CHAPITRE II 
 J'AI ÉTÉ UN PARIA...  

 
 

Au début de novembre dernier, je rentrai du Brésil. J’avais porté le courrier aérien de France en Amérique du Sud et d’Amérique du Sud en France.
Après chaque grand voyage, où j’ai seulement affaire aux éléments et à mes camarades, je reviens plus sain, plus fort, meilleur. Je rapporte les bienfaits des rochers de Natal où je vis comme un sauvage, quasiment nu. Et il faut d’ordinaire, quelques jours aux petitesses de Paris pour abîmer mon bonheur.
Mais cette fois, le matin même de mon retour, une visite détruisit l’état de grâce. Je me heurtai à la détresse qui, tout naturellement, m’émeut le plus : la détresse d’un pilote.
Il était jeune. Il ne connaissait pas d’autre métier que celui de manier des avions, Or, depuis des mois et des mois, il se trouvait sans travail. Ses maigres ressources usées depuis longtemps, il considérait avec terreur le néant qui s’ouvrait devant lui. Néanmoins, il refusait d’avance tout secours d’argent.
Il voulait voler.
Hélas ! que pouvais-je faire ? Je savais que beaucoup de pilotes - excellents, chevronnés - attendaient leur tour. J’étais impuissant. Je le dis à mon visiteur. Cependant j’ajoutai aussitôt, et avec conviction :
Ne désespérez pas. Si la passion du vol vous tient vraiment, le jour viendra où, de nouveau, vous piloterez. Il ne répliqua rien, mais le reflet de ses pensées apparut bien clairement sur son visage.
« Ca vous est facile, à vous ! disaient ses yeux tristes. Vous menez de puissants appareils par delà l’océan, vous battez des records, vous préparez des raids... Depuis des années, on vous fête... »
Mon visiteur s’en alla. Je demeurai pensif.
Les cérémonies... les fleurs... les décorations... les sourires des femmes... oui... et les atterrissages au milieu d’une foule ardente et les photographes et les reporters, et les opérateurs de cinéma...
Oui, c’est l’image qu’on se fait de moi, aujourd’hui...
Mais il en existe une autre. Je suis seul à la connaître. 
Parfois, au cours d’un banquet, elle revient dans mon souvenir : un jeune homme effroyablement maigre, aux cheveux trop longs, un pilote avec six cent heures de vol, qu’on ne laisse pas approcher d’un avion, et qui, sans emploi, sans logis, tenaillé par la faim, erre à travers les rues de Paris.
Sous un chapeau gris sale, quel est ce paria ?
C’est moi, pourtant , moi aussi...
L’histoire de ce paria, je veux, pour la première fois, la raconter. Les journaux m’ont fait dire tant de choses, à tort et à travers, parfois sans même me consulter ! C’est pourquoi je tiens à faire ici même la confession de la plus cruelle année de ma vie.
Et j’espère qu’elle donnera courage aux jeunes pilotes devant qui semblent se fermer les portes de l’avenir.
Un soir de l'été 1923, j'avais donc franchi la grille de la caserne de Thionville, où était cantonné le 1er régiment de chasse. J'étais en civil. J'en avais fini avec le service militaire. A vrai dire, le lieutenant Marty, qui commandait alors mon escadrille et quelques chefs aussi mesquins que lui avaient tout fait pour m'en dégoûter, m'en chasser. Car, revenant de Syrie avec des galons de sergent et d'assez belles citations, j'avais rêvé de devenir officier. Les vexations, les brimades, le règlement appliqué stupidement après les mois magnifiques de désert et de camaraderie, avaient réussi à me rendre presque fou. J'étais devenu un révolté. J'avais frôlé le conseil de guerre.
- Adieu, Jean, dit le sergent de garde.
- Adieu, vieux
Je me dirigeai vers la gare d'un pas merveilleusement alerte. Pour tout bien en ce monde, j'avais un costume qui datait de 1919, une lavallière, un immense chapeau noir et 150 francs. De plus, l'amour de l'aviation ancré à jamais dans mon cœur.
