|
AVANT-PROPOS
Nous nous proposions de faire
paraître cet
ouvrage consacré à la ligne
aérienne Latécoère : France - Amérique du Sud, à l'occasion du
vingtième
anniversaire de sa création qu'elle devait atteindre le 1er septembre
1939 mais
par un singulier destin, alors que l'œuvre de Pierre Latécoère était
issue
d'une guerre, la publication du livre qui en retrace l'histoire, nous
était
interdite par un nouveau conflit. Il nous fallut attendre des jours
plus
paisibles. Nous les croyons enfin venus.
Entre temps, des écrivains notoires,
des
poètes illustres dont le talent
égale la sensibilité, s'attachant à quelques-uns des épisodes brillants
ou
tragiques qui marquèrent en son cours l'entreprise, exaltaient les
hauts faits
de cette admirable jeunesse qui était venue la servir avec
l'enthousiasme de
son âge, en en acceptant la tâche et les dangers. Mais à suivre les "
Illuminations " des poètes et subissant leur magie, l'on risque souvent
de
s'écarter de ce méridien dont parle Pascal et de n'avoir plus devant
les yeux
éblouis que des images incertaines et fugitives de la vérité. Ainsi, la
figure centrale de la " Ligne ", ses luttes âpres, ardentes pour le
triomphe d'une des plus audacieuses et humaines réalisations de notre
époque,
laissées dans l'ombre, semblent attendre que le temps les efface.
Comme le fruit désaltérant ne fait
guère
songer à l'arbre qui l'a
produit, l'homme qui bénéficie aujourd'hui des avantages incalculables
du
parcours aérien : France-Amérique du Sud, franchi en quelques heures,
ignore
quel fut le prodigieux constructeur de cette route nouvelle, quelles
furent
l'ampleur et la complexité des problèmes qu'il eut à résoudre avant de
pouvoir dire à son premier pilote : Allez !...
Aussi, dans le dessein d'arracher à
un
ingrat oubli le nom de ce hardi
pionnier de l'aviation postale française, et de fixer l'histoire de son
œuvre,
avons-nous réuni dans Vent debout nos notes écrites à mesure que se
déroulait l'action de ses artisans. A la base de toute création, il y a
un
créateur. Celui de la " Ligne France - Amérique du Sud ", fut Pierre
Latécoère. Industriel d'une culture générale rare dans son milieu,
cerveau
en continuelle effervescence, il pressent, par une sorte d'intuitive
divination,
que la guerre touche à son terme. Nous sommes au début de l'année 1918.
Il
scrute l'avenir.
L'avion qu'il fournit aux armées et
dont
il entrevoit les possibilités,
cessera d'être un engin de destruction pour devenir un instrument de
rapprochement entre les hommes. L'idée est née; il s'agit d'établir un
plan
d'exécution. La guerre prend fin, en effet, selon ses prévisions.
Organisateur
et chef, disposant du navire il forme l'équipage. De jeunes soldats de
l'air
épargnés par les combats, encore adolescents, se présentent à lui; il
procède à une sélection et garde ceux qu'il juge capables de le suivre.
Aux
uns il enseigne ses méthodes de travail, aux autres il donne des ailes
qui les
élèveront un jour aux plus hauts sommets de la gloire; à tous il impose
l'ordre et la discipline. La tâche de chacun étant déterminée par sa
capacité, il tient la main à ce que nul n'en force les barrières ni par
excès de zèle ni par ambition, vertus négatives et sources de désordre
dans
une œuvre commune. Son commandement est bref, son autorité
prépondérante,
l'exemple de son activité constant. On lui obéit, on le craint, on
l'admire
parce qu'il demeure humain et à cause de la vie dont il anime tout ce
qui
l'environne. Pierre Latécoère né à Bagnères-de-Bigorre en 1883, avait
fait
ses études à Louis-le-Grand puis, après un séjour de deux années en
Allemagne, entrait à l'Ecole Centrale en 1903. Il fréquentait avec une
certaine assiduité les librairies du quartier Latin. Depuis longtemps
déjà
familier de ces maisons, je l'y rencontrais souvent. Un égal amour des
livres
nous amenant parfois à disputer les mêmes trouvailles, nous offrit
l'occasion
d'échanger quelques propos. Ce jeune étudiant dont les opinions sur les
choses
et les gens, un peu à l'emporte-pièce, définitives mais jamais
dépourvues
d'intérêt, révélaient une intelligence exceptionnelle et annonçaient
une
personnalité, éveillait ma curiosité. Quand il arrivait accompagné de
quelques condisciples, on pouvait être assuré que leur conversation
prendrait
vite un tour véhément car, n'ayant point d'idées communes ils ne
pouvaient
s'entendre sur rien. De plusieurs années son aîné, plus calme et déjà
moins
absolu, je tolérais ses petites vivacités et nos rencontres se
multipliant,
nous nous prîmes d'amitié l'un pour l'autre. Un philosophe grec
observait que
le contraire est l'ami du contraire : il en est encore ainsi. Il fut
convenu
que, chaque semaine nous passerions une soirée ensemble : le samedi.
Quoi qu'il
s'orientât vers les sciences, il marquait un vif intérêt pour les
lettres et
les arts; il dissertait volontiers sur des textes de Platon à Bergson,
ne
manquait aucune des grandes manifestations musicales où nous étions
certains
de nous retrouver : Bach, Schumann, Berlioz avaient ses préférences.
A mesure que notre intimité
s'affirmait,
je pus remarquer que certaine
brusquerie dans ses manières cachait une grande timidité, comme son
détachement des questions d'ordre sentimental qui auraient pu le trahir
dans la
voie où il allait s'engager, dissimulait une profonde indulgence pour
les
faiblesses du cœur. " Il ne faut avoir confiance en personne,
disait-il,
car la plupart de ceux qui vous témoignent du dévouement, recèlent un
calcul
ou une revanche d'orgueil. " D'autres, avant lui, avaient tenu le même
langage. Dans le courant de1906, Pierre Latécoère prépare ses examens
de
sortie de l'École Centrale... Son père, ingénieur, meurt laissant à sa
veuve
la charge de trois enfants et la responsabilité des ateliers de scierie
mécanique qu'il a fondés à Bagnères-de-Bigore en 1872, Mme Latécoère,
femme d'intérieur, n'a jamais été initiée aux entreprises industrielles
de
son mari; elle fait cependant tête à l'adversité, se renseigne,
s'instruit et
ramasse les rênes abandonnées. Petite, menue, plus menue encore dans sa
courte
pèlerine brune, deux coques de cheveux blancs passant de dessous son
chapeau de
paille noire entouré d'un ruban de velours, les yeux pleins de lumière,
elle
va trottinant sur le ciment, d'un établi à l'autre, de la comptabilité
aux
machines, silencieuse, souriante, vigilante. Elle est entourée de
respect,
même les "rétifs " s'inclinent devant cette énergie qui les
dépasse. Et le roulement de l'usine n'interrompt pas son cours.
Lors d'une de mes visites, Mme
Latécoère
me confie : " Un jour,
appelée par notre avoué au sujet d'un litige ancien et fort compliqué,
Pierre
s'offrit à m'accompagner. Sorti depuis quelques semaines à peine de son
Ecole,
il avait déjà compulsé tous les livres et dossiers, bousculé notre
vieille
organisation, insufflé à la maison une vie nouvelle. J'acceptai, comme
vous le
pensez bien, sa proposition et nous nous rendîmes à la convocation. Le
long du
chemin il resta silencieux; mais en arrivant à l'étude de Me X..., il
me pria
de le laisser parler... je ne demandais que cela... Quel ne fut notre
étonnement en écoutant son exposé fait avec la clarté et la précision
d'un
homme rompu aux affaires, et sa conclusion qui semblait avoir échappé à
notre
conseil et devait nous valoir, plus tard, gain de cause!... En sortant
de
l'étude de Me X..., je m'appuyai à son bras et pensai : Merci, mon
Dieu, je ne
suis plus seule!... "
Mais le nouvel ingénieur regarde
déjà au
delà de son industrie; disposant
de vastes terrains, il les fait couvrir et entreprend la construction
de
matériel roulant. Les premières commandes arrivent,
mais il va en
chercher
d'autres en Roumanie, en Hongrie. Bientôt ses ateliers ne suffiront
plus à son
activité : Toulouse semble répondre à ses vues. Il y crée une filiale,
y
ajoute des forges, forme une main-d'œuvre avec des éléments épars dans
cette
région, vient à Paris, centre des
affaires et y ouvre son premier
bureau. Sa
vie, désormais, se partage entre la capitale, Toulouse et Bagnères.
Mais les
frais généraux sont lourds, aussi faut-il augmenter la production.
Latécoère
a vent d'un ordre important des chemins
de fer du Midi et prend part au
concours. Le nombre, l'influence de ses concurrents, les longs
atermoiements
ajoutent à son mordant, il emporte le trophée. Ses usines ont dix
années de
travail assuré. Il me télégraphie : " As - satisfaction - stop -
Contrat
signé - Licence obtenue - Arriverai demain. - PIERRE. " Bien sûr, ma
satisfaction est grande; l'ai-je assez harcelé à propos de ce contrat
qui lui
garantit l'avenir et de cette licence en droit qu'il a négligé de
passer...
Nous voici donc fêtant ce double succès à la table d'un restaurant en
vogue.
Nous en sommes à l'heure du café et du cigare. D'un orchestre invisible
et
lointain nous parviennent amortis les échos de langoureuses mélodies
italiennes. La salle écoute en silence. Plongés dans une molle douceur,
nous
ne prononçons pas une parole. Tout à coup, interrompant sa rêverie,
Latécoère me dit : " Et si nous partions demain pour Florence?... je me
donne huit jours de congé... "
Moins surpris par sa proposition que
par
la concordance de nos pensées, je
lui réponds simplement : " Pourquoi pas?... " Férus, à cette
époque, de Stendhal, Barrès, Bourget, nous imaginons que nous ne
pouvons faire
choix de meilleurs guides, oubliant que certaines villes d'Italie sont
de
grandes courtisanes dont on ne peut apprécier les charmes que par
soi-même,
car, à chaque amant, elles donnent l'illusion d'un premier amour. Et
nous
allons découvrir Venise si riante dans ses miroirs, le Jour; si
mystérieuse
dans ses ombres, la nuit; et puis, la blanche majesté de Florence. Du
Palais
Pitti au musée des Offices, des peintures du Ghirlandaio aux sculptures
des
della Robbia, du Donatello au divin Léonard, parmi cette orgie de
marbres et de
bronzes ajourés, nous tirant à chaque pas par le bras pour nous
signaler une
merveille nouvelle, le temps de notre escapade s'écoule sans que nous y
prenions garde.
1914 : c'est la guerre. Quoique
dégagé de
toute obligation militaire par la
faiblesse de sa vue, Latécoère se fait remplacer à Toulouse, la
direction de
Bagnères étant toujours assurée par sa mère, et s'enrôle dans
l'artillerie.
Au bout de quatre mois, un général qui l'entend discuter décide : " Ce
phénomène rendra plus de services à son pays à la tête de l'industrie
qu'au... derrière d'un canon... ".
Et on lui confie la construction d'un nouveau matériel et d'obus de
gros
calibre. A chacune de mes permissions, il me questionne sur nos avions,
leurs
caractéristiques, leur utilisation. On le sent mordu par le démon de
l'Air.
L'un des traits saillants de son caractère est la rapidité de ses
passages de
la pensée à l'action et, en cas d'erreur, de celle-ci au redressement.
