mis à jour / updated :

 
 




mot exact - exact word résultats par page - results per page
 


 


   L'Aéropostale    

  Lien sur Henri Lemaître, une vie consacrée à l'aviation... et à Breguet par Didier Lecoq 

"Vent Debout" de Beppo de Massimi  source "Mater dolorosa"   (construction) 
Histoire de la première ligne aérienne française 
    Avant Propos     

CHAPITRE 1: Le 1er Septembre 1919      
CHAPITRE 2 : Une conception      
CHAPITRE 3 : Premiers résultats     
CHAPITRE 4 : Formation     
CHAPITRE 5 : Épreuve négative   Le tout premier vol... vers l'Espagne    vol du 3 mars 1919...    
CHAPITRE 5 (suite) 

Courte biographie de Beppo de Massimi


AVANT-PROPOS

Nous nous proposions de faire paraître cet ouvrage consacré à la ligne aérienne Latécoère : France - Amérique du Sud, à l'occasion du vingtième anniversaire de sa création qu'elle devait atteindre le 1er septembre 1939 mais par un singulier destin, alors que l'œuvre de Pierre Latécoère était issue d'une guerre, la publication du livre qui en retrace l'histoire, nous était interdite par un nouveau conflit. Il nous fallut attendre des jours plus paisibles. Nous les croyons enfin venus.

Entre temps, des écrivains notoires, des poètes illustres dont le talent égale la sensibilité, s'attachant à quelques-uns des épisodes brillants ou tragiques qui marquèrent en son cours l'entreprise, exaltaient les hauts faits de cette admirable jeunesse qui était venue la servir avec l'enthousiasme de son âge, en en acceptant la tâche et les dangers. Mais à suivre les " Illuminations " des poètes et subissant leur magie, l'on risque souvent de s'écarter de ce méridien dont parle Pascal et de n'avoir plus devant les yeux éblouis que des images incertaines et fugitives de la vérité. Ainsi, la figure centrale de la " Ligne ", ses luttes âpres, ardentes pour le triomphe d'une des plus audacieuses et humaines réalisations de notre époque, laissées dans l'ombre, semblent attendre que le temps les efface.

Comme le fruit désaltérant ne fait guère songer à l'arbre qui l'a produit, l'homme qui bénéficie aujourd'hui des avantages incalculables du parcours aérien : France-Amérique du Sud, franchi en quelques heures, ignore quel fut le prodigieux constructeur de cette route nouvelle, quelles furent l'ampleur et la complexité des problèmes qu'il eut à résoudre avant de pouvoir dire à son premier pilote : Allez !...

Aussi, dans le dessein d'arracher à un ingrat oubli le nom de ce hardi pionnier de l'aviation postale française, et de fixer l'histoire de son œuvre, avons-nous réuni dans Vent debout nos notes écrites à mesure que se déroulait l'action de ses artisans. A la base de toute création, il y a un créateur. Celui de la " Ligne France - Amérique du Sud ", fut Pierre Latécoère. Industriel d'une culture générale rare dans son milieu, cerveau en continuelle effervescence, il pressent, par une sorte d'intuitive divination, que la guerre touche à son terme. Nous sommes au début de l'année 1918. Il scrute l'avenir.