L'adjudant Bonnet, un ami, et Fournier, le farceur de l'escadrille, vinrent me serrer la main sur le quai.
- Adieu, Jean, me crièrent-ils.
- Adieu, vieux, répondis-je.
Le train m'emporta vers Paris. J'étais heureux, j’allais vivre enfin,

Vivre. C'est-à-dire piloter. 
Je ne me posais pas de questions. C'était un fait. Je ne concevais l'existence qu'aérienne.
Depuis le jour où, soldat adolescent, j'avais emmené une machine volante loin de la terre et su m’en servir, j'avais ça dans les doigts, dans la peau. Je n'y pouvais rien. J'étais né à ma vie véritable dans une carlingue, Je devais continuer.
Ma certitude n'était mélangée d'aucun souci. Des lignes aériennes toutes neuves s'ouvraient alors vers Londres, l'Europe centrale, le Maroc et l'Orient. Des usines se montaient. Pilote d'essai, pilote de ligne -les places étaient toutes chaudes à prendre. J'en aurais une sitôt débarqué dans la grande ville. Je n'y connaissais personne- absolument. Qu'importait !
Je pensais à mes six cents heures de vol, à mes citations, à mes vingt et un ans. Qui pouvaient-ils trouver de mieux? Et puis, j'avais tant de force, une telle ardeur ! Jamais compartiment de troisième ne berça une plus sûre espérance.

Je louai une chambre dans un meublé sinistre de la rue Réaumur. Mon premier achat fut un annuaire de l'aviation civile et commerciale.
Et j'écrivis, j'écrivis, j'écrivis. Tous les constructeurs, tous les directeurs et sous-directeurs des terrains, des usines, tous les chefs et sous-chefs pilotes, tous les noms des lignes aériennes y passèrent. A chacun, j'exposai fort poliment, mais non sans fierté, mes états de service et mon désir impatient de voler. Puis, j'attendis.
J’attendis en compagnie d'une amie qui aimait beaucoup les bals musettes. Nous y consacrions le peu d'argent qui me restait et celui qu'elle gagnait. J'avais toujours ma lavallière et mon gigantesque chapeau noir. Les danseurs des endroits que nous fréquentions les trouvaient ridicules. Je n'étais pas patient. Il y eut de terribles bagarres. Heureusement, j'étais fort et agile.
Or, le temps commençait à se faire long, terriblement long. Aucune réponse ne me parvenait. 
J'avais beau, trois ou quatre fois par jour, demander au bureau de mon hôtel si j'avais quelque courrier, J’entendais invariablement ces trois mots
- Rien du tout.
Bientôt, ils furent suivis d'un regard hostile. Je devais une semaine. Je n'avais même plus de quoi acheter des timbres. Cependant, je ne me décourageai pas.
- Ce sera pour demain, pensai-je.
Et, un soir, je triomphai, Une lettre m'attendait. Enfin ! Et sur l'enveloppe se détachait cet en-tête magnifique : «AVIONS HANRIOT».
Je tenais un engagement. J'ouvris le pli. Il disait:
«Monsieur, en réponse à votre lettre du..., nous avons le regret de vous informer qu'il nous est impossible... etc
Je reçus quelques lettres de ce genre. Et ce fut de nouveau le silence. Maintenant, il ne s'agissait plus d'être pilote, mais de manger.

A quoi bon décrire en détail l'existence qui, alors, commença pour moi ? 
Ils sont, hélas, des milliers et des milliers qui la connaissent, qui la mènent sur le pavé de Paris. Surtout aujourd'hui, avec la crise et le chômage, le nombre est plus grand que jamais de ces jeunes gens fiers, sains, enthousiastes, qui attendent tout de la vie et qui n'en reçoivent que des miettes dérisoires.
Tout ce que je sais d'eux, tout ce qui m'attache invinciblement au peuple dont je suis sorti, toute la profondeur du sentiment fraternel que m’inspire la jeunesse malheureuse et l'injustice de son sort, je l'ai appris au cours de ces mois d'intense misère.