En
1917, il va ajouter une nouvelle branche à son activité l'avion. Il
offre son
concours à M. Loucheur qui vient d'être nommé ministre de l'Armement et
en
obtient la commande de 1.000 avions Salmson. Les conditions du marché
sont
d'autant plus sévères que l'ordre est d'une exceptionnelle importance.
Une
clameur s'élève aussitôt des milieux des constructeurs jusqu'alors
reconnus,
et déferle sur le Parlement. On conteste les capacités de cet " intrus
", on le dénigre. Le mérite, a dit Voltaire, a toujours les
contemporains
pour ennemis. Latécoère laisse aboyer : en deux mois il est prêt.
Pendant ces
deux mois la crise des transports, la difficulté de se procurer des
matières
premières le transforment en approvisionneur; il passe ses nuits,
toutes ses
nuits en sleeping, ce qui fait dire à l'un de ses collaborateurs : "
Quand
les trains ne marcheront plus, on mettra un moteur au pied de son lit. "
Les premiers appareils vont
rejoindre le
front, en avance sur les délais
fixés. Le ministre qui a fait confiance à " l'intrus " et a pu, par
moments, craindre de s'être trop, engagé, respire enfin et tient à
féliciter
" son homme ". L'année suivante, le drame qui ensanglante le monde
prend fin et Latécoère crée sa " Ligne ". D'un bout à l'autre du
ruban qui se déroule dans le ciel rien n'échappe à son contrôle. Seul à
connaître ses ressources, il est seul à pouvoir mesurer la dépense. Il
poursuit, néanmoins, sa ronde effrénée : par la voie ferrée il est
tantôt
à Paris, tantôt à Bagnères et Toulouse; par la voie des airs en
Espagne, au
Maroc, en Algérie, en Tunisie, au Portugal, en Italie. Mais les plus
belles
œuvres comportent presque toujours de durs renoncements. Une heure
cruelle
sonne pour Pierre Latécoère. La " Ligne " coûte très cher; les
subventions et les recettes trop faibles ne suffisent pas à son
entretien; elle
absorbe les bénéfices des Forges, en compromet l'équilibre. Le dilemme
se
pose : la Ligne ou les Forges? Malgré tant de souvenirs qui l'attachent
à sa
première entreprise et la tranquillité qu'elle lui assure, il serre les
dents
et la sacrifie. Il la vend pour que la " Ligne " vive.
Il s'en va étourdir sa peine en
Amérique
du Sud d'où il rapportera des
contrats postaux. M. Poincaré, président du Conseil, lui exprime sa
satisfaction; mais M. le ministre chargé de l'Aéronautique lui fait
comprendre
que la Société Latécoère dont le Conseil d'administration n'est composé
que
de techniciens ne présente pas les garanties positives répondant à
l'importance des crédits qui vont lui être alloués... C'est " le moment
" des financiers! Latécoère cède sa place. Son énergie demeurant
intacte, ses ateliers construiront des avions prototypes. Coup sur coup
trois
appareils commerciaux sont étudiés, fabriqués, livrés. Mais les lignes
d'Amérique du Sud et d'Amérique du Nord ont d'autres exigences et
Latécoère
s'attaque au problème des hydravions de gros tonnage. Ainsi voient le
jour
d'abord un appareil de 25 tonnes, puis un second de 42 tonnes, enfin,
un
troisième de 75 tonnes qui porte seul, aujourd'hui, malgré son âge, au
delà
de l'Océan, un nom français, comme sauvegarde de notre ancien
président. En
juin 1943, Pierre Latécoère est frappé par un mal implacable. je suis à
son
chevet. Assis sur son lit, replié sur lui-même par la souffrance,
pouvant
parler à peine, il me dit : " je fais étudier un 120 tonnes, et un 200
tonnes dérivés du 631... (le 75 tonnes)... Tu comprends, nous ne devons
pas
perdre l'avance que nous avons sur l'étranger... "
Mais le 11 août, à 11 heures, les
Parques
mettaient un terme à ses nobles
ambitions. Il appartiendra aux générations qui viendront, de juger cet
homme
et son œuvre.
Que nos amis Espagnols ne se méprennent pas sur le sens de Vent
debout
Ce livre n'est point écrit contre leur patrie ni même contre les
personnes
qui ont, pour des fins qui nous échappent et sans doute étrangères à
notre
rayon d'action, dressé des obstacles sur notre route. Retraçant ici
l'histoire
d'une grande réalisation française, tenus en laisse par la vérité, nous
bornons notre témoignage au simple exposé des faits, tels qu'ils se
sont
déroulés, tels que nous les avons vécus. Qu'ils ne prennent pas
davantage
ombrage des subterfuges auxquels nous avons eu parfois recours pour
l'accomplissement de notre tâche. Il n'a jamais été dans notre esprit
de
tromper ni, encore moins, de trahir un pays aussi chevaleresque où tant
d'hommes de cœur, dans des heures difficiles pour nous, délicates pour
eux,
nous ont apporté leur concours loyal et efficace.
Nous leur en gardons une profonde
reconnaissance. B. DE MASSIMI (1).
(i) Ancien administrateur directeur général
de la ligne Latécoère
: France-Amérique du Sud (1918-1931). Fondateur Directeur général
des lignes
" Air Bleu " 1934-1936). ????
CHAPITRE 1:
Le
1er
Septembre 1919
Texte
Dès la pointe du jour qui
s'annonçait
clair, l'aérodrome de Montaudran ,
s'anima de ce mouvement particulier qui précède un événement
d'importance.
Les hangars, côte à côte comme des frères jumeaux, s'ouvrirent avec un
bruit
strident, découvrant des voilures d'argent sur un sol propre que l'on
avait
soigneusement balayé pendant la nuit car on travaillait à toute heure à
cette
époque.
Au-dessus du hangar central, la manche à air, suspendue à sa frêle
antenne, se soulevait paresseuse et hésitante en direction du Sud, vers
les
Pyrénées. Toutes les chances!
Pilotes, mécaniciens, manœuvres, ne tenaient pas en place, ils allaient
et
venaient affairés, comme si chacun d'eux, ce jour là, ce grand jour qui
se
préparait, le plus grand de tous, se rendant compte de l'œuvre qui
allait
s'accomplir, éprouvait le besoin de lui apporter une contribution à sa
mesure.
La lumière s'intensifiait avec la percée du soleil qui illuminait déjà
la
cime des arbres en bordure de la piste et filtrait à travers les
branches des
taches d'or, mettant sur les visages et sur les choses, comme un air de
fête. Les appels,
les ordres, les interjections se croisaient accompagnés de gestes
rapides.
Toute une jeunesse vibrait, s'épanouissait dans ce travail qui semblait
avoir
été inventé pour elle.
- Aux " zincs ", cria un contremaître.
Tout le monde se précipita. L'un après l'autre, sept avions d'argent
furent
poussés hors de leurs abris par vingt, trente bras, au milieu
d'exclamations
mêlées : " Pas par là... Bon Dieu... Pas trop fort... toi... Touche pas
à l'empennage... "
Et, cahotants, incertains, avec un balancement lourd des ailes,
avançant
comme des cygnes hors de leur élément, les sept oiseaux allèrent
s'aligner
sur la piste, face à la brise fraîche qui, ce matin-là, semblait
alléger
l'atmosphère. Les pleins d'essence et d'huile ayant été faits, l'on
rentra
les grands cylindres qui roulèrent avec un assourdissant bruit de
ferraille.
Trois appareils seulement devaient prendre le départ pour l'Espagne et
le
Maroc, mais l'on avait sorti tous ceux qui étaient en état de voler,
pour
être prêts à toute éventualité et, peut-être aussi, pour faire montre
de
la naissante prospérité de nos ressources.
- " Aux cales ", ordonna encore le chef mécanicien.
Les cales furent fixées sous les roues. Trois mécaniciens sautèrent au
poste de pilotage, d'autres mécaniciens se suspendirent aux extrémités
des
hélices, et l'on entendit
- Essence.
- Contact.
D'un arrachement brusque, les pales furent ramenées vers le sol, mais
les
moteurs n'émirent qu'un ou deux éternuements.
- Coupez ! cria un mécanicien.
- Coupez ! répondit le pilote. De nouveaux essais suivirent.
Enfin, l'un des moteurs " parla ", puis le second, puis le
troisième et leur " voix " s'amplifia, s'éleva, se réduisit, se
tut. Autour de chaque appareil, des hommes se démenaient armés de
chiffons,
procédant à une dernière revue de propreté, effaçant les empreintes qui
maculaient çà et là les plans ou les coques barrées de deux bandes
transversales, l'une aux couleurs françaises sur laquelle on lisait : "
Postes, " l'autre aux couleurs espagnoles, sur laquelle on lisait : "
Correos. "
Les trois pilotes, les " élus " : Beauté, que nous avions placé
à la tête de notre exploitation, Daurat et Dombray, tous trois anciens
chefs
d'escadrille - et dont l'aîné d'entre eux atteignait à peine sa
vingt-cinquième année - tous trois chargés de lauriers, portant sur
leur
visage la marque de la gravité et dans leurs yeux la joie, ne
quittaient pas
les " coucous " qu'ils devaient conduire à de paisibles victoires.
Entourés de leurs camarades, qui se consolaient de ne pas avoir été
désignés pour cette première épreuve en leur prodiguant des conseils,
ils ne
les écoutaient que d'une oreille distraite, ils compulsaient leurs
cartes,
examinaient avec soin les haubans, les cordes qu'ils faisaient vibrer
d'un
doigt, allaient aux roues et, de la pointe du pied, s'assuraient du
degré de
gonflement des pneumatiques, montaient à bord et, d'un coup d'œil,
inspectaient l'intérieur. Tout étant en ordre, ils s'installaient à
leur
poste et manœuvraient les manettes. Leurs mécaniciens, dressés sur des
escabeaux ou sur les roues, tendus vers eux, leur donnaient à grands
gestes des
explications, tandis que le va-et-vient se poursuivait inlassablement
autour
d'eux, car il fallait ici un tour de clé, là une goupille, toujours ce
à quoi
on ne songe qu'au dernier moment.
Une ultime épreuve des " moulins "
eut
lieu. Les moteurs
répondirent au premier appel cette fois, l'herbe se coucha sous leur
souffle,
et loin derrière eux, la poussière forma trois nuages. Tout " gazait
" à merveille. La voiture des P. T. T. arriva et livra des sacs de
courrier plombés qui furent aussitôt enfouis dans la carlingue; des
feuilles
administratives mentionnant le poids et le nombre de lettres furent
signées sur
les ailes des avions. Un mouvement se produisit : les autorités
toulousaines
arrivaient. M. le Préfet, M. le Maire, M. le Directeur des Postes, en
jaquette
et chapeau melon, étaient là. Il y eut des inclinations, des échanges
de mots
aimables, des sourires et de l'esprit officiels. On les avait fait se
lever de
bonne heure. Regrets partagés.
Questions oiseuses, pour dire quelque chose. De leur côté, les
mécaniciens
recommandaient paternellement à leurs pilotes : " Surtout pousse pas
ton
moulin... il gaze... Prends ton terrain comme il faut... et pose-toi
comme une
fleur. - Qu'ils en prennent de la graine les " hidalgos ". Dis donc,
n'abîme pas trop les Andalouses, laisses-en pour les frangins. " Sous
cette plaisanterie gamine, il y avait beaucoup de tendresse. Beauté,
Daurat,
Dombray, avaient revêtu leurs combinaisons, mis leurs chaussons et,
aidés de
leurs camarades, ajustaient leurs serre-tête. Nous nous approchâmes
d'eux,
Latécoère et moi. Ils étaient là, droits, sérieux et calmes devant
nous.
