CHAPITRE III 
 Les débuts de l'Atlantique Sud 

 
  Pour la centième fois depuis six ans, un équipage français a traversé, en juillet dernier, avec le courrier, l'Atlantique Sud, reliant le continent africain à l'Amérique du Sud... 
Que de chemin parcouru depuis le jour où les portugais Cabral et Coutinho eurent, les premiers, le courage de franchir, sur leur Fairey à flotteurs, les 1500 kilomètres qui séparent les Iles du Cap Vert du Rocher de Saint-Paul
Que de bruits de moteur dans le ciel de l’Atlantique Sud depuis la fin héroïque de Saint Roman, Mounavrès et Petit, qui tentèrent les premiers, sur leur Farman »Goliath », de relier la terre d’Afrique à la côte du Brésil...
...depuis le matin d’octobre 1927 où je vis le "Joseph-le-Brix", avec notre grand Costes et notre si regretté Le Brix, décoller de Saint-Louis du Sénégal pour tenter de réussir, les premiers, la grande aventure que représentaient à ce moment là les 3200 kilomètres qui séparent Dakar de Natal...
...depuis les traversées des Braya, des Challe et Larre Borgès, des de Pinedo, de Ferrarin et de Prete...
...depuis le vol d’escadres magnifiques et mémorables de Bathurst à Natal des hydravions de Balbo et de ses équipages d’élite...
Que tout cela semble loin maintenant ! Mais quel résultat obtenu de ces cristallisations d’initiatives individuelles, d’efforts collectifs obscurs! Que de définitions morales et sociales représente maintenant une traversée de l’Atlantique Sud...
Un symbole d’émulation dans un champ d’aéronautique internationale, une école d’énergie où les sublimes aspirations d’une civilisation qui ne devrait servir qu’un progrès humain se confondent avec l’esprit de conquête pacifique dans l’amour-propre national.
Un champ de bataille aussi où la spéculation lutte contre l’action pure, où les formules et les idées s’affrontent au détriment de la réalisation saine et compréhensive, où l’élément est le moindre ennemi, où la politique partisane, l’étroitesse des conceptions administratives et les appétits d’intérêts particuliers sont les pires adversaires.
Un trait d’union idéal qui supprime définitivement l’obstacle naturel qui a empêché si longtemps des peuples issus d’une même race latine de se reconnaître, de mieux se connaître et de mieux se comprendre.
Œuvre humaine au service d’une mystique aéronautique autant que sociale... œuvre de foi en soi-même, en son pays, en sa race; exaltation d’un courage simple, d’un travail d’ouvrier habile, d’une conscience professionnelle élevée au-dessus de tous les égoïsmes quotidiens.
Cette centième traversée de l’Atlantique Sud est française. Notre pays peut et doit s’en honorer.
Mais il doit cet honneur à tous les artisans de cette grande tâche, illustres et obscurs, qui l’ont accomplie... à Couzinet, à Bonnot, Hébrard et à leurs 34 équipages, à Blériot et à l'équipage de son «Santos-Dumont», à Guillaumet et son Farman «Centaure» à vous tous, mes camarades de la ligne, Rouchon, Richard, Comet, Dabry, Gimié, Pichodou, Lavidalie, Néri, Pichard, Adam et tous vos coéquipiers, à vous, mes camarades disparus: Ponce, Pareyre, Clavère, Lhotellier, Barrière, Marret, que la mer a gardés, dont le sacrifice n'aura pas été vain; à vous, mon cher vieux Collenot, mon mécanicien de toujours, qui êtes resté avec eux et auquel j'adresse ma pensée la plus profondément émue.
Comme vous pouvez être heureux et fiers, aujourd'hui où il vous est permis pour une fois de jeter un regard dans le passé et de revivre les heures disparues, de refaire le chemin parcouru!
Mais cela m'étonnerait bien qu'au fond de vous-mêmes une pensée n'aille pas vers ceux qui, parallèlement; à vous, font le même effort, qu'ils soient d'un pays ou d'un autre.
Je suis sûr qu'aujourd’hui vous oubliez un peu qu'il existe un plus lourd ou un plus léger que l'air, que d'autres équipages ne parlent pas la même langue que la vôtre, dans des «popotes» identiques aux nôtres, après l'étape accomplie.
Vous savez bien, vous, que, là-haut, au-dessus de l'Atlantique comme ailleurs, une langue unique se parle, inconnue de tous ceux qui ne partagent ni vos luttes, ni vos espoirs, ni vos sacrifices: celle des hommes de l'Air... 
Dans cette fraternité du vol qui est la vôtre, la nôtre, que ce soit au milieu de nos joies et de nos deuils, il y a place pour tous ceux qui, comme nous, ont accompli leur effort et l'ont réalisé avec la même foi, dans le même esprit librement consenti.
Centième traversée postale de l'Atlantique, nous te saluons comme un symbole de la satisfaction unanime, de la joie forte, profonde et simple qui anime aujourd'hui tous ceux qui représentent le véritable monde de l'Air.