Je ne les regrette pas.
Je savais qu’un jour, et un jour prochain, je volerais. Rien ne pouvait me faire renoncer à cette foi. je ne voulais pas de profession autre que celle de pilote. Je tâchai simplement d'arracher au hasard des petites annonces les quelques francs nécessaires à ma pitance. Mon amie traitait de folie, de chimère, mon rêve étoilé. Les femmes comprennent rarement les besoins désintéressés. Nous nous séparâmes. Cela valait mieux et pour elle et pour moi. J'étais libre de chercher à ma guise.
Je fis plusieurs métiers: manœuvre à la Compagnie aérienne française (en Syrie, j'avais appris à me débrouiller avec un moteur), gardien de nuit, balayeur de garage.
Aucune de ces occupations ne m'a laissé de souvenir pénible. Je m'entendais très bien avec les mécanos, dont je portais la cotte bleue. J'apprenais d'eux les petits secrets mécaniques. Je partageais leur insouciance.
Mais il est un emploi que je dus parfois remplir et qui, jusqu’à présent, me donne la nausée.
Il existait alors, dans le quartier Réaumur, des officines où l'on copiait des adresses pour de grandes boîtes. Elles étaient payées quinze francs le mille. A condition qu'elles fussent écrites très lisiblement et sans erreur.
Quinze francs. C'est-à-dire au moins quinze heures de travail. Quinze heures à passer courbé, abruti, les doigts raides, dans une salle humide, crasseuse, enfumée, qui sentait l'odeur d'une vingtaine de faméliques ! Et cela pour un garçon qui n'aimait que l'air, le soleil et la puissante dépense physique.
Mais, même alors, je ne perdais pas confiance. Je savais qu'avec l'argent gagné ainsi j'irais le lendemain à Toussus, aux Mureaux, à Guyancourt, à Saint-Cyr, à Villacoublay, bref, sur quelque terrain d'aviation et que je regarderais les autres voler et que je reprendrais goût et courage à vivre.
Chaque fois, d'ailleurs, je demandais à être essayé, Mais je n'arrivais même pas à voir un chef pilote. Mon visage hâve, mes cheveux que je portais très longs à l'artiste, ma garde-robe renouvelée au carreau du Temple n'inspiraient confiance à personne.
J'eus pourtant, durant cette période, un vrai coup de chance.
Dans un journal du soir que j'avais trouvé sur un banc, je lus aux petites annonces :
«Pathé-Cinéma demande pilote expérimenté pour simuler accident d'aviation»

A ce moment, j'avais un emploi à peu près fixe. Je savais très bien que si je manquais un jour à l'atelier il serait perdu pour moi. Mais comment résister à la perspective de remonter en avion, fût-ce un jour, fût-ci une heure ? Le metteur en scène examina mes papiers militaires, se déclara satisfait. - Il me faut, pour La Fille de l'Air (c'était le nom du film), une chute sensationnelle, dit-il. Notre vedette, Suzanne Grandais, doit tomber dans l'eau en avion. Vous aussi. Ne me l'abîmez pas. Le cachet est de deux cents francs.
Ça va ?
Deux cents francs! Mais j'aurais donné les derniers sous qui sonnaillaient au fond de ma poche pour tenir un manche à balai. Cependant, je répondis :
- Ça va... à condition de faire un essai.
- D'accord, mais sans augmentation de prix.
Le metteur en scène croyait que je cherchais à obtenir quelques francs de plus. Mais moi, ma « resquille » était toute différente. Une heure de vol supplémentaire, je ne voulais que cela...
Je me rappelle encore, comme s'il s'agissait d’hier, l'outil qu'on me mit entre les mains. Un vieux « Sop » de guerre, qui tenait à peine. Juste bon à se faire démolir. Mais je crois vraiment qu'aucun appareil de raid, aucun prototype racé ne me donna autant de joie pure que cet engin poussif. Comme il sentait bon l’huile de ricin! 