Les yeux dans les yeux nous échangeâmes des pensées communes. Nous leur
dîmes simplement : " Surtout de la prudence... pas de démonstrations de
virtuosité inutiles... Votre - notre succès est d'arriver à l'heure...
Allez
! " Une chaude poignée de main et les trois " élus " sautèrent
lestement à leur poste. Le départ avait été fixé à 8 heures; 15 minutes
nous en séparaient. Les moteurs furent remis en marche et vrombirent,
baissèrent, reprirent; sur un signe du premier pilote bras levé, agité
au-dessus de sa
tête, les cales furent retirées, puis l'un après l'autre les trois
avions
furent emmenés, moteur au ralenti, jusqu'à leur point de départ. Un
grand
silence se fit. A 8 heures moins 5 minutes, le premier moteur gronda de
toute sa
puissance et l'appareil de tête s'élança, courut, empennage horizontal,
s'éleva, survola les arbres à l'extrémité de la piste; le deuxième
appareil
imita son exemple, le troisième suivit, traçant dans l'espace une
spirale lumineuse.
Une émotion poignante nous étreignit
tous;
ce n'était pourtant pas la
première fois que nous assistions à un pareil spectacle, mais celui
d'aujourd'hui avait, pour nous, une signification particulière. Tout le
monde
suivait des yeux, immobile et grave, ces trois aigles d'argent évoluant
dans le
soleil. Réunis, à environ 500 mètres au-dessus du terrain, ils
décrivirent
une orbe, et à 8 heures précises, piquèrent vers les Pyrénées. Quand
ils ne
furent plus à notre vue, que trois diamants à l'horizon, nous nous
aperçûmes, Latécoère et moi
que nous étions serrés l'un contre l'autre. - Et s'ils n'arrivaient
pas?
demandai-je. (La suite de cet ouvrage justifiera ma question.)
- Trois autres partiraient sans
hésitation, me répondit Latécoère. Je fus rassuré.
Le premier courrier postal aérien de France s'en allait donc par
l'Espagne,
vers le Maroc. La première pierre de la ligne France-Amérique, venait
d'être
scellée. Une œuvre française prenait naissance. Nous entendîmes à peine
les
félicitations d'usage, et serrâmes des mains sans trop nous rendre
compte que les autorités toulousaines quittaient le
terrain. Nous revînmes à petits pas, pendant que les pilotes restés à
terre
regagnaient les hangars lentement, mains dans les poches, tête basse,
un peu
songeurs, un peu jaloux peut-être. Des marteaux frappaient de nouveau
le fer,
un moteur tournait au banc, une voix entonnait un air populaire... Le
travail
reprenait sa cadence. De tous les jours que nous avions vécus et, sans
doute de
tous ceux que nous allions vivre, dans cette industrie nouvelle, le ler
septembre 1919 fut, à coup sûr, le jour le plus simple et le plus
grand. Il
marquait l'éclosion d'une œuvre et l'aboutissement d'efforts devant
lesquels
nous eussions reculé si nous avions pu en prévoir la nature et la
complexité.
Ainsi, après plus de quatre années d'une tragédie monstrueuse, se
dressant au
milieu de ses ruines et de ses cimetières comblés, droite et fière dans
ses voiles de deuil, la France reprenait sa place à la tête du progrès
et
donnait, une fois de plus au monde, le témoignage de sa prodigieuse
vitalité.
CHAPITRE 2
: Une conception
Texte
De 1914 à 1918 mes visites à
Latécoère
avaient lieu à chacune de mes
permissions de détente. De vieux liens d'amitié m'unissaient à lui; une
commune passion des livres nous avait fait nous rencontrer plusieurs
années
auparavant. Des goûts semblables rapprochent, souvent, des hommes
dissemblables.
Le 15 mai 1918 je vins le surprendre dans ses nouveaux bureaux,
installés
dans un immeuble bourgeois du boulevard Haussmann. Je le trouvai fort
occupé à
sa grande table de travail encombrée de papiers. Son bureau était un
vaste
salon aux, boiseries blanches. Ici et là quelques meubles anciens, des
classeurs Louis XV aux murs quelques vieilles gravures et des dessins
d'avions.
Sur les meubles, de fort jolies reproductions de la statuaire
grecque.
Je m'installai dans un des confortables fauteuils placés en face de lui
:
Latécoère retira son lorgnon, en essuya les verres à l'aide de son
mouchoir
avec des mouvements vifs, et, fermant à demi les yeux, me demanda
:
- Penses-tu que nous en aurons bientôt fini avec cette tragédie?
Je lui répondis que, après nos illusions du début car nous avions tous
cru
que le conflit ne durerait que trois mois, il me semblait bien
imprudent, au
cours de la quatrième année, de faire des prévisions de durée. -
Apparemment, les Allemands paraissaient à bout de ressources; quant à
nous,
mieux organisés qu'au commencement, nous étions en mesure de tenir
encore
longtemps. - Or, quelle force de résistance restait-il aux Allemands?
Toute la
question était là, mais l'impression générale était qu'elle touchait à
sa
fin.
- C'est mon avis, reprit Latécoère. Aussi, faudrait-il, dès à présent,
préparer l'après-guerre.
Il se leva, alla s'adosser à l'un des classeurs. Je devinai, à son
regard,
qu'il avait quelque confidence à me faire et que, comme toujours, il
cherchait
une formule précise pour exprimer sa pensée. Si le conflit prenait fin
d'un
moulent à l'autre, l' État ne manquerait pas, usant de son droit, de
résilier
les commandes de matériel de guerre en cours. Sur un ordre de 1000
avions
Salmson qu'il avait reçu, Latécoère venait de livrer le 600è appareil.
Que
ferait-il de l'approvisionnement non utilisé? Fermerait-il son atelier
d'aviation?
Il cherchait donc une solution.
Une mûre réflexion l'avait convaincu que l'avion, nouvelle arme de
guerre,
peut-être la plus redoutable, pouvait aussi, la tourmente, passée,
devenir un
excellent instrument de paix, servir au rapprochement des peuples,
faciliter
entre eux les relations et les échanges. Évidemment, après la
destruction, il
faudrait bien songer à reconstruire et il n'était certes point
prématuré
d'en, envisager déjà les moyens, mais celui vers lequel Latécoère
inclinait
me paraissait, malgré son attrait et ses nombreux avantages, d'une
exécution
difficile. La donnée du problème était la suivante : Construire avec le
matériel disponible des appareils civils et les utiliser pour la
création de
lignes postales. Formule simple et séduisante à coup sûr, mais qui ne
pouvait
me faire perdre de vue qu'une machine conçue pour le combat se
montrerait sans
doute, déficiente dans un emploi qui exigeait des garanties de
sécurité, de
régularité et de durée.
Le gain de temps étant à la base du problème, il y avait lieu, de se
demander jusqu'à quel point l'avion l'emporterait sur les autres moyens
de
transport que ni la nuit, ni les conditions défavorables de
l'atmosphère
n'arrêtaient dans leur marche. Les quelques tentatives de poste
aérienne que
l'Etat avait autorisées et soutenues, éphémères et coûteuses devaient
inspirer la plus grande prudence. Mais l'idée n'en demeurait pas moins
digne
d'intérêt et valait d'être approfondie. A une heure où un drame atroce
bouleversait encore le monde, le plongeant dans le deuil et la
confusion, il était réconfortant d'entendre parler
d'une œuvre annonciatrice du retour à la vie. Alors qu'il était fait si
bon
marché de l'existence humaine, il était consolant, en effet, d'imaginer
que
cette même arme qui causait tant de morts pouvait, grâce à la rapidité
de
ses moyens, sauver des hommes, réduire la durée d'une inquiétude.
Une expérience de ce genre devait
donc
être tentée, mais elle ne pourrait
l'être avec efficacité que sur de longs parcours que desservaient
seulement
les lentes lignes maritimes, sur les routes conduisant aux possessions
françaises d'Afrique desquelles la France avait tant de raisons de se
rapprocher et qui, seules, pouvaient assurer des débouchés.
Dès lors, le Maroc avec ses 80000 Européens, sa voie directe sur,
Dakar,
embarcadère de l'Atlantique sud, s'offrait comme premier objectif. Le
Maroc
était à 7 jours de bateau, en été et à 11 jours en hiver, de la France.
Il
ne faudrait à l'avion, dont le point de départ serait fixé à Toulouse,
que
31 heures (1) environ en été, 48 heures (2) en hiver, pour atteindre
Rabat.
Dans ce temps, se trouvait comprise la durée du transport par chemin de
fer
d'une lettre ou d'un passager de Paris à Toulouse. En serrant de près
le sujet dont
m'entretenait Latécoère, non seulement le but initial prenait forme,
mais
d'autres possibilités se faisaient jour dans mon esprit comme une
lumière qui
révèle peu à peu les contours puis le fond d'une vallée.
Ainsi commençai-je à comprendre que, en raison de leurs ressources
limitées, le Maroc et le Sénégal ne pouvaient être que les deux
premières
étapes d'un parcours qui aboutissait à l'Amérique du Sud. L'avion
serait donc
appelé à réunir les grands centres de culture et d'activité économique,
à
en accélérer et développer les échanges sur lesquels il prélèverait le
fret élevé qui seul, pouvait l'aider à vivre, ce fret postal dont
l'abondance
est toujours facteur de l'activité économique.
(1) Avec arrêt, la nuit, à Alicante.
(2) Ibid.
L'Amérique du Sud échangeait
annuellement
avec l'Europe 2000 tonnes de
lettres, alors que la malle des Indes n'en transportait que 700. Quant
aux
échanges commerciaux entre la France, l'Afrique et l'Amérique du Sud,
ils se
chiffraient en moyenne à 50 milliards de francs par an. Les transports
postaux
qui sont l'expression même de cette activité, se faisaient par les
Compagnies
maritimes, dont les navires partaient régulièrement et mettaient
l'Europe à
17 jours - en moyenne - du Brésil et à 23 jours de l'Argentine, ce qui
représentait, en tenant compte du battement nécessaire entre deux
départs, 50
jours de délai entre l'expédition d'une lettre et la réception de la
réponse
à Buenos-Aires.
Les moyens de navigation aérienne, combinés avec la voie maritime entre
les
îles du Cap-Vert et l'île brésilienne de Noronha, réduiraient le temps
du
parcours France - Rio-de -Janeiro à 6 jours et demi, et France -
Buenos-Aires
à 7 jours et demi. Une vue d'ensemble permettait d'envisager, avec un
matériel
approprié, l'établissement d'une ligne Toulouse - Buenos-Aires, sur les
bases
suivantes -:
1) De Toulouse à Casablanca par avion 1850 kilomètres en 13 heures (i)
2) De Casablanca à Saint-Louis du Sénégal (ou Dakar), par avion : 2 850
kilomètres en 1 jour et demi (2).
3) De Saint-Louis aux îles du Cap-Vert, par hydravion 800 kilomètres en
6
heures et demie.
4) Des îles du Cap-Vert à l'île de Noronha : 2200 kilomètres en 3 jours
par bateaux spéciaux.
5) De Noronha à Récifé (Pernambouc) par hydravion 650 kilomètres en 5
heures.
6) De Récifé à Rio-de-Janeiro par avion : 1 950 kilomètres en 14
heures.
7) De Rio-de-Janeiro à Buenos-Aires par avion : 2100 kilomètres en 15
heures.
Soit au TOTAL : 12 400 kilomètres en
7
jours et demi.
Dès la troisième année d'exploitation, l'emploi généralisé du vol de
nuit et la substitution des hydravions aux bateaux, pourraient réduire
à 3
jours la durée du trajet : Europe - Brésil, et à 95 heures - pas tout à
fait
4 jours - le parcours Europe république Argentine.
