Avec Saint-Ex, j'ai transporté le courrier.

L'aventure était alors monnaie courante, mais nous n'en sentions guère le dense volume, toujours en puissance ; chaque étape entraînait son lourd cortège d'imprévus, d'où le très grand sport n'était pas exclu. Pour le compagnon de vol du pilote que j'étais, la séance commençait au sol lorsque, à bord de nos frêles machines, nous roulions pour aller prendre la ligne de départ à travers les terrains herbeux que la pluie transformait en marécage, et souvent parsemés de termitières traîtresses.

Avant la fin de la course, il s'agissait alors de sauter en marche de cette machine sans freins, pour l'orienter face au vent. Engoncé dans sa pesante combinaison de cuir, le " préposé " poussait latéralement sur le plan fixe, subissant l'action du moteur dont les rafales intermittentes avaient pour objet de faciliter la manœuvre, mais dont les résultats nous retrouvaient fréquemment balayés dans la nature. Alors on recommençait…

Cette nuit là, avec Saint-Ex, nous cahotions sur le terrain de Campo dos Affonsos (terrain militaire de Rio de Janeiro où l'Aéropostale était installée) à la recherche des lampes tempête balisant les limites praticables du roulage ; au-delà, nous savions les abords largement agrémentés d'arbustes, de racines, voire même de quelques fondrières. Le hangar que nous venions de quitter s'était fondu dans la nuit. Accroché au mât de cabane, près de Saint-Ex, je cherchais également à distinguer un repère quelconque. Assez loin tout alentour des lumières scintillaient, dont nous ne pouvions identifier ni la nature, ni le lieu ; elles se diffusaient en cascades, sur les pentes des montagnes voisines, dont les masses noires se découpaient sur le ciel de nuit. Moteur au ralenti, nous progressions lentement, au gré des cahots d'un terrain inégal. Attentif, Saint-Ex jouait prudemment de la manette des gaz. Soudain, il nous a semblé être en terrain d'avion-cross, et bientôt une secousse plus forte nous immobilisa.

- J'ai bien un cap, me dit alors Saint-Ex. Mais nous ne pouvons tout de même pas aller en rouleur jusqu'à Santos.

- Descendez me virer… Il avait plu durant toute la journée précédente, et une aimable moiteur s'étendait au ras du sol où la nature semblait avoir grandi. Je tombai en effet sur un terrain mou, détrempé, dans une espèce de forêt naine mais touffue, où les arbustes tenaces s'accrochaient à moi de toutes parts. Selon le rite établi, et à l'aide de ma lampe électrique, j'éclairai, à l'attention du pilote, un mouchoir tenu à bout de bras ; et cette manche à air pittoresque, si fréquemment utilisée, nous indiquait bien une situation de vent arrière. Il fallait donc faire virer cette machine, qui semblait solidement ancrée au sol. Alors se renouvela une merveilleuse séance de sport, dont la technique nous était familière. Sur un de mes appels, Saint-Ex déchaîna l'ouragan. Pendant que de toutes mes forces je poussais latéralement sur le plan fixe, mes talons cherchaient obstinément au sol à s'arc-bouter sur des aspérités. Certes, celles-ci ne manquaient pas, mais sur la surface glissante toutes s'effaçaient les unes après les autres. Les rafales du 450ch courbaient les arbustes mouillés, dont les sommets semblaient couler à la lueur des gerbes d'étincelles qui fusaient du pot d'échappement. Sous les à-coups des pleins gaz, la structure entière de la machine vibrait, et ses frémissements me parvenaient à travers les épais gants de cuir qui protégeaient mes mains. Sous l'impulsion du pilote, je sentais l'avion vivre dans une sorte d'état fébrile, prêt à être jeté vers son élément. Dans les violents remous en tornade du moteur, les volets de direction et de profondeur, animés par Saint-Ex, battaient l'air à travers la nuit. Mais, sur le sol, la béquille semblait avoir pris des racines. Mon cuir ruisselait, tant au dehors qu'au dedans… Orchestrés par Saint-Ex, nos efforts conjugués n'en faiblissaient guère pour autant ; nous étions de " ceux qui insistent " Et soudain je sentis l'avion partir. Saint-Ex réduisit aussitôt, et la machine s'immobilisa. Il m'appela auprès de lui et, d'un geste, indiqua quelques points lumineux, au loin, devant.

- Qu'est-ce que c'est ? interrogea-t-il. Après notre intermède sportif, je n'ose pas dire être tombé des nues, mais je hochai la tête de significative manière.

- Bon, ajouta Saint-Ex. Allez, montez, on va bien voir…

Pour nous, aller voir c'était l'application d'une devise, et aussi une nécessité. Et Saint-Ex mit les gaz. Une minute plus tard, nous étions en l'air. Nous nous installions dans le ciel. Le soir même, après dix-huit heures de vol, six étapes assurées et quelques séances supplémentaires de sport, nous atterrissions sur le terrain de l'Aéropostale, à Pacheco, proche de Buenos-Aires, de nuit derechef. Nous assurions la Ligne…

Jean Macaigne

 

  Histoire                    accueil