Je fis un vol d'essai. Je fis l'accident. Je plongeai Suzanne Grandais, emmitouflée de cuir et protégée par d’épaisses lunettes, dans l'eau de l'Oise, près de l'lsle-Adam. Le pauvre « Sop », lui, était en miettes. J'eus une peine profonde.
Quelques jours plus tard, ayant perdu mon emploi de mécano et sans un centime, je revins voir le metteur en scène.
- Nous n'avons plus de scènes aériennes, dit-il, mais on pourra voir dans la figuration.
J'appris un nouveau métier... qui dura autant que les prises de vue de La Fille de l'Air. La noire misère recommença. Petites annonces. Visites aux firmes d'aviation. Refus... refus... refus.
Je couchais dans les asiles de nuit ou nulle part. Je me nourrissais d'un café crème, d'un croissant, alors que j'avais un appétit terrible. J'étais maigre comme un fil. Souvent, la tête me tournait d'épuisement. J'entrais dans un café de la rue Montmartre. Un patron m'y connaissait. Je pouvais m'y reposer jusqu'au matin, sans rien prendre.
Parfois, j'allais jusqu'à Lille. Ma mère y travaillait en qualité d’infirmière et, sur son pauvre salaire, épargnait de quoi m'acheter un billet. Là, je me rattrapais un peu sur la nourriture, mais pas à ma faim, car je ne voulais pas montrer à maman combien elle était grande. Mais mon costume me trahissait.
- Reste avec moi, Jean, disait alors ma mère. Nos amis te trouveront ici une situation.
Une situation ! Le mot seul suffisait à me révolter.
Une situation assise ! Et le vol ! Et l'espace ! Et les beaux appareils grondants.
Je remerciais ma mère et repartais vers Paris, vers la faim et les nuits sans abri, répétant entre mes dents serrées :
- Je piloterai, je piloterai, je piloterai...
Et ma conviction était si grande que le commandant Denain, qui avait été mon chef en Syrie, me proposant de rentrer dans l'armée, je refusai.
Fin de juillet 1924... Une chaleur étouffante.
Dans la ville à moitié assoupie, un garçon aux cheveux démesurément longs, tenaillé par la faim depuis un an, continuait à se battre pour sa chimère. Car je continuais. Et deux ou trois fois la semaine, je me rendais à l'hôtel meublé de la rue Réaumur, d'où j'avais adressé mes premières lettres aux maisons d'aviation, pour savoir s'il n'y avait pas de réponse.
Et, tout de même, elle arriva. Un jour, je déchirai d'une main un peu tremblante une enveloppe qui portait en exergue : LIGNES LATECOERE, TOULOUSE.
C'était une convocation du directeur de la ligne Toulouse-Casablanca à me présenter à son bureau.
Je n'avais naturellement pas un sou pour prendre le train. J'écrivis en hâte à maman de m'envoyer vingt francs et je courus aux officines à enveloppes où, en trois jours, j'arrivai à compléter la somme nécessaire à l'achat d'un billet de troisième.
Pendant le voyage, qui dura toute la nuit, je crois bien que je ne fermai pas l’œil un instant.
Sur le terrain, je remis ma convocation à un employé et attendis. Enfin, je fus appelé.
Je pénétrai dans une pièce austère et pauvrement meublée. Derrière une table, encombrée de papiers, se tenait le directeur, M. Daurat. Derrière lui, une immense carte d'Espagne hachurée de traits multicolores tranchait sur le papier défraîchi du mur.
La cigarette aux lèvres, trapu, enfoncé dans son fauteuil, le chef qui, par une énergie forcenée, avait créé, avec un matériel de guerre réformé, une ligne qui, par sa régularité, faisait parler d'elle dans tous les milieux d'aviation du monde, fixait sur moi son regard.
Je me hâtai de lui tendre mon carnet de vol, mes papiers militaires. A part moi, je m'attendais à quelque compliment pour mes citations, à des questions sur mes heures de vol.