(1) De vol effectif s'entend.
(2) Avec arrêt, la nuit au cap Juby.
Mais ce n'était pas seulement par sa
grande rapidité que cette liaison
aérienne présenterait des avantages : c'était surtout par la fréquence
des
départs, rendus possibles par le service combiné d'avions et
d'hydravions que
l'on parviendrait à obtenir en moins de 8 jours la réponse à une lettre
envoyée d'Europe au Brésil, en moins de 10 jours, la réponse à une
lettre
envoyée d'Europe en Argentine. Le survol de pays étrangers et les
possibilités financières .Posaient deux autres problèmes dont le
premier ne
paraissait pas d'une solution difficile; mais le second?... Nous étions
toutefois persuadés que nous en viendrions à bout...
Le tracé du premier tronçon Toulouse-Rabat qui comportait le survol de
l'Espagne semblait, en effet, ne présenter aucune difficulté. Trois
routes
s'ouvraient à nous, pour nous rendre au Maroc la première par Bordeaux
-
Madrid - Séville, certainement la plus directe, la seconde, par
Marseille - les
Baléares - Alger; la troisième par Toulouse, où se trouvait la base, et
la
côte méditerranéenne espagnole. La configuration du sol à l'intérieur
de
l'Espagne et les conditions atmosphériques souvent troublées au-dessus
des
" Sierras ", nous firent écarter la première; comme l'état encore
incertain de l'hydravion, nous fit écarter la seconde voie. Le choix du
parcours se fixa donc sur la troisième route, où des plages
permettaient
d'atterrir en cas de panne ou de mauvais temps.
Par ailleurs, le rayon d'action de nos avions ne dépassant pas 500
kilomètres, nous pourrions établir à Barcelone, Alicante et Malaga,
situées
à peu près à la même distance l'une de l'autre, les escales,
nécessaires.
Nous pensions, à ce moment, que les autorisations que nous nous
proposions de
solliciter du gouvernement espagnol nous seraient accordées d'autant
plus
aisément que nous allions ajouter une industrie nouvelle à la
prospérité de
ces trois centres...
Mais avec quelles ressources allait-on pouvoir procéder à une pareille
réalisation qui m'enchantait et m'effrayait à la fois? Car il ne
m'échappait
point qu'il nous faudrait de bien grandes ressources pour parcourir
tant de
kilomètres par an; alors que le prix d'un kilomètre aérien se chiffrait
par
plusieurs centaines de francs..
. Latécoère y avait, bien entendu,
songé.
Il n'attendait guère des
milieux financiers un concours qui n'était, d'ailleurs, pas
souhaitable, mais
il se croyait fondé à compter sur l'appui de l'État sous forme d'une
convention, puisqu'il s'agissait d'une entreprise d'intérêt public et
de
prestige national. Certes, il ne se dissimulait pas que la France,
épuisée par
de longues épreuves, n'était pas en mesure de consentir des sacrifices
à des
oeuvres qui ne répondaient pas à une nécessité immédiate, mais il
concevait
un plan économique assez habile de nature à retenir l'attention,
L'attrait du
projet m'interdisait de me laisser arrêter par toutes les difficultés
que
j'entrevoyais; les raisons vont, souvent, à l'encontre de la raison et
il n'est
point sage de barrer le chemin à une idée neuve, sans risquer d'en
compromettre l'essor par un excès de prudence. Certes les charges
seraient
lourdes, les responsabilités graves; le prix du matériel, des
combustibles, la
durée des appareils, la vie des hommes qu'il fallait mettre au premier
plan de
nos préoccupations, exigeaient beaucoup de réflexion, infiniment de
précautions et de mesure; mais le sort en était jeté.
La ligne France - Maroc - Sénégal - Amérique du Sud, devait devenir une
réalité. Depuis une année, Pierre Latécoère construisait des avions
Salmson
jusque-là, il avait consacré son activité aux Forges et Matériel
roulant
dont il avait installé les usines à la place d'un château à Montaudran
près
de Toulouse et à la maison fondée par son père à Bagnères-de-Bigorre,
sa
ville natale. Parti comme simple artilleur, dès le début des hostilités
en
1914, ses chefs estimèrent bientôt que ce soldat qui piaffait dans le
box
étroit des règlements militaires, rendrait plus de services comme chef
d'industrie que comme pointeur de 75. Rentré à Toulouse, il ne tarda
pas à
transformer ses ateliers en arsenal; mais il manquait une corde à son
arc -
l'aviation. Il hésitait devant ce problème nouveau pour lui; puis un
jour,
deux tendeurs brillants finement usinés, tombèrent entre ses mains : il
les
contempla, les admira comme un orfèvre admire une pièce rare.
Et il entreprit de construire des avions. Mille avions Salmson lui
furent
commandés. Cette commande souleva les protestations indignées de ceux
qui se
croient toujours lésés : il dut prendre des engagements sévères, quant
aux
garanties d'exécution et dates de livraison, engagements que chacun
pensait qu'il ne pourrait pas tenir. Il les
tint, cependant. l'achat de terrains autour de son usine, leur
déboisement,
leur nivellement, l'installation de hangars et d'ateliers, de machines,
l'approvisionnement de matériel, recrutement de personnel, ne lui
demandèrent
qu'une couple de mois. Bientôt, les nouvelles machines vinrent
s'ajouter aux
anciennes, animant l'ambiance d'un surcroît de vie. Sur les établis,
s'amoncelaient de menus fragments de bois qui, passant sur d'autres
établis,
étaient reliés entre eux et constituaient les nervures, les plans que,
plus
loin, des femmes allaient recouvrir de toile, coudre et coller.
Ailleurs, des
coques en contre plaqué, comme de légers. navires, recevaient à leurs
flancs ces voilures, et tendaient leur proue au moteur, que l'on
soulevait à l'aide d'une grue
A ce moment, le navire devenait
oiseau. La
peinture et le vernissage
l'argentaient, le faisaient miroiter dans une atmosphère où dominait
une odeur
âcre d'acétone. L'aérodrome se peuplait peu à peu de ces nouveaux
oiseaux
bien plus grands et bien plus bruyants que ceux qui l'avaient
jusqu'alors
fréquenté. Après des essais en vol et leur mise au point, ils allaient
rejoindre au Nord ou à l'Est, ceux qui se battaient.
La vie en commun avec ce matériel dont on suit chaque jour, du fragment
de
bois au vol, toute la formation, avait certainement fait naître dans
l'esprit
de Latécoère, la pensée d'une utilisation possible pour des lignes
aériennes. L'armistice venait d'être conclu.
Le projet France - Maroc - Sénégal - Amérique du Sud avait été remis à
M. Dumesnil, sous-secrétaire d'État à l'Aéronautique, le 7 septembre.
Des
avions en montage allaient, par la cessation des hostilités, se trouver
disponibles. Nous pensions qu'il convenait de profiter de ces heures
d'enthousiasme et de détente pour parler d'oeuvres de paix mais les
administrations d 'État dans la confusion des redressements et les
lenteurs de
leurs méthodes, paraissaient peu décidées à nous entendre.
La fortune pourtant, voulut bien nous favoriser. Nous apprenions, en
effet,
les derniers jours de décembre, que le commandant Wateau, mon chef et
ami,
rappelé par le G. Q. G. autant pour sa grande compétence en matière
aéronautique que pour ménager ses forces dont il avait usé sans mesure,
depuis plus de quatre ans à la tête de ses escadrilles,
avait été chargé de l'étude des questions de liaisons aériennes.
J'avais eu
la joie, le 17 août 1914, de retrouver cet avoué parisien, l'un de nos
plus
brillants aéronautes, comme instructeur à l'une des formations de
combat
aérien, la V29, à Saint-Cyr à laquelle je venais d'être affecté.
- Je vous attendais, m'avait-il dit en m'accueillant.
Le trait saillant de ce soldat, qui fut et demeure un exemple, était
une
infinie douceur dans une grande fermeté. Ses ordres n'étaient jamais
impératifs, mais, ils étaient toujours définitifs.
Inclinant sa haute et robuste taille, il avançait vers nous sa barbe
noire,
et du ton le plus courtois, le plus calme, il nous convainquait, en
quelques
mots, que son ordre ne comportait pas d'objections, qu'il fallait
obéir, qu'il
était utile et sage d'obéir. Il avait formé des unités que l'on
admirait
pour leur allant. et leur discipline. Observateur, aux heures où cet
emploi
était fort peu sollicité, il avait surpris la marche de von Kluck sur
Paris,
et l'on sait quels furent les résultats de son observation.
Pilote, on le voyait apparaître à la tête de ses équipages, chaque fois
qu'une opération de grande envergure se préparait dans les Flandres, à
Verdun, dans la Somme ou l'Artois. Tard dans la nuit, on apercevait par
les
interstices des planches de sa "cagna" des filets de lumière qui
indiquaient que le Commandant était au travail. Ses nuits, il les
consacrait
aux rapports et à la préparation de l'action du lendemain. Quand
prenait-il du
repos le commandant Wateau? C'est la question que l'on se posait et qui
avait
sans doute déterminé le G.Q.G à le rappeler auprès de lui. C'est lui
dont
les clairs conseils pouvaient nous guider. Je m'en fus le voir. Le
Commandant
s'ennuyait dans ce poste de tout repos; l'avoué avait pris en horreur
toute
cette paperasserie compliquée et inutile.
- Mes camarades, n'ont pas terminé leur tâche... au delà du front...
Cette
pensée me rend la vie que je mène ici insupportable... Aussi, ai-je
demandé
à rejoindre mon poste le plus tôt possible et j'espère que dans trois
ou
quatre jours, il sera fait droit à mon désir, me dit-il avec fermeté.
Il
écouta néanmoins, avec une attention soutenue, l'exposé que je lui fis
de
notre projet, mais son amitié lui faisait craindre pour moi
l'incertitude d'une
entreprise aussi hardie. Il venait étudier un certain nombre de
dossiers
concernant aussi des liaisons aériennes; aucun ne lui avait paru digne
d'être
retenu; il rendait hommage à l'imagination de leurs auteurs, mais non à
leur
sens pratique. Certes, le projet dont je venais l'entretenir présentait
de
l'intérêt, mais comment serait-il mis en oeuvre avec les moyens dont
nous
pourrions disposer? N'était-il pas prématuré d'envisager une telle
réalisation? Toutefois, l'ami voulait bien examiner à fond le problème
qui me
tenait à coeur et ne se prononcer que lorsqu'il serait en mesure de le
faire en
toute connaissance de cause. Le soir même, je lui remettais un exposé
détaillé et le lendemain, plus souriant que la veille, comme délivré
d'un
cas de conscience, heureux d'avoir trouvé de quoi, servir encore son
pays, il
me déclarait, en me serrant les deux mains :
- Vous aviez raison, et je veux vous féliciter, mon cher ami, de tout
coeur.
Votre projet tient parfaitement. C'est une belle oeuvre à suivre.
Faites-moi
connaître M. Latécoère. je tiens à lui dire moi-même ce que je pense de
cette oeuvre...
Le rapport Wateau devait inspirer la décision favorable du gouvernement.
Deux jours après notre entretien, le
Commandant rejoignait ses camarades en Alsace.
CHAPITRE 3
: Premiers
résultats
Texte
Dans ce milieu particulier d'hommes
de la
finance et des affaires, qu'une
fortune singulière avait élevés au rang de puissants du jour,
l'aviation ne
jouissait d'aucun crédit valable et l'on considérait les aviateurs
comme
" des têtes brûlées ".