La création, le maintien et la perfectionnement de cette ligne est la somme d'innombrables dévouements de tous ordres, matériels et moraux. Près d'une centaine de nos camarades, pilotes, radiotélégraphistes, mécaniciens, ont donné leur vie pour cette œuvre, Parler de la ligne, c'est parler d'eux tous. Notre mémoire ne peut les séparer. 
J'aurais pu raconter quelques histoires d'incidents et d'accidents qui me sont personnellement arrivés. La presse et la littérature en ont épuisé le sujet, leur ont donné un ton d'aventures, une allure romantique. Mes souvenirs à moi sont beaucoup plus simples et plus émouvants à leur manière. Je les garde au fond de moi-même comme les précieuses reliques de certaines minutes passées, de tant d'amitiés disparues, Quand on a vécu soi-même de simples, saines et puissantes réalités, on ne peut guère en apprécier la légende.
Et puis, à l'heure actuelle, la personnalité doit s'abstraire dans une action commune et si je reprends mon éternel sujet de la ligne France-Amérique du Sud, c'est parce qu'il est lui-même un merveilleux exemple d'action commune, le résultat d'une quantité d'initiatives groupées, d'efforts trop souvent obscurs et trop souvent méprisés par des politiques intérieures ou extérieures méprisables.
C'est parce qu'il représente aussi, dans une époque où s'accumulent sans cesse les mille lâchetés quotidiennes et les éternels et pénibles renoncements, une source d'amour-propre et de dignité nationale et cela contre la volonté même de la plupart de nos dirigeants Politiques qui se sont acharnés sans cesse contre cette œuvre, laquelle a toujours eu à leurs yeux le défaut d’être française... simplement.
Je reviendrai d'ailleurs sur ce sujet. Les règlements de compte viennent toujours après la présentation des faits et des chiffres.

Les débuts d'une ligne: Toulouse-Dakar.

La «ligne» ! Avec ses onze mille kilomètres elle joint les rives de la Méditerranée à celles du Pacifique, en passant par l'Espagne, le Maroc, le Sahara mauritanien, le Sénégal, l'Atlantique Sud, le Brésil, l’Uruguay, l'Argentine et le Chili, par-dessus la Cordillère des Andes.
En 1920, la Société Latécoère commence l'exploitation de la ligne Tou!ouse-Casablanca avec des Salmson, puis des Bréguet 14 provenant du matériel de guerre. Ce sont des avions ouverts à tous les vents, dans lesquels on entasse le courrier. Des passagers enthousiastes ne tardent pas à s'installer sur les sacs de poste, encouragés par une régularité et une relative sécurité qui donnent confiance.
L'esprit du courrier a pris place dans chaque tête et chaque cœur de pilote. Celui-ci n'a plus qu'une idée : passer quelque soit le temps pour transporter lettres et colis dans le délai le plus court.
Un idéal unissant un sens élevé du devoir et de amour-propre professionnels à un esprit de sacrifice presque mystique, libéré de toutes les mesquineries, de toutes les médiocrités morales et sociales se crée sous l'impulsion d'un homme.
Cet homme, au commandement dur, un véritable chef de ligne énergique et sans défaillance, exigeant tout de lui-même comme il l'exige de ses pilotes, animé dans l'accomplissement de sa tâche d'une foi ardente qu'il inculque de gré ou de force dans l'âme de son personnel, c'est Daurat, actuellement directeur de la Compagnie Air-Bleu. On a trop oublié qu'il fut, avant tant d'autres, l'un des véritables pionniers, l'organisateur de la ligne France-Amérique du Sud jusqu'en 1930.
Chaque année, le courrier et les passagers augmentent en poids et en nombre.
En 1925, les mêmes Bréguet 14 tiennent encore la ligne, les mêmes moteurs aussi. Mécaniciens et pilotes continuent le même miracle quotidien qui fait revivre et repartir pour de nouvelles étapes moteurs et cellules. 
Latécoère commence à se rendre compte des possibilités de rendement commercial de l'affaire qu'il a eu certes, le premier, le courage d'entreprendre, mais dont les bénéfices compensent largement les risques qu'il a pu courir. Daurat, avec sa conception idéale de la ligne, ne doute pas de la possibilité daller encore plus loin et propose de joindre Toulouse à Dakar. 