Glacial, M. Daurat leva son visage au menton volontaire, aux mâchoires dures.
- Je vois, fit-il, vous n'avez encore rien fait.
Je ne pus retenir une exclamation :
- J'ai six cents heures !
- Ce n'est rien... rien du tout.
J'aurais été terrorisé, si je n'avais discerné dans le regard de cet homme si dur une chaude et profonde flamme humaine. Il examinait mon costume brossé jusqu'à la corde, ma crinière soigneusement ramenée dans le cou.
- Vous avez de beaux cheveux, ricana-t-il, vous n'avez pas une tête d'ouvrier.
- Mais j'ai demandé à être pilote...- Mais j'ai demandé à être pilote...
- Ici, être pilote, c'est être ouvrier d'abord, vous passerez par la filière, je vous engage comme mécano. 
« Allez voir le chef d'atelier et demandez-lui des bleus... »
- Bien, monsieur le directeur.... quand pourrai-je piloter ?
- Ici, on ne pose pas de questions... Vous le verrez bien quand vous volerez... si vous volez ... , ajouta-t-il en me congédiant.
Le chef d'atelier me convoqua pour le lendemain six heures et demie. Il me présenta à Marcel Reine et à Dubourdieu, deux nouveaux comme moi.
Dubourdieu, qui était de la région, nous indiqua son hôtel. La chambre y coûtait quatre francs par jour et les repas deux francs cinquante. Quatre vieilles demoiselles nous reçurent au Grand Balcon. Pieuses, aimables, enjouées, elles avaient vu passer chez elles plusieurs jeunes gars, comme nous pleins de santé, qui, un matin, dans la brume, étaient restés dans les Pyrénées...
Le lendemain matin, avec Reine, Dubourdieu et quatre autres nouveaux, nous nous tassions dans un coin du tramway. Ecrasés de respect, nous osions à peine lever les yeux vers les « anciens », reconnaissab1es à leurs vestes de cuir.
Au terrain, le chef mécanicien nous attendait. Au terrain, le chef mécanicien nous attendait.
- Ah ! c'est vous les pilotes... Bon... vous voyez ces cylindres, vous allez les laver à la potasse. Ça fera blanchir vos jolies mains... 
Pendant trois semaines, nous frottâmes avec acharnement des centaines de cylindres.Pendant trois semaines, nous frottâmes avec acharnement des centaines de cylindres.
Un matin, le chef mécanicien nous accueillit par ces mots :
- Mes félicitations, vous avez de l'avancement. Vous êtes affectés au dégroupage.
Toute la journée, nous démontions les moteurs et nous les remontions.
Je commençais à trouver ma vie atrocement monotone, lorsqu'un soir, M. Daurat, passant près de nous sans s'arrêter, grogna : - Vous viendrez demain à six heures et demie sur la piste.
Le matin suivant, sur l'aire de ciment, les anciens :
Rozès, Bedrignan, Thomas, Debrien, Ham, Lethellier, Doertlinger un as alsacien qui, dans les rangs allemands, avait abattu treize Français, tous, les mains dans les poches, nous regardaient, impassibles. 
J’étais le troisième à passer sur le vieux Bréguet 14.
Les deux premiers, après un décollage et un atterrissage imprécis, revinrent vers nous. J'entendis la voix sèche de M. Daurat: 
- Cela ne vaut rien... éliminés.
C'était mon tour. J'avais le trac, cette sourde inquiétude qui me saisit avant les événements décisifs de ma vie et qui disparaît aussitôt que je me sens calé par le dur coussin de cuir du siège-pilote.
Intérieurement, je me promettais une belle revanche sur ce directeur hérissé. Cette fois, je comptais bien «lui en mettre plein la vue».
Ah ! mes six cents heures de vol n'étaient rien ! Je lui montrerais que, du moins, elles m'avaient appris à tenir un manche à balai.
- Mermoz... allons, dépêchez-vous, c'est votre tour!