L'on admettait, à la rigueur, qu'ils savaient se battre et mourir, et
par un
patriotisme de bon aloi, qu'ils étaient les premiers du monde; mais les
affaires sont les affaires et l'aviation n'en était pas encore une.
Présenté,
même sous l'angle le plus pratique, notre projet ne pouvait recevoir de
ces
nouveaux seigneurs qu'un accueil plein de réticences où la
bienveillance
masque un dédain qui s'exhale dans les volutes grises de l'inévitable
gros
cigare qui marque une haute situation. L'État seul était donc le
recours vers
lequel pouvaient tendre nos espérances. Mais au lendemain de la guerre,
les
pouvoirs publics avaient tant de questions à régler, tant de blessures
à
panser que nous pouvions craindre non seulement de paraître "
inopportuns " mais de perdre la trace de notre dossier contenant le
rapport Wateau. Georges Prade, journaliste notoire, grand animateur du
cyclisme
et de l'automobile, avait eu vent de notre projet et en avait saisi
l'importance. Jeune normalien, venu au journalisme, il s'attacha avec
enthousiasme à notre oeuvre, et une association naquit de notre effort
commun.
Prade entrevoyait l'avenir de l'aviation sous l'aspect le plus
favorable, il se
fit donc le héraut du projet Latécoère, alerta l'opinion et les
pouvoirs
publics et parvint à intéresser le sous-secrétaire d' État à
l'Aéronautique, M.P.E. Flandin qui venait de succéder à M.
Dumesnil.
M. Flandin était fort averti en matière d'aviation; versé dans cette
arme
pendant la guerre, il en connaissait les possibilités. D'une
intelligence
rapide et sûre, il comprit tout de suite de quelle utilité pourrait
être une
liaison aérienne qui mettrait, dès sa création, le Maroc à deux jours
de la
France. Malgré son jeune âge il atteignait à peine trente ans M.
Flandin
était prudent et mesuré dans ses gestes comme dans sa parole; sobre
d'enthousiasme et sans colère d'une courtoisie un peu distante, il
savait,
toujours maître de lui-même, développer les sujets qu'il avait à
traiter,
avec une clarté et une précision qui lui donnaient une autorité
incontestable. On eût dit un diplomate fourvoyé dans la politique. M.
Flandin
approuvait d'une inclination de tête, en fermant à demi les yeux;
refusait
d'un mouvement négatif du bras levé en arquant ses larges épaules, ce
qui
signifiait : " je regrette, je n'y puis rien; " la morsure de son
ironie était 'insensible et profonde. Notre projet bénéficia de sa
sympathie
dans les luttes que nous eûmes par la suite à soutenir aussi bien au
ministère de la Guerre pour le matériel, qu'aux Finances pour les
crédits.
Après de nombreuses démarches, il fut convenu que dans le cas où le
gouvernement partagerait les vues de M. Flandin il nous serait consenti
un
crédit forfaitaire limité aux disponibilités du moment et l'octroi d'un
matériel que l'on jugeait, en haut heu, plus sûr que celui qui avait
servi de
base à notre initiative
Mais l'Armée hésitait encore à autoriser la transformation de ses
appareils pour une expérience civile, et les Finances de leur côté, ne
montraient aucun empressement à engager des dépenses, " qu'aucune
nécessité immédiate ne justifiait. "
Discuté, abandonné, abandonné de nouveau, objet de notes et rapports,
d'extraits de journaux, d'interventions multiples, notre projet
tint la
vedette pendant de longs jours. Enfin, au début de janvier 1919, le
principe
d'une convention fut admis et ses termes arrêtés. Cette convention ne
devait
être définitivement signée que le 11 juillet 1919. Elle fixait les
conditions
d'exploitation du premier tronçon. Il nous était accordé 100 jours pour
la
mise en service de la ligne reliant la France au Maroc, deux fois par
semaine.
CHAPITRE 4
: Formation Texte
Cent jours! Cette évocation d'un
souvenir
historique ne devait point marquer
la fin d'une épopée guerrière, mais le début d'une oeuvre de paix. Cent
jours eussent peut-être suffi même pour une organisation nouvelle, en
déployant quelque activité; mais il fallait compter avec le
gouvernement de S.
M. le roi d'Espagne de qui dépendait une autorisation qui devait nous
permettre
de survoler son territoire et d'y installer trois aéroplaces. Notre
ambassadeur
à Madrid, M. Alapetite, secondé par M. Dard, conseiller, fut chargé de
présenter la demande du gouvernement français. Latécoère entreprit, le
24
décembre 1918 d'illustrer, par une manifestation spectaculaire, un vol
d'études de Toulouse à Barcelone, qui devait servir de préface à la
création de la Ligne France - Maroc. Grâce aux relations
très cordiales qui existaient entre M. Quinones de Leon, ambassadeur d'
Espagne
à Paris et Georges Prade, celui-ci obtint aisément la permission pour
Latécoère de se rendre par la voie des airs dans la capitale
catalane.
Parti de Toulouse à 9 heures, piloté par Cornemont, pilote d'essais
remarquable, l'avion atterrit avant 11 heures à l'hippodrome catalan,
de
proportion fort exiguës, et entre deux obstacles qui furent
miraculeusement
évités de justesse.
Barcelone fit un accueil enthousiaste à l'initiateur de la première
ligne
aérienne postale, et la Presse française, toujours prête à soutenir une
idée de progrès, lui consacra d' encourageants articles. Ce court
voyage
était un événement digne de retenir l'attention et un exploit
méritoire, car
à ce moment encore, le survol des Pyrénées pouvait apparaître comme une
prouesse. Par ailleurs, nous nous hâtions d'organiser techniquement
notre base
de Toulouse. Le terrain devant répondre à de nouvelles exigences, fut
étendu
jusqu'aux deux routes qui limitaient les bâtiments et, tous les arbres
qui nous
en séparaient, furent abattus. Nous portions ainsi notre piste à 350 m.
900 m.
Le nombre de hangars fut augmenté, la répartition du matériel ordonnée,
les
magasins abondamment approvisionnés, la salle du personnel navigant, la
salle
d'attente des passagers, furent rapidement construites. Le premier
pilote
engagé fut un de mes camarades d'escadrille, le lieutenant Pierre
Beauté.
Puis, le 12 mai 1919, ce fut au tour du lieutenant Morraglia,
du
sergent
Rodier,
des adjudants Genthon et Cabanes, de prendre rang parmi nous. Le 23
mai, le
lieutenant Daurat, mon ami et coéquipier de guerre, vint m'offrir ses
services.
L'ayant vu à l'oeuvre, je n'hésitai pas à nous assurer sa
collaboration. Mais
l'armée ne le libéra que le 15 août. Le lieutenant Dombray, qui avait
commandé la N 3, fut engagé le 3 Juin et, ensuite, les lieutenants
Delrieu,
Bonnetête, Vanier et d'autres complétèrent le premier groupe. Ces
hommes
devaient, par l'apport de leurs qualités professionnelles et morales,
contribuer au succès de l'entreprise.
Les mécaniciens pris également parmi les meilleurs de ceux que j'avais
rencontrés au cours de quatre années de front, vinrent s'ajouter à
cette
formation. La ruche commençait à bourdonner. Des vols d'essais,
d'entraînement étaient interrompus seulement par les heures de repos.
Nous
profitions de nos rares moments de loisirs pour éduquer nos jeunes
camarades
pleins de bonne volonté, mais dépourvus de cette expérience que donnent
les
années, car surpris par la tourmente sur les bancs de l'école, ils
n'avaient
d'autre pratique que celle des combats nous les initions à une religion
nouvelle, qu'ils devaient par la suite à leur tour, retransmettre à
leurs
cadets. Ils écoutaient attentifs et semblaient saisir tout ce que
pouvait
représenter, sur le plan humain, un gain de temps et qu'ils devenaient
dépositaires de tant d'espoirs. Il ne leur échappait pas qu'ils
allaient, de
nouveau, travailler pour la France car, sur elle aussi, rejaillirait le
succès
de notre entreprise. Ces adolescents, chargés de gloire et d'honneurs,
mais le
front déjà barré de ce pli que creusent les longues épreuves, étaient
là
devant nous, graves et recueillis; nous les exhortions à attacher tout
son prix
à la vie qu'ils avaient tant de fois risquée pour la plus noble des
causes,
mais qu'ils devaient, à présent, ménager pour une raison non moins
forte.
Toute ,imprudence donc, ne pourrait être considérée par nous que comme
une
faute, car nous étions comptables de leurs personnes. La conduite des
appareils
postaux exigeait autant de prudence que de réflexion. Aucune
manifestation de
virtuosité ne serait donc tolérée, parce que l'acrobatie était
contraire au
caractère de notre mission. D'ailleurs, qui pourrait s'étonner encore
de
prouesses dont on avait, sur le front, épuisé toute la gamme?
Partir et arriver à l'heure : tout
le
secret de notre entreprise était
contenu dans cette formule.
A l'étranger, il fallait faire
preuve de
compréhension et de bonne tenue.
De loin leurs aînés, rompus au maniement des hommes, en présence de
cette
jeunesse que nous préparions à une carrière qui s'ouvrait à peine sur
un
avenir dont il était permis d'escompter les promesses, nous demeurions,
nous-mêmes, comme étonnés par la constatation imprévue de ce côté
délicat
et redoutable de notre tâche. Il ne s'agissait pas, pour nous, de
heurter
des sentiments qui avaient déjà pris racine, de briser de fraîches
illusions
nées de cette vie particulière du front où le plus audacieux est
souvent jugé le meilleur, où la discipline
réglementaire de l'adjudant s'impose avec un parler bref, sans
explication;
non, notre souci était de saisir chez chacun de ces hommes, les
qualités en
germe, de les développer, les adapter à une autre discipline sans
conseil de
guerre, mais souple, ferme, logique; nous nous efforcions de leur faire
sentir
le véritable sens de la valeur réelle et de la mesure que l'âge, une
profession brillante et la faveur publique font parfois perdre de vue.
Aussi,
leur conseillions-nous la modestie cette absence de soi, de ne pas
donner prise
à la vanité, au cabotinage qui nous poursuivent dans notre métier;
mieux
valait laisser tout cela à terre. Nous leur disions nos sentiments
doivent
être de la couleur de l'atmosphère où nous allons vivre, limpides et
purs;
soyons ce que nous sommes, simplement ; sauvegardons notre
personnalité, si
nous en avons une, ou tâchons de l'acquérir, par un contrôle constant
sur
nous-mêmes. Soyons des hommes enfin, capables d'initiative, et sachant
prendre
nos responsabilités. Par ces conversations renouvelées, nous sentions
peu à
peu s'établir entre nous un lien solide; il nous semblait que,
appartenant à
une famille élue, nous allions former une communauté au service d'une
mystique
nouvelle. Afin de les initier à la construction, nous les détachions
dans les
différents ateliers pour suivre le montage et la mise au point des
avions et
des moteurs. Parmi les nombreuses questions auxquelles il nous fallait
chaque
jour répondre, il en était une devant laquelle nous demeurions muets :
elle concernait la rémunération du personnel navigant lorsqu'il
entrerait en
fonctions. Pour le moment, il se contentait d'une rétribution minime
mais qui
lui permettait de vivre et d'attendre. Aucun précédent ne pouvait nous
servir
de base.
C'est en suivant ces hommes de près sur le terrain et aux ateliers que
leurs
qualités ou leurs faiblesses nous suggérèrent l'idée d'établir un
système
de " primes " qui récompenseraient le travail en proportion de
l'effort fourni. Nous avions, en effet, remarqué que s'ils avaient tous
à un
degré égal l'amour du pilotage ou de la mécanique, ils étaient
inégalement
ponctuels, inégalement assidus, inégalement disciplinés.