Latécoère, dont le matériel ancien est amorti et qui obtient une nouvelle subvention, décide d'ouvrir le tronçon de Casablanca-Dakar. Une nouvelle infrastructure se crée rapidement avec des moyens de fortune dans les différents postes espagnols et français de la côte mauritanienne.
Deux avions partent un jour, l'un emmenant du courrier, l'autre l’accompagnant en direction de Dakar. La ligne postale Toulouse-Dakar est ouverte. Dakar est à trois ou quatre jours de Paris.
Un incident survient. Deux pilotes, Ville et Rozès, s'acheminent vers Cap Juby. Rozès atterrit en panne sur une plage. Ville atterrit à son tour pour le recueillir. Les Maures armés arrivent. Ils veulent s'emparer de Rozès qui abat deux d'entre eux à coups de revolver, puis réussit à se dégager et à sauter dans l’avion de Ville.
Ils décollent sous une rafale de balles et parviennent à Juby. L’enthousiasme des pilotes est un peu refroidi. Daurat descend immédiatement en passager jusqu'à Dakar, ranime cet enthousiasme :la ligne ne s'interrompra plus.

Captivité chez les Maures 
La ligne ne s’interrompra plus, malgré l'insuffisance du matériel que l’on rajeunit toujours, mais qui vieillit de plus en plus, malgré les captivités de Reine, de Pivot, malgré les sacrifices de Gourp, Erable, Pintado, assassinés lâchement par les Maures.
 
Gourp, blessé atrocement par une décharge à bout partant dans la hanche, épargné par ses bourreaux, bourlinguant dans le désert pendant huit jours, attaché sur un bât de chameau, couché; sur le ventre les bras en croix, dévoré par la gangrène, enfin rendu sans rançon par les Maures pleins d'admiration pour son courage, puis mourant, après huit jours d’atroces souffrances, des suites de son long martyre, reste le plus pur et le plus émouvant exemple de ceux qui, pénétrés de l'esprit du devoir, s'y sont sacrifiés et sont restés oubliés. 
A la fin de 1925, à mon quatrième courrier de Casablanca à Dakar, j'eus à mon tour une panne. C'était, après celle de Syrie, la seconde en zone insoumise.
Notre ligne survole, sur plus de quinze cents kilomètres, la portion espagnole du Sahara. Déjà des camarades, Rozès, Ville et Pivot, avaient fait connaissance avec les dissidents du Sud Marocain qui avaient failli les massacrer, mais c'était la première fois que l'on atterrissait chez les Maures de la Mauritanie espagnole. 
Je voyageais donc au-dessus de la brume depuis Agadir, quand une rupture de distribution m'obligea à descendre. La durée de mon vol me faisait supposer que j'étais parvenu à hauteur de Juby, escale vers laquelle je naviguais. 
Aussi, lorsque j'eus traversé la brume et me fus posé près de la mer, je ne sus s'il me fallait marcher vers le Nord ou le Sud pour rejoindre à pied le fort de Juby.
J'avais à bord un interprète qui s'appelait Ataf. Ces interprètes que nous emmenions avec nous, et qui étaient choisis parmi les amis des Maures insoumis, avaient quelque chose de curieux pour des interprètes, c'est qu'ils ignoraient le français. Ils étaient simplement destinés à prévenir le fanatisme des indigènes, leurs frères, en faisant miroiter, à leurs yeux les grosses rançons que la France paierait pour nous si on ne nous abîmait pas.
Pris entre leur devoir de bons Musulmans qui est de tuer les « Roumis » et leur intérêt qui, est de les vendre, les Maures, en général, hésitaient longuement, discutaient et changeaient d'avis plusieurs fois par jour. Et cette perplexité, peut-être fatigante pour eux, l'était encore plus pour leurs prisonniers.
Mais Ataf et moi, une fois à terre, ne vîmes personne et, hésitant sur la direction, nous partîmes vers le Sud, au hasard, en longeant la mer.
Ayant marché douze heures, je pensais bien m'être trompé. Le sens du désert d' Ataf aussi s'éveillait. On ne peut dire qu'il y a paysage lorsqu'on ne voit que du sable. Pourtant le paysage n'était pas celui auquel nous nous attendions. D'insensibles particularités faisaient du sable de Juby et de ses dunes un sable et des dunes différentes des autres.
Aussi, à la tombée de la nuit, nous décidions de de rebrousser chemin et de tenter notre chance vers le Nord. Au petit jour, après vingt quatre heures de marche sans repos, nous avions regagné l’avion, sous l’aile duquel je m’endormis pour quelques heures.
 