Je ne me fis pas prier. Je sautai légèrement dans la carlingue, fixai la ceinture.
Le moteur, encore chaud, tournait rond. Je roulai au bout du terrain pour prendre le vent debout...
Lentement, je tirai la manette des gaz, le Bréguet s'élança, Je fis un long palier près du sol, de manière à accumuler de la vitesse. Brusquement, je tirai et j'amorçai un virage à l'américaine. L'avion, le nez en l'air, perça l'air comme une flèche. Je regardai le terrain de Montaudran devenir minuscule...
Quand j'eus bien montré ce que je savais faire en l'air, le décidai de montrer comment on atterrit, comment «on se pose dans les marguerites», juste sur le rond blanc du terrain, objectif ordinaire des épreuves de précision. Je réduisis les gaz à fond. Je planai en dessinant de longs S. Puis j' inversai les commandes : hop là... une glissade à gauche... hop là... une autre glissade à droite,... Voici le rond blanc. Très doucement, je l'atteignis, je redressai, je roulai quelques mètres...
Je ramenai l'avion sur la piste avec un sourire satisfait... Je cherchai des yeux le redoutable M. Daurat. Il avait disparu. Je descendis. Silencieux, impassibles, les « vieux pilotes », les jambes écartées, la cigarette au bec, m'examinaient.
- Vous n'avez pas vu M. Daurat ? demandai-je.
Avec son accent traînant de Méridional, Rozès me répondit :
- C'est pas la peine de te fatiguer à le chercher. Tu peux faire ton baluchon...
Je haussai les épaules. Quelle stupide brimade ! J’avais conscience d’avoir piloté admirablement le Bréguet 14.
M. Daurat, à ce moment, revêtu d'un imperméable, et d'un chapeau gondolé, sortit d'un hangar. Je ne pus rien discerner sur son visage glacé.
- Vous êtes content de vous ? fit-il en s'approchant
- Oui... monsieur le directeur...
- Eh bien, pas moi. Ici, nous n'engageons pas d'acrobates. Si vous voulez faire du cirque, allez vous, faire voir ailleurs...
Je fus tellement stupéfait... tellement furieux ma voix s'étrangla. J'arrachai mon casque de cuir je courus vers le vestiaire des mécanos où j'avais laissé mes bleus, mon veston et quelques bricoles. Rageusement, j'empaquetai mes pauvres hardes. Le sentiment d'avoir raison envers et contre tous m'empêchait de penser à l'enfer qui m'attendait de nouveau. Je ruminai des imprécations, je grommelai des menaces, des défis au sort... 
J’entendis derrière moi un pas lourd, je me retournai.
Daurat toussota, resta un instant silencieux.
Alors, vous partez ? fit-il avec négligence, en tirant de sa poche un paquet de caporal.
- Oui, dis-je sèchement.
- Hm... vous n'êtes pas discipliné... Hm... vous êtes prétentieux... Hm... vous êtes content de vous... Hm... naturellement.
- Oui, je suis content de moi.
- Vous répondez... 
- Bien sûr, puisque vous m'interrogez. 
- Vous avez mauvais caractère.
- Non, monsieur le directeur, mais je déteste l’injustice... Je suis certain que j'ai bien piloté...
- Hm... 'turellement... Prétentieux ...Hm..., On vous dressera.
- Mais... vous me mettez à la porte ?
- Bon... On va voir... Retournez sur la piste. Montez lentement à deux cents mètres. Virez à plat. Revenez face au terrain... Prenez de très loin votre atterrissage... C'est comme ça que l'on travaille à la ligne...
Ma rage fit place à une joie de dément.
Je courus sur la piste en boutonnant ma veste... Je grimpai dans l'avion... Je roulai de nouveau vers le vent...
Lorsque je revins sur la piste, M. Daurat n'était pas là... Mais, au regard indulgent des anciens, je compris que mon existence de paria était achevée.

 

 
 

retour Mermoz             retour accueil                      Chap3