Ainsi, fûmes-nous amenés à maintenir le principe d'un fixe mensuel
réduit, qui obligerait le pilote à assurer plusieurs étapes dans le
mois. A
ce fixe s'ajouteraient des primes d'étape, de régularité, de non casse
et de
bon rendement. Nous prévîmes, en plus, pour les fins d'année des
relèvements
de fixe et des gratifications. Les primes variaient suivant le
parcours. Le gain
mensuel de chaque pilote, pour un travail normal, ne devait être jamais
inférieur à 2000 francs en France et à 3000 francs hors de France.
Le service de Toulouse à Rabat
serait
assuré en quatre étapes:
Toulouse - Barcelone
Barcelone - Alicante
Alicante - Malaga
Malaga- Rabat
Chaque pilote couvrirait une étape;
à
chaque escale, un nouvel appareil et
un pilote frais prendraient en charge la poste et le passager. Le
service de
retour s'effectuerait dans les mêmes conditions. Sur les 12 pilotes
engagés, 8
seraient en ligne et 4 en réserve. Au cours des vols d'entraînement, le
caractère des hommes se précisait. Il y eut des déconvenues. Le désir
persistant de quelques-uns, de nous démontrer, malgré tout, leur
virtuosité,
ne leur valut, à leur grande stupeur, que de sévères réprimandes. Ils
s'imaginaient que nous méconnaissions leur capacité et notre propre
intérêt;
ils nous menaçaient de nous quitter, sincèrement convaincus que leur
départ
nous priverait d'un concours indispensable. Ils ne pensaient pas que
nous les
défendions contre eux-mêmes.
Les pourparlers en Espagne ne donnaient point de résultat. Dans
l'espoir
d'obtenir une prompte solution, nous avions chargé un jeune Espagnol,
fort
répandu dans les milieux dirigeants, de seconder les efforts de notre
ambassade
par le concours de ses hautes relations.
Après un enthousiasme de courte durée, une correspondance journalière
qui
nous affirmait, à chaque courrier, que le lendemain, mañana... tout
serait
réglé au cours d'un déjeuner ou d'un dîner qui se renouvelaient sans
cesse,
les lettres s'espacèrent, la confiance s'estompa, le mañana devint
pasado
mañana (après-demain).
Nous dûmes alors recourir aux services d'un homme apparemment mieux
placé,
introduit à la cour, ancien député et gouverneur de province, ayant
appris en
France, les sciences et l'aviation. Cette seconde expérience, se
révélant
également négative, nous en tentâmes une troisième. Cette fois, ce fut
un
avocat, député en exercice, à la parole forte, dont l'influence était,
affirmait-on, très grande. Aussi, pûmes-nous croire qu'il réussirait là
où
l'ambassade de France et nos précédents représentants avaient
échoué...
CHAPITRE 5 : Épreuve négative Texte
Le temps qu'il fallait aux autorités
espagnoles pour décider de
l'opportunité ou l'inopportunité de notre demande, nous le mettions à
profit
pour compléter notre organisation. Les décisions d'État sont toujours
lentes
et laborieuses, aussi ne songions-nous guère à nous offusquer d'un
retard que
la nonchalance des pays de soleil excusait.
La tâche du choix des terrains d'escale m'incombant, je partis pour
l'Espagne le 6 janvier 1919. A Barcelone, toutes nos recherches furent
vaines :
tous les terrains étaient cultivés et divisés en menues parcelles
appartenant
à des propriétaires différents, traversées par de profonds sillons
destinés
à recueillir, comme manne céleste, l'eau des pluies rares. Force nous
fut donc
de recourir au projet d'entente avec l'aérodrome du Prat de Llobregat,
situé
à 15 kilomètres de Barcelone, projet que nous avions tout d'abord
envisagé,
puis rejeté en raison de multiples inconvénients. Cet aérodrome,
propriété
de l'État et ancienne base militaire, avait été loué à une Société de
constructions aéronautiques, dénommée " Tallères Héréter ", dont
l'administrateur délégué était un certain M. Loring, homme menu et
sombre,
quelque peu mystérieux et fort habile qui s'était fait une spécialité
pendant la guerre, dans la construction, d'après des photographies, de
quelques
appareils français en y apportant des modifications qu'il estimait
nécessaires
mais qui les empêchaient de quitter le sol. Le terrain du Prat était de
petites dimensions et éloigné de la capitale catalane par une route de
15
kilomètres, si délabrée qu'il fallait plus d'une heure en automobile
pour la
parcourir avec prudence afin de ne point se rompre les os. Mais la
piste était
bien entretenue et dégagée. Des hangars spacieux n'étant occupés que
par
quelques exemplaires des constructions Loring, pouvaient recevoir nos
avions. Un atelier de réparations complétait l'aménagement.
Une entente intervint donc entre la Société Héréter et nous. M. Loring
eût
souhaité une " forme " d'association assez peu claire : nous
préférâmes une forme plus simple, le paiement d'un droit mensuel pour
un
nombre déterminé d'atterrissages.
Pour me rendre à Alicante, je ne pouvais suivre en chemin de fer la
côte
sans perdre un temps précieux. En effet sur ce parcours, les voies
ferrées
sont très déficientes, elles contournent les montagnes et l'on y
emploie de
vieilles machines poussives qu'un mulet pourrait suivre au petit trot.
J'empruntai donc la grande ligne Madrid - Saragosse - Alicante qui, me
menant de
Barcelone à Madrid, me permettait de me rendre plus rapidement de cette
dernière ville à Alicante. C'est pour la même raison que je fus,
ensuite, dans l'obligation
de revenir à Madrid pour rejoindre Malaga. A Alicante, je dus à un
Français,
M. Dupuy, établi là-bas depuis de longues années, de pouvoir visiter
tous les
alentours. Aucun terrain utilisable ne s'offrit à mes recherches. Tous
les
emplacements que me signalait mon aimable guide ne pouvaient convenir.
Nous
perdîmes deux journées en investigations inutiles, décevantes. J'étais
fort
inquiet à la pensée d'avoir à renoncer à cette escale prévue. Sans
doute,
partout dans cette région, nous nous heurterions aux mêmes difficultés.
Marchant silencieusement au côté de mon compagnon, j'eus une soudaine
inspiration :
- Mais, demandai-je, il n'est donc jamais venu d'avions dans ce
pays?
- Oh!... Il y a bien longtemps un aviateur de Nice... vint faire, ici,
des
exhibitions.
- Ah? Et où les faisait-il, ces exhibitions.?
- Au -terrain du Tiro Nacional.
- Où se -trouve-t-il ce Tiro Nacionial?
- A 7 ou 8 kilomètres environ.
- Peut-on le visiter?
- D'autant plus facilement qu'il est en quelque sorte abandonné... Si
vous
voulez... après déjeuner car... il est déjà près de 2 heures.
L'heure des
repas est sacrée comme l'heure des " corridas ", niais-je m'excusai
de rompre avec les habitudes espagnoles et je voulus aller voir le
terrain du Tiro sans attendre davantage. C'était bien le " terrain
" que je cherchais et qu'il nous fallait. Vaste, pouvant être encore
étendu par les terres incultes qui l'entouraient, dégagé de toutes
parts,
abrité des vents par une chaîne de collines. Nous trouvions, enfin,
l'escale
souhaitée, près de la ville et accessible. Un service fréquent de
tramways
électriques le desservait. La butte de tir fort éloignée, ne
constituait pas
un obstacle; mais d'innombrables pierres jonchaient le sol et deux
longues
tranchées d'un mètre cinquante de profondeur, d'où les soldats,
autrefois,
s'exerçaient au tir, montraient leurs gueules béantes et
redoutables.
- Il faudrait enlever cela et combler ceci, dis-je à M. Dupuy...
- ... Est-ce possible?
- Très facile... Mais on doit trouver mieux que ça, me répondit-il d'un
air
entendu.
La réponse me surprit. Après deux jours de recherches, je n'étais guère
disposé à partager l'optimisme de mon guide. Je lui déclarai
péremptoirement
que le Tiro répondait à nos besoins. Le déjeuner, ce jour-là, à l'ombre
de
hauts dattiers, bordant la mer, me parut exquis. J'étais satisfait de
ma
découverte. Et je pris vraiment plaisir au spectacle des enfants vêtus
de
loques et pieds nus, qui lançaient avec adresse des pierres dans les
palmiers,
sans se préoccuper du danger qu'ils faisaient courir aux passants, pour
en
détacher les fruits qui tombaient à chaque coup et qu'ils
s'empressaient de
dévorer, tout en surveillant du coin de l'œil l'arrivée des gardiens.
L'après-midi, le maire et le
gouverneur
d'Alicante nous accordaient
l'autorisation de faire procéder aux travaux de mise en état du Tiro
Nacional
et, comme M. Dupuy ne cessait de me répéter, toujours du même air
entendu :
" Vous pouvez partir tranquille, on vous trouvera mieux que cela, "
dans la crainte d'une initiative maladroite je le priai un peu
sèchement de ne
rien modifier à ce que nous venions de convenir.
Rentré à Madrid je repartis aussitôt
pour
Malaga. Dans cette ville, mon
travail de prospection fut moins laborieux. De plusieurs terrains
visités, un
seul retint notre attention : tel qu'il se présentait il permettait
d'atterrir,
mais limité par une ligne de force gênante, il comportait d'être étendu
cri
sacrifiant des arbres chargés de fruits, et une vigne superbe
appesantie par
d'énormes grappes de raisins d'or. Lorsque le propriétaire, désireux de
nous
louer son champ - location qui lui paraissait d'un meilleur rendement
que la vente de ses
produits - me déclara que, en quelques heures, il ferait disparaître
tous ces
obstacles, je ne pus m'empêcher de regarder sans un peu de tristesse
ces belles
grappes qu'on ne reverrait plus.
Ma mission accomplie, je regagnai Paris.
Le 3 mars 1919 nous allions
entreprendre,
Latécoère et moi, un voyage qui
avait pour principal but, une visite au maréchal Lyautey à Rabat et
l'étude
par la voie des airs de la future ligne.
Deux avions Salmson - à moteur C. Q. Z. 9 de 230 C.V aient été
préparés.
Henri Lemaître, (une vie consacrée à l'aviation... et à Breguet),
grand
as
de guerre et Junquet devaient les piloter.
Le 3 mars donc, dès 5 heures du matin, nous étions prêts pour le
départ,
mais le terrain de Montaudran était encore invisible et une pluie
torrentielle
ne cessait, depuis la veille, de faire entendre son monotone clapotis.
Un peu
nerveux, dans le bureau de la comptabilité, nous espérions une
accalmie. Nous
piétinions, silencieux, épiant derrière les vitres des fenêtres closes,
l'apparition du jour et l'arrêt de la pluie.
Quand pourrait-on partir?
Les pilotes impatients haussaient de
temps
en temps les épaules une voix
dans un coin émettait un pronostic favorable mais s'attirait une
raillerie.
Latécoère apparaissait de quart heure en quart d'heure, consultait sa
montre
et annonçait
- Nous partirons dans une demi-heure.
- Si on peut... Quand on ne voit pas, on ne vole pas, maugréait
Lemaître,
fort maussade par ce temps qui contrecarrait la promesse qu'il me
faisait depuis
plusieurs jours, " du plus beau voyage aérien de ma vie ".
