kerven [i], le Commandant de bord ne peut prendre en compte les perspectives dites "apocalyptiques". Le ferait-il systématiquement que plus aucun avion ne décollerait. 
5°.- Dès lors, qu’a posteriori, il est démontré que sa décision n’a pas été la bonne et est à l’origine d’un incident grave ou d’un accident, sa responsabilité peut être engagée au sein de sa compagnie ou par la justice qui pourra considérer qu’il n’a pas été prudent (mise en danger d’autrui) [j]. "Face à l’incertitude du réel, c’est lui et son équipage qui, en conduite du vol, assumeront les conséquences de leur choix", écrit Jean-Louis Chatelain [k]. 
Finalement, retenons que la nature de la décision de précaution lorsque ce sont les pilotes qui sont concernés, se distingue nettement de celle concernant des décideurs politiques. Comme déjà indiqué, le Commandant de bord a pour mission de transporter à destination un avion et ses passagers en toute sécurité et a donc, par définition, une obligation de résultat à chaque vol... et s'il y faillit, il risque également sa vie en même temps que celle de ses passagers. Il s'agit donc là d'un risque bien réel, dans l'environnement souvent hostile qui caractérise le vol lui-même. Cela l'accapare suffisamment pour qu'il ne se tracasse guère avec un "principe de précaution" concernant des dangers hypothétiques et non définis. 
En revanche, que nos concitoyens - fort à propos - demandent à nos hommes politiques de prendre en compte une "politique de précaution" dans le cadre de l'environnement, de l'alimentation, de la sûreté, cela est tout à fait souhaitable. Quant à leur responsabilité a posteriori, c'est, là, un autre et vaste débat.  TOP 

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[a] - Document remis par le Médecin Général Louis Crocq [Créateur du réseau des Cellules d'Urgence Médico-Psychologiques - Comité national de l'Urgence Médico-Psychologique - SAMU de Paris – Hôpital Necker, 149 rue de Sèvres, 75015 PARIS] à la Journée d'information "Accidents aériens et Justice… pour mieux comprendre", du 5 février 20001, au Palais de Justice de Paris. 
[b] - Le congrès triennal de la Compagnie des ingénieurs-experts près la Cour d’Appel de Paris (34, rue Balard 75015 Paris) s’est tenu les 11 et 12 octobre, à Orléans, sur le thème "Cindyniques et expertise judiciaire". 
[c] - Claude Frantzen - Président de l’Institut Européen de Cindyniques. 
[d] - Claude Frantzen a proposé une check-list du décideur dans le cadre du principe de précaution. 
[e] - Communication de la Commission Européenne qui a été approuvé par les Chefs d’Etat. Protocole de Rio. Les chefs d’Etat de l’Union Européenne ont adopté, à Nice, en décembre 2001, une communication sur la façon dont les institutions mettront en oeuvre le principe de précaution. Renonçant à définir le principe de précaution, l’Union s’est donnée un objectif de gestion "raisonnable" des risques écartant les "perceptions irrationnelles". 
[f] - Christian Huglo - Docteur en Droit - Avocat à la Cour de Paris. 
[g) - Raymond Auffray - Expert aéronautique près la Cour de Cassation 
[h] - Claude Frantzen: "L’acceptabilité des décisions prises n’est pas à l’abri de la manipulation...
[i] - Georges-Yves Kerven - Ingénieur en Chef au Corps des Mines - Administrateur fondateur de l’Institut Européen de Cindyniques - Professeur à la Sorbonne. "Pour des raisons économiques ou pragmatiques, certains décideurs cèdent à la tentation d’exclure un certain nombre de perspectives dites "apocalyptiques". Les scénarios de l’horreur, de l’improbable, du grand cataclysme sont alors rangés dans une armoire aux curiosités et l’on raisonne dans l’oubli de ces éventualités. Ceci revient à exclure un espace de danger. Ecarter les scénarios éloignés dans le temps c’est créer un danger à long terme". 
[j] - J’ai détaillé ces situations dans mon ouvrage "Les accidents aériens pour mieux comprendre". Je rappellerai simplement, ici, que l’article 223.1 du Code Pénal stipule que la mise en danger d’autrui est constituée pour le prévenu par la violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence. Il faudra, certes, démontrer qu'il a sciemment et volontairement violé un règlement de sécurité, qu'il en était conscient et que sa décision est bien la cause réelle et démontrée du dommage survenu! 
[k] - Commandant Jean-Louis Chatelain. Expert judiciaire. (Site: http://pro.wanadoo.fr/apremont/ ). Premier Pilote de Ligne ayant été désigné comme membre d’une Commission d’enquête administrative, créée par le ministre des transports. 

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