Il y a 25 ans J'ai quitté la Terre. Par Jean-Loup Chrétien.       Source Paris Match    

526 secondes peuvent bouleverser une vie… Quand Soyouz s’est extirpé de l’atmosphère, le 24 juin 1982, j’ai vibré comme la carlingue qui m’emmenait au ciel. A travers le hublot, la Terre est noire comme du pétrole. L’aube fluorescente se lève en une fine frange bleutée. L’extase… 
Baïkonour, province du Kazakhstan. 24 juin 1982, 7 heures du matin heure locale. La météo est majestueuse et torride. Mais chacun des membres de l’équipe reste, depuis quinze jours, en quarantaine dans sa chambre individuelle. Les médecins russes pénètrent dans la mienne pour d’ultimes examens. Nez, langue, yeux, oreilles, tout est scruté. Je dois parvenir à marcher droit en fermant les yeux. Mon excitation est telle que, pour plaisanter, je fais semblant de tituber. Un bide total : les médecins ne rient pas du tout et me décochent un regard tourmenté. Je les rassure aussitôt. Pour le petit déjeuner, les Russes mettent les petits plats dans les grands : poisson séché, semoule, œufs sur le plat et une armada de verdure. Puis vient le tour des formalités symboliques, des rencontres avec les autorités. L’heure du déjeuner, déjà. Revue des check-lists, et de toute la document de bord. Je me balade, me concentre. Fin d’après-midi, il est temps d’enfiler nos scaphandres, ce qui nécessite une heure ! Quelle fierté d’y contempler le drapeau français. La conférence de presse se déroule en tenue et sous une nuée de micros et de flashs.
20 heures. Embarquement... dans le bus. Direction le pas de tir. Je suis bouleversé en voyant se profiler la resplendissante fusée Soyouz T-6. Caressée par les premières vapeurs émanant des réservoirs d’oxygène liquide, sa couche de givre blanc lui confère une allure magique. Je la contemple. Une foule de techniciens s’affaire encore autour d’elle pour les derniers préparatifs. C’est Alexis Leonov, le premier homme à être sorti dans l’espace et directeur du groupe des cosmonautes à la Cité des étoiles, qui nous accueille ! J’ai tant attendu cette minute que le stress s’évanouit.
L’ascenseur automatique nous mène dans la capsule. L’ingénieur de bord, Alexandre Ivantchenkov, pénètre le premier. Je le suis. Puis le commandant de bord, Vladimir Dzhanibekov, se faufile au milieu de la cabine exiguë. Alors que nous sommes couchés sur le dos, les genoux recroquevillés, un technicien vérifie que nous sommes bien harnachés. Nous verrouillons l’écoutille. Nous l’entendons fermer la coiffe de protection à l’extérieur. Dernier son terrien. Seule la radio nous reliera dorénavant avec la Terre. Vérification de la qualité d’émission, de l’étanchéité et de la ventilation des scaphandres. Nous passons deux heures dans cette position quelque peu inconfortable ! Mais, heureux, nous sourions.
22 h 20, la nuit dévore les plaines de Baïkonour. Compte à rebours du centre de contrôle. Mise en route moteurs. Puissances ralentie, intermédiaire, maximum : tout est normal. Top décollage ! L’excitation est absolue. Tremblement de terre dans la carlingue. C’est une chute libre à l’envers ! Au bout de deux minutes et trente secondes, arrêt du premier étage de la fusée dans une déflagration dantesque. Puis plus rien. Comme si la fusée repartait en marche arrière.
Le deuxième étage s’allume. Nous sommes à nouveau propulsés. Tandis que Soyouz s’extirpe de l’atmosphère, l’engin se sépare de sa coiffe de protection. A travers les hublots, la lumière illumine soudain l’habitacle. Je lève la tête et tente d’observer mes deux compagnons. L’accélération transversale m’en dissuade aussitôt ! Le deuxième étage stoppe à son tour. Le troisième prend le relais. Au bout de 526 secondes nous voici en orbite. Instant merveilleux. Tout s’envole calmement dans la cabine comme dans un film au ralenti. Je contemple l’extérieur dans un mélange d’excitation et d’euphorie. L’image se grave dans ma mémoire : une phase de fin de nuit. La Terre est noire comme du pétrole. Au loin, une première révélation sous la forme d’un horizon courbe, fantastique. Le soleil se cache encore dessous. Au-dessus, la fine frange bleutée et phosphorescente de l’atmosphère, percée par les premiers rayons de l’aube. Encore au-dessus, une infinité noire parsemée d’étoiles. Mais l’extase, moment égoïste, ne dure que deux minutes. Retour à l’objectif de la mission : le transfert vers l’orbite suivante. La rencontre avec la station Saliout 7 s’effectuera quarante-huit heures plus tard par arrimage manuel. Place ensuite, pour ma part, à une semaine d’expériences scientifiques au sein de la station.
Le 2 juillet 1982, nous retraversons l’atmosphère pour rentrer sur Terre. Je fixe une dernière fois le soleil, convaincu de ne plus jamais « revivre » l’espace.
Je suis, depuis, reparti deux fois, en 1988 et 1997. En 2001, les prémices d’une quatrième mission s’annoncent. Je dois commencer l’entraînement lorsque, en septembre 2001, dans un magasin, je reçois sur la tête une caisse de 35 kilos, tombée de 7 mètres de hauteur. Je m’en sors miraculeusement ! Mais il me faut renoncer à repartir. Un vrai chagrin.