Mais à la démarche et aux gestes saccadés de Latécoère, je ne
comprenais
que trop bien qu'il allait falloir tout de même tenter l'entreprise et,
afin de
réduire les angles et gagner du temps, je déclarais aux uns que, après
tout,
nous pouvions espérer rencontrer de meilleures conditions
atmosphériques en
route, et à l'autre, je recommandais la prudence. Il était déjà 7
heures et
le ciel nous demeurait hostile. Latécoère ne tenant plus en place
décida
- Maintenant, il faut partir...
- Partir? fit Lemaître.
Je répondis pour Latécoère
- Oui, mon cher Lemaître, il faut partir.
L'on s'entre-regarda, mais l'on se tut. Chacun revêtit, sans hâte, sa
combinaison, et l'on s'achemina vers les hangars. Dans nos épaisses
enveloppes,
avec nos serre-tête et nos chaussons, nous paraissions des personnages
fabuleux
glissant le long des hangars qui formaient une barrière obscure, trouée
çà et là par les lampes
électriques, dont l'éclat faisait étinceler la pluie comme des
aiguilles
d'argent. Pas un souffle de vent; la manche à air pendait
lamentablement à sa
hampe. Lemaître, arrivé à l'appareil qui se trouvait déjà sur l'aire de
départ déclara :
- Tant pis pour la casse... je ne réponds de rien...
Lemaître, lui dis-je, il importe que le matériel ne casse pas, il
importe,
surtout, que votre tête et la mienne ne cassent pas non plus... Il
gagna son
poste; je montai à ma place. J'entendis à deux ou trois reprises :
-essence, contact; j'entendis encore : " les cales. " Le moteur donna
toute sa puissance et je me sentis emporté dans un vacarme infernal. Ce
fut
seulement à l'extrémité du terrain que le Salmson consentit à s'élever
péniblement. Il était temps; nous venions de frôler la cime des
platanes qui
limitaient la piste. je me retournai pour voir si l'appareil de
Latécoère
suivait : je ne pus rien distinguer. Le début du vol fut monotone, sans
la
moindre visibilité. Nous étions montés à 2 000 Puis à 3 000 mètres dans
l'espoir d'atteindre une zone plus calme. Ce fut en vain. Des remous
provoqués
par d'épais cumulus imprimaient à l'avion de fortes secousses;
au-dessus de
Carcassonne, d'énormes grêlons frappant les toiles, dominèrent le bruit
du
moteur. Lemaître penché sous son pare-brise protégeait sa tête de son
mieux,
je défendais la mienne de mes deux mains mouflées; mais ce que nous
redoutions
tous deux - nous nous le dîmes plus tard - c'était de voir à tout
moment
l'hélice partir en éclats, ce qui eût mis fin à l'aventure. Nous
n'avions, pendant la guerre, jamais volé par un temps
pareil. Mais notre appréhension ne fut que de courte durée. Après cette
alerte, vint l'accalmie. Un vent favorable nous poussait, l'atmosphère
s'éclaircissait et tout à coup nous plongeâmes dans
la lumière : Perpignan.
Sur la mer bleue chevauchaient de fines crinières blanches; nous la
survolâmes. Nous allions plus vite à présent, sans soubresauts, nous
apercevions déjà au loin, comme une montagne de pierreries miroitant au
soleil :
Barcelone
Lemaître se retourna transfiguré par
un
sourire et me fit signe de la tête
qui semblait vouloir dire : " Qu'est-ce qu'on vient de prendre ", je
lui
répondis par un sourire aussi et lui fis comprendre que je n'apercevais
pas
l'avion de Latécoère. Mais notre satisfaction nous interdisait toute
inquiétude; ou bien l'appareil était déjà passé, inaperçu de nous dans
la
" crasse ", ou bien, essayant de contourner l'orage, il avait fait un
détour et arriverait après nous à Barcelone. Des navires minuscules
paraissaient traîner un double ruban d'argent s'ouvrant en forme d'un V
irrégulier sur l'eau bleue; nous les saluâmes d'un large
virage; nous admirâmes toutes ces petites villes béatement étalées sur
le
sable, avec une joie que semblait partager notre moteur dont la voix
grave et
régulière élevait dans le ciel pur de la Catalogne le chant de sa
marche
triomphale. A l'est se détachaient avec netteté, les îles Baléares.
Comme
toute l'humanité avec ses lois et ses misères était loin de nous .Nous
n'avions dans l'esprit que l'image de notre bonheur dans ce royaume
dont nous avions pris possession. A
peine à une faible altitude au-dessus de la terre, nous nous sentions
déjà
des dieux pleins d'égoïsme et d'orgueil. Lemaître et moi-même
comptions, à
notre actif, bon nombre d'heures de vol, mais ces heures avaient été
consacrées aux combats, prisonniers d'une seule pensée : vaincre
l'ennemi.
Nous n'avions eu guère, auparavant, le loisir de méditer sur les joies
et les
ressources que cette machine de l'homme pouvait apporter aux
hommes.
Mais voici Barcelone, la montagne endiamantée, avec ses grandes voies
et sa
croix centrale, les flèches aiguës de ses clochers, voici ses cirques
de
taureaux, son champ de courses et voici le phare marquant le terrain de
l'aérodrome du Prat, longé par le fleuve Llobregat. Un tour sur l'aile
droite,
un sur l'aile gauche, encore un tour, puis un autre encore. Ayant
reconnu notre
terrain, nous réduisons, le moteur sonne le grelot, nous descendons; la
terre
semble monter vers nous, nos roues touchent le sol, roulent avec un
bruit de
chariot. L'hélice s'est immobilisée. Nous avons atterri un peu court, à
100
mètres environ des hangars. Tant pis, Lemaitre et moi sautons d'un même
mouvement à terre et, nous nous serrons la main tout contre notre bel
oiseau
posé. Nous le contemplons longuement, en silence, éprouvant comme un
sentiment
de tendresse et de reconnaissance. Lemaitre dit : " Qu'est-ce qu'on a
pris ! "
Des mécaniciens se précipitent vers
nous,
précédant un groupe imposant de
personnes : le maire du Prat et des notabilités. Les présentations
faites,
nous nous préoccupons de notre appareil : examen sommaire, nettoyage et
pleins.
Nous avons faim, très faim. Les deux heures que nous venons de vivre à
2000
mètres nous ont ouvert l'appétit. Nos hôtes nous ont préparé un
excellent
déjeuner et fait les honneurs de leurs meilleurs crus; mais ils exigent
un
récit détaillé de notre voyage.
CHAPITRE 5 (suite)
Texte
Latécoère n'est pas encore arrivé.
Toulouse où nous téléphonons est
également sans nouvelles.
L'heure avance, nous avons encore 500 kilomètres à parcourir pour
atteindre
Alicante. Il nous faut tenir compte des difficultés toujours possibles
de la
mécanique, des vents contraires, car sur la côte, les régimes différent
d'une zone à l'autre; nous devons, surtout, éviter d'être surpris par
la
nuit. Notre Salmson est prêt, superbe, fin, reposé. Effusions départs,
promesses de retour et d'amitié inaltérable, accompagnées d'accolades;
nous
nous réinstallons à nos places, bouclons nos ceintures; le rituel "
essence, contact " se fait entendre et de nouveau le moteur reprend sa
voix
de tonnerre qu'il modérera et réglera ensuite. Le décollage est
parfait, nous
nous élevons et décrivons une spirale au-dessus du terrain pour
remercier nos
hôtes dont les mouchoirs s'agitent, mais rapidement choses et gens se
réduisent, s'effacent
comme rejetés hors de cette immensité lumineuse où nous sommes seuls et
maîtres. jamais la mer et le ciel ne nous parurent plus vivants ni plus
beaux.
La nature, sur cette côte espagnole, semblait avoir revêtu ses atours
les plus
chatoyants en notre honneur, aussi, volions-nous bas, pour la mieux
admirer.
Lemaître se retournait, abandonnait ses commandes, gesticulait, levait
les bras en signe d'allégresse, pendant que le moteur poursuivait son
ronron de
chat qui avance dans le soleil. Dans cette sérénité émouvante de
l'atmosphère, nous glissions, heureux.
Tarragona! Le Cap de Tortosai Castellon! Les jardins de Valence, sorte
de
paradis terrestre en miniature qui, pourtant, était loin de valoir le
nôtre.
Candia! Le Cap de la Nao! Villaloyosa et enfin, protégée par une
ceinture de
collines, blanche, couronnée de palmiers et s'offrant, par un petit
port, à la
mer Alicante. Nous reconnûmes notre point d'atterrissage mais hélas il
encore
dans l'état où je l'avais laissé; les tranchées béantes et noires y
étaient visibles et menaçantes. Et personne sur le terrain Que
s'était-il passé ?
Lemaître me regarda inquiet.
Était-ce bien
là? Oui, c'était bien là; je
distinguais nettement tous mes repères. Et pourtant! Nous descendîmes
un peu
plus. Nous aperçûmes alors à quelques kilomètres de là, un minuscule
terrain marqué d'un T et où un groupe de gens se mouvait, semblant
suivre nos
évolutions.
Le visage de Lemaître exprimait la
contrariété qui ne pouvait qu'égaler
la mienne. Brusquement, il se décida, piqua et posa ses roues juste au
milieu
d'un quadrilatère d'une cinquantaine de mètres de côté, merveilleux
terrain
de tennis, et que défendaient tout autour, des pierres et des trous.
Lemaître
ayant " coupé " un peu tard, notre oiseau commença de rouler sur les
pierres, dans les fossés, butant contre les mottes de terre, semblant,
après chaque obstacle franchi, prendre un nouvel essor. Une petite
construction,
haute de près de deux mètres, se dressa devant nous. je criai à
Lemaître :
" Cheval de bois à droite, cheval de bois à droite. " Mais
Lemaître, ce glorieux combattant qui en avait pourtant vu bien
d'autres,
paraissait désemparé. Il abandonna les commandes et, debout, se tenant
des
deux mains aux bords de la carlingue, se mit a hurler comme un possédé
-:
-" Arrêtez! Arrêtez ! " Or, hormis le mur qui formait barrière, il n'y
avait personne devant ni autour
de nous.
Nous entrâmes dans " les décors ".
Le choc fut assez rude et mon visage alla crever le pare-brise. Sautant
de
l'appareil et voyant l'hélice brisée contre le mur impassible, nous
demeurâmes comme sous le coup d'un catastrophe, consternés et muets.
Nous nous
ressaisîmes pourtant et, trompés par notre désir l'appareil ne nous
parut
point avoir autant souffert que nous l'avions cru; l'accident se
réduisait,
apparemment, à une hélice brisée, un pneumatique arraché, un bout de
l'aile
gauche déchiré Tout cela pouvait être réparé rapidement. A ce moment,
les
autorités alicantines venaient vers nous rangées sur un rang, flanquées
de
deux gardes civils à cheval Elles s'avançaient avec solennité, chapeau
à la
main. Reconnaissant dans l'un des personnages du centre, notre bon M.
Dupuy, ses
propos me revinrent aussitôt à l'esprit : " on vous trouvera mieux que
ça, " et je perdis, je l'avoue, toute contenance.
- C'est vous qui avez trouvé ça?... lui dis-je avec brusquerie. Vous
aviez
donc juré de nous faire casser la figure? Vous y avez réussi... Son
désir de
nous complaire avait été seul cause de son erreur. Les personnalités
s'éclipsèrent. D'une blessure à l'arcade sourcilière et de mon nez
écorché, le sang coulait sur ma combinaison. La foule arrivait. Le
consul de
France qui avait dû reconduire les représentants de la ville, revint
avec
d'autres personnages non officiels, cette fois, et un médecin.