Quand je me réveillai, l’interprète avait disparu. 
Je repartis donc seul, mais ne pus marcher bien longtemps ; des coups de fusil me surprirent quand je n’avais aperçu personne.
Je me jetai à terre et attendis les événements. 
Enfin les Maures apparurent me tenant en joue. Je ne pensai à rien sinon à éviter le geste qui ferait tirer, comme l’on évite par la douceur des mouvements une piqûre de guêpe qui, pendant quelques secondes, plane sur vous.
Ils ne tirèrent pas, mais me rossèrent, et quand je fus définitivement assommé, m’attachèrent évanoui sur un chameau, sur le dos duquel je repris connaissance, au milieu de la nuit seulement, dépouillé de tous mes vêtements, hormis mon caleçon, car les Maures ont de la pudeur.
Pendant huit jours, mes propriétaires me déplacèrent en zigzag dans le désert, poursuivis eux-mêmes par d’autres Maures qui désiraient pour eux la rançon. Il s’ensuivit quelques escarmouches où les miens eurent le dessus, ce que, malgré ma faible sympathie pour eux, je désirai de tout cœur, car, pour vexer leurs ennemis, ils m’auraient quelque peu abîmer avant de me rendre.
Après neuf jours de captivité, on me fit pénétrer sous une tente et l’on me jeta à plat ventre devant deux Arabes voilés. J’eus la vision de deux belles statues immobiles. Après ces neuf jours de désordre, de discussions criardes et de misère, ils me parurent dans leur immobilité et leur silence d’une dignité admirable.
Je sentais que ma vie ne dépendait plus du hasard des mots, des geste et des vanités, mais d’un jugement réfléchi. J’éprouvais une étrange sécurité à penser que derrière le visage voilé de mes statues bleues, car les Maures sont habillés de voiles bleus, j’étais déjà peut-être condamné ou absous, mais qu’en tout cas rien d’absurde ni d’incohérent n’entamerait la décision qui à l’instant allait être prise. Sensation de dépendre enfin d’une pensée d’homme et non d’un réflexe de bête.
Quelle que dut être la solution de cette confrontation muette, de ce jugement selon un code que j’ignorais, je subis curieusement, et pour la seule fois de ma vie, en plein Sahara, sous une tente pauvre, parmi les pillards, la majesté de la Justice.
L’un des deux hommes qui paraissait le maître était le frère du Sultan dissident de Taroudant, grand chef religieux. Il me prit sous sa protection et m’emmena. Il avait lutté autrefois contre les français à Marrakech, parlait l’espagnol, l’anglais, le français et avait visité l’Europe.
Je fus admirablement bien traité et revendu par lui au fort de Juby pour cinquante mille francs environ( 12.000 pesetas).
Oui, malgré ces difficultés sans nombre, malgré les sacrifices de Lassalle, Lécrivain, des Pallières, malgré la captivité de trois ou quatre mois de Reine et Serre, actuellement directeur du matériel d’Air France, qui furent rendus contre rançon après maintes souffrances et privations, malgré les quelques vingt machines qui jonchent la côte de Mauritanie, l’élan est donné, la ligne est tracée et marche régulièrement. 

 

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