Le premier prototype de Jean Sarrail...
Essai d’un prototype à La Llabanère
Récemment affecté au Centre d’Essais en Vol de Brétigny
en janvier 1948, je venais de quitter mon escadron de chasse d’Oran et faisais
un détour par Prades, voir mes parents, lorsque Pierre Gravas, très
sympathique figure de l’aéro-club du Roussillon et gros propriétaire terrien
à Saint Féliu-d’Avall, me sachant dans les parages, me demanda de passer le
voir.
Il faisait construire, chez lui et à ses frais, un « prototype » : l’Ortolan
; d’après les plans, c’était un biplace, monoplan à aile haute, propulsé
par un moteur Minié de 65CV.
Comme Perette, il faisait des rêves et compter en inonder le marché. « J’ai
fait venir un ingénieur de Paris » me dit-il, tu feras le 1er vol….. Je n’avais
pas dit non !
Un an après, début 49, un de ses parents, avocat, me contacta à Brétigny : l’avion
est prêt à voler, une assurance est prise à votre nom ! Je me senti un peu
coincé. Entre temps, j’étais sorti du stage à l’Ecole d’Essais,
breveté mais dépendant du Ministère de la Défense.
L’insistance de Pierre Gravas m’amena à la Llabanère où l’on avait
transporté l’Ortolan ; étant militaire, j’étais en infraction. Ma
première impression, en découvrant l’avion ne fut pas favorable ; Pierre,
par contre, était tout excité à l’approche du 1er vol. entre temps, il
avait viré l’ingénieur chargé de sa construction et continué la mise au
point avec des amis artisans.
Ce monoplan à aile haute n’avait pas belle allure derrière ses cales sur l’aire
cimentée. Après une visite classique autour de l’appareil, je pris place au
poste de pilotage. Des instruments de contrôle moteur manquaient, un levier
collé au plafond était censé commander les volets de courbure, que je
cherchais vainement. En fait, ce levier commandait les deux ailerons qui s’abaissaient
à fond, interdisant tout mouvement latéral de manche en gauchissement. D’après
Pierre, en faisant la manœuvre en finale, pour se freiner, on n’avait plus
besoin des ailerons !
J’étais de moins en moins décidé à risquer ma carrière, débutante au
Centre d’Essais, pour faire plaisir à Pierre.
Il était près de midi, les bureaux étaient fermés et je crus alors avoir un
recours…. sans parachute, je ne pouvais pas mettre l’avion en l’air….
consternation générale.
Un Nord 1100 du Centre d’Essais se présenta alors en tour de piste et stoppa
devant nous. Pierre Maulandi dit Tito, un grand ami, le pilotait. Il allait de
Mont-de-Marsan à Marignane et venait déposer un passager catalan. Etonné de
me voir, j’expliquai…. et il me proposa spontanément son parachute ! à la
grande joie de Pierre.
Après un long point fixe, sans thermomètre d’huile, mais l’œil rivé sur
le mano de pression, et une pointe plein gaz, j’allais me placer face au vent
pour effectuer un « saut-de-puce », en fait une accélération jusqu’à la
vitesse de décollage pour tâter la réponse de la profondeur et évaluer le
centrage. L’avion n’avait pas été pesé ; son centrage : une énigme. Je
revins au hangar assez méfiant, sur des sollicitations avant arrière, les
changements d’assiette longitudinale étaient imperceptibles, l’avion était
centré arrière.
Midi largement passé, nous fûmes invités à déjeuner à la ferme familiale,
à Saint-Féliu-d’Avall. Le repas présidé par le père de Pierre, animé par
Tito Maulandi se prolongea dans une ambiance de fête. De vénérables
bouteilles défilèrent : « Pierre, va chercher celle de ta naissance ; Pierre,
va chercher celle de ton mariage…. » si bien que le retour à La Llabanère
se passa dans un rêve.
L’Ortolan nous attendait. Tito me dit alors : « je te laisse mon parachute,
mais ne veux pas assister au massacre ». il nous fit ses adieux et pris le cap
direct sur Marignane (il me l’avoua plus tard) passant au large en mer, ce qu’il
n’aurait jamais fait à jeun.
Je pris place dans l’Ortolan, m’alignai face à Perpignan, aux ordres du
starter et mis les gaz. Vers 100m d’altitude le badin, indicateur de vitesse,
tomba en panne. Je fis un 180° par la gauche et brusquement le moteur stoppa,
hélice calée. Par ce large 180°, je me retrouvai face au terrain et me
posais, au ras des balises, les dernières souches de vignes survolées.
On tracta l’avion dans le hangar. Quelques mois plus tard, il était toujours
là, bâti moteur nu, collé contre le mur. Pierre avait lancé une procédure
judiciaire contre le motoriste. Rentré à Brétigny après cette expérience, j’appris
que le 65CV Minié venait d’être interdit de vol, le cylindre 4 n’étant
pas refroidi, le moteur se bloquait.
Tu nous a quitté Pierre, toi qui avais fait les 400 coups avec le Luciole de l’Aéro-Club.
Tu t’étais même posé dans le lit de la Tête entre autres. Un stupide
accident de Jeep nous a privé de ta joviale présence. Ton départ fut un
sacré coup dur pour les amis de l’Aéro-Club.
Nous ne savions pas, quand tu m’offris le 1er vol de l’Ortolan, qui n’en
fit plus d’autre, que ce premier prototype ayant volé à La Llabanère serait
suivi au long de ma carrière aéronautique, d’une longue série dont les
statoréacteurs Leduc 010, 021, 022 exposés maintenant au Musée de l’Air du
Bourget.
Jean Sarrail
Tables
des matières
Retour
accueil
Retour
page
précedente
Dernière mise à jour/ latest updating: 30 janv. 2009