La population d'Alicante s'amassait autour de nous : hommes
dépenaillés,
femmes échevelées, enfants presque nus étaient là, nous enveloppaient,
nous
regardaient de leurs grands yeux noirs rieurs qui illuminaient un
visage brûlé
par le soleil. Ils couraient, piaillaient dans cette poussière blanche
et
aveuglante de la terre sèche et aride.
Des gens complaisants - il y en avait tant qui ne demandaient qu'à nous
obliger - pour jouer un rôle - nous aidèrent à fixer à l'aide de cordes
et
de piquets l'oiseau blessé, près de ce mur malfaisant qui le prenait,
maintenant, sous sa protection compatriote, Des gardes vinrent tenir à
distance
la foule turbulente et nous fûmes assurés que l'appareil demeurerait
sous leur
surveillance. Alicante était en fête. Notre présence était un
événement qui provoquait la liesse. Un jour férié imprévu, - dans une
ville
où le climat engage à la paresse où tous les saints ont des droits
égaux aux
manifestations de déférence des fidèles et ajoutait à la joie de vivre
des
Alicantins; - était, bien entendu, sans effet positif quant au
rendement du
travail et à son utilité. Cette fête ne constituait pas un hommage d'un
caractère exceptionnel à des étrangers, il fournissait simplement
l'occasion d'un repos complémentaire. Dans ces pays
fortunés où le soleil et la nature tout entière se prodiguent sans
réserve,
l'occupation des gens se réduit à la peine qu'ils prennent soit de
tendre la
main, soit de s'en aller cueillir pour vivre, les légumes que la terre
féconde
spontanément et les fruits qu'elle livre sans parcimonie.
L'accident du travail y est rare et les médecins n'y font point de
brillantes affaires. Le docteur qui soigna mes blessures, me fit
pourtant
connaître une clinique bien organisée et toute blanche comme un
appartement de
jeune fille. A Alicante, pas davantage de nouvelles de Latécoère. Nous
alertâmes de nouveau Toulouse, inutilement.
A l'hôtel, sur la promenade qui longe la mer, des notabilités de la
ville,
parlant le français, nous attendaient. Elles nous accueillirent avec un
empressement familier. Des " Vive la France ! " caressèrent nos
oreilles; une jeune fille, au piano, joua une hésitante Marseillaise
qui nous
émut plus que si nous l'eussions entendue dans notre pays, exécutée par
la
Garde républicaine. Des jeunes filles ! Il y en avait plusieurs en
compagnie de
leurs parents, fort jolies. Elles se pressaient autour de nous,
zézayant dans
notre langue des bribes de phrases, avec un accent qui ajoutait à la
grâce de
leurs bouches fraîches, sans fard, qu'entrouvrait un sourire rose et
blanc.
Déchus à nos propres yeux pour avoir compromis - bien malgré nous, il
est
vrai - notre voyage au Maroc, nous étions au regard de ces aimables
personnes
des héros ! Combien le sentiment pour un même objet varie suivant
l'angle sous
lequel on le regarde! Ici, l'on souhaitait, sans deviner notre peine,
que la
réparation de l'appareil blessé durât plusieurs jours, plusieurs
semaines !
Mais la cordialité de ces amis nouveaux engourdissait peu à peu notre
chagrin.
Le banquet que l'on organisa le soir, en notre honneur, et une
promenade sentimentale au clair de lune achevèrent le dernier regret.
Il faisait si
beau, si doux; une légère brise nous caressait le visage, le ciel
brillait de
toutes ses étoiles, la mer ondulait à peine et s'argentait à leur
miroitement. De frais éclats de rire s'égrenaient dans le calme, les
jeunes
filles parlaient novios et mariage. Leur rêve! Cessant d'être des dieux
nous
reprenions contact avec les misères humaines. Notre Salmson était plus
gravement atteint que nous ne l'avions supposé. Le moteur et un
longeron
avaient fortement souffert. Les mécaniciens et le moteur que nous
avions réclamés, d'urgence, à Toulouse et dont nous escomptions
l'arrivée pour le lendemain, nous fixeraient définitivement. Je fis une
visite
au gouverneur pour lui expliquer la raison de notre arrêt et nous
excuser de
notre présence, dans sa ville, en tenue militaire, car nous ne pensions
pas
séjourner à Alicante; aussi, avions-nous négligé d'emporter des
vêtements
civils. Le gouverneur me répondit que, loin de prendre ombrage de notre
uniforme, la population était heureuse d'avoir pour hôtes de glorieux
officiers français. Nous eûmes les honneurs des premières pages de la
presse
locale qui, malgré nos recommandations, tint à donner les proportions
d'une
catastrophe à notre incident. Quant à mes blessures, qui ne
présentaient
aucun caractère de gravité elles étaient, à l'en croire, de pronostico
reservado (pronostic réservé). C'est pourtant grâce aux journaux
d'Alicante
que Latécoère apprit où nous nous trouvions et put nous faire savoir
qu'il avait atterri à Tarragone. Il
y attendait la fin de la réparation d'une roue de son appareil et nous
annonçait son arrivée pour le lendemain!
Que s'était-il passé?
Ce qu'il importait, pour le moment, c'était de lui épargner un
atterrissage
à Alicante, pareil au nôtre. Ne disposant pas du temps nécessaire pour
mettre
en état le terrain du Tiro, nous décidâmes d'aménager sur le lieu même
de
notre accident, une piste de 350 mètres environ. Nous fîmes appel aux
hommes
disponibles, - il n'en manquait point - et le travail de déblaiement
commencé
le soir, poursuivi la nuit à la lueur de lampe acétylène, put être
terminé
au point du jour. Un grand T indiquant le sens du vent, formé avec
plusieurs
nappes de la table d'hôte de l'hôtel, fut fixé sur la piste et, par
surcroît
de précautions, nous préparâmes un monceau de paille et de chiffons
imbibés
d'essence et d'huile que l'on allumerait dès que l'appareil serait en
vue. Un
point brillant apparut enfin dans le ciel. C'était. " lui. ". Il
s'approcha, grossit, vira au-dessus de nous, piqua... mais... il sembla
se
diriger dans le sens opposé. Pourtant, le T, une fumée épaisse, lui
signalaient la direction du vent. Nous gesticulions, angoissés. Il
reprit de la
hauteur, .nous respirâmes. Il renouvela sa manoeuvre... Etait-il donc
aveugle, ce pilote du diable! Ce fut dans un
silence lourd que nous le vîmes se poser vent arrière, au bout du
terrain,
plonger dans un fossé et s'y fixer comme une flèche inclinée. Il
s'était mis
en pylône! L'accident se réduisait à un incident. Nous avions craint le
pire...
Latécoère sortit lestement de sa carlingue à l'aide d'une échelle et
tout
joyeux me dit : " Tu vois, j'avais retiré mon lorgnon; je n'avais rien
à
redouter... " Le pilote s'excusa. Sa myopie et la perte de ses lunettes
en
cours de route, ne lui avaient pas permis de distinguer nos
signaux.
- L'avion n'a rien, je suppose? demanda Latécoère, et sans attendre la
réponse, il ajouta : Nous repartirons demain matin, 6 heures.
- Et toi poursuivit-il en s'adressant à moi.
- Une égratignure... Mais ton appareil me paraît plus touché que
moi.
- Ta... Ta... Ta... Quoi qu'il en soit... il faudra repartir
demain.
- Le train d'atterrissage est faussé, dit timidement le pilote.
- Tant pis... Débrouillez-vous...
Nous n'insistâmes pas. C'était
l'heure de
déjeuner.
Notre jeune représentant catalan qui venait de nous arriver de
Barcelone par
la route, vêtu d'un élégant cache-poussière blanc, coiffé d'un
serre-tête
marron et ganté de même couleur, nous offrit passage dans sa superbe
cadillac
sport. Lemaitre ne cessait d'admirer cette puissante et fine voiture;
aussi, son
propriétaire devinant son désir, s'empressa-t-il de la lui laisser
conduire.
Habitué aux grandes vitesses des avions, Lemaître nous emmena à grande
allure par ces petits chemins étroits, tortueux, qui reliaient le
terrain à
la ville. Mais, arrivés à quelques centaines de mètres de l'hôtel, un
arrêt
brusque se produisit. Il m'avait semblé que nous venions de passer sur
un
obstacle, sans grande résistance toutefois, et me penchant en dehors de
la
voiture, j'aperçus sous nos roues, une tête d'homme grimaçante,
monstrueuse,
horrible... Nous retirâmes, non sans difficultés de dessous le lourd
véhicule
la malheureuse victime et la transportâmes à l'hôpital, tandis qu'un
attroupement se formait en maugréant autour de nous. Nous rentrâmes à
l'hôtel. Le déjeuner eut lieu en silence. Des curieux nous regardaient
à travers les vitres de la salle à manger; aux tables voisines
on commentait l'accident. A la fin du repas, Latécoère déclara : " Il
n'y a qu'à démonter les avions et tout renvoyer à Toulouse... je
rentrerai ce soir par le train... Tu es bien de
mon avis, n'est-ce pas? La preuve est faite !... "
Je me gardai de répondre, car
j'étais
justement en train de penser que la
seule chose qui me parut irréparable était la vie du paisible promeneur
que la
fatalité, plus sévère pour lui que pour nous, venait de mettre sous nos
roues. Et pourtant!.. Aux dernières nouvelles, l'on nous annonçait que
les
chirurgiens ne désespéraient pas de le sauver.
source
Texte
Courte biographie de
Beppo de
Massimi
Beppo de Massimi, Marquis de Massimi, est un Aristocrate Italien,
membre de
la plus vieille noblesse napolitaine qui vient à Paris pour terminer
ses
études et s'installe définitivement en France.
Quand la première guerre mondiale éclate, alors que l'Italie est encore
neutre, il s'enrôle dans l'Armée française où il sert dans une unité
chargée de recrutement pour créer "une Arme aérienne", puis il
se retrouve dans l'Escadron de Didier Daurat.
En automne 1917, à l'occasion d' une permission, il rencontre, à Paris,
Pierre Georges Latécoère qu'il avait connu en 1905 quand, tous les deux
étudiants, ils avaient essayé de monter une affaire ensemble. Pierre
Georges
Latécoère lui confie son rêve secret de relier par voie aérienne
l'Europe à
l'Amérique du Sud. L'idée plait à Beppo de Massimi qui, plus tard,
grâce à
ses relations en France et en Espagne fonde les bases de cette "folle"
entreprise.
Dans la réalisation de la compagnie des Lignes Aériennes Latécoère
", Beppo de Massimi sera le maître d'oeuvre. C'est lui qui entreprit,
avec
succès, les démarches pour obtenir les autorisations nécessaires de
survol
des territoires, notamment auprès des autorités espagnoles, afin que
les
lignes Toulouse - Casablanca et Casablanca - Dakar deviennent une
réalité. De
la même façon, en novembre 1922, il participe aux négociations qui
aboutiront à la coopération étroite entre Latécoère et le contrôle
de "Aéro Mallorquina" de surveillance de la mer.
Beppo de Massimi fait entrer chez Latécoère son "copain"
d'escadron, Didier Daurat d'abord comme pilote puis comme Directeur des
Opérations.
En 1923, il est consultant dans la Mission Roig.
En 1927, il devient actionnaire (minorité simple) de la Compagnie
Générale
Aéropostale quand Pierre Georges Latécoère vend son entreprise et ce
jusqu'à
la liquidation totale en 1933.
Plus tard, il monte en 1935, avec Didier Daurat, la compagnie Air Bleu,
pour
transporter le courrier par voie aérienne sur le territoire
français.
Beppo de Massimi meurt en juin 1960 à Saint Ay dans le Loiret,
France
|
|