L'avion qu'il fournit aux armées et dont il entrevoit les possibilités, cessera d'être un engin de destruction pour devenir un instrument de rapprochement entre les hommes. L'idée est née; il s'agit d'établir un plan d'exécution. La guerre prend fin, en effet, selon ses prévisions. Organisateur et chef, disposant du navire il forme l'équipage. De jeunes soldats de l'air épargnés par les combats, encore adolescents, se présentent à lui; il procède à une sélection et garde ceux qu'il juge capables de le suivre. Aux uns il enseigne ses méthodes de travail, aux autres il donne des ailes qui les élèveront un jour aux plus hauts sommets de la gloire; à tous il impose l'ordre et la discipline. La tâche de chacun étant déterminée par sa capacité, il tient la main à ce que nul n'en force les barrières ni par excès de zèle ni par ambition, vertus négatives et sources de désordre dans une œuvre commune. Son commandement est bref, son autorité prépondérante, l'exemple de son activité constant. On lui obéit, on le craint, on l'admire parce qu'il demeure humain et à cause de la vie dont il anime tout ce qui l'environne. Pierre Latécoère né à Bagnères-de-Bigorre en 1883, avait fait ses études à Louis-le-Grand puis, après un séjour de deux années en Allemagne, entrait à l'Ecole Centrale en 1903. Il fréquentait avec une certaine assiduité les librairies du quartier Latin. Depuis longtemps déjà familier de ces maisons, je l'y rencontrais souvent. Un égal amour des livres nous amenant parfois à disputer les mêmes trouvailles, nous offrit l'occasion d'échanger quelques propos. Ce jeune étudiant dont les opinions sur les choses et les gens, un peu à l'emporte-pièce, définitives mais jamais dépourvues d'intérêt, révélaient une intelligence exceptionnelle et annonçaient une personnalité, éveillait ma curiosité. Quand il arrivait accompagné de quelques condisciples, on pouvait être assuré que leur conversation prendrait vite un tour véhément car, n'ayant point d'idées communes ils ne pouvaient s'entendre sur rien. De plusieurs années son aîné, plus calme et déjà moins absolu, je tolérais ses petites vivacités et nos rencontres se multipliant, nous nous prîmes d'amitié l'un pour l'autre. Un philosophe grec observait que le contraire est l'ami du contraire : il en est encore ainsi. Il fut convenu que, chaque semaine nous passerions une soirée ensemble : le samedi. Quoi qu'il s'orientât vers les sciences, il marquait un vif intérêt pour les lettres et les arts; il dissertait volontiers sur des textes de Platon à Bergson, ne manquait aucune des grandes manifestations musicales où nous étions certains de nous retrouver : Bach, Schumann, Berlioz avaient ses préférences.

A mesure que notre intimité s'affirmait, je pus remarquer que certaine brusquerie dans ses manières cachait une grande timidité, comme son détachement des questions d'ordre sentimental qui auraient pu le trahir dans la voie où il allait s'engager, dissimulait une profonde indulgence pour les faiblesses du cœur. " Il ne faut avoir confiance en personne, disait-il, car la plupart de ceux qui vous témoignent du dévouement, recèlent un calcul ou une revanche d'orgueil. " D'autres, avant lui, avaient tenu le même langage. Dans le courant de1906, Pierre Latécoère prépare ses examens de sortie de l'École Centrale... Son père, ingénieur, meurt laissant à sa veuve la charge de trois enfants et la responsabilité des ateliers de scierie mécanique qu'il a fondés à Bagnères-de-Bigore en 1872, Mme Latécoère, femme d'intérieur, n'a jamais été initiée aux entreprises industrielles de son mari; elle fait cependant tête à l'adversité, se renseigne, s'instruit et ramasse les rênes abandonnées. Petite, menue, plus menue encore dans sa courte pèlerine brune, deux coques de cheveux blancs passant de dessous son chapeau de paille noire entouré d'un ruban de velours, les yeux pleins de lumière, elle va trottinant sur le ciment, d'un établi à l'autre, de la comptabilité aux machines, silencieuse, souriante, vigilante. Elle est entourée de respect, même les "rétifs " s'inclinent devant cette énergie qui les dépasse. Et le roulement de l'usine n'interrompt pas son cours.

Lors d'une de mes visites, Mme Latécoère me confie : " Un jour, appelée par notre avoué au sujet d'un litige ancien et fort compliqué, Pierre s'offrit à m'accompagner. Sorti depuis quelques semaines à peine de son Ecole, il avait déjà compulsé tous les livres et dossiers, bousculé notre vieille organisation, insufflé à la maison une vie nouvelle. J'acceptai, comme vous le pensez bien, sa proposition et nous nous rendîmes à la convocation. Le long du chemin il resta silencieux; mais en arrivant à l'étude de Me X..., il me pria de le laisser parler... je ne demandais que cela... Quel ne fut notre étonnement en écoutant son exposé fait avec la clarté et la précision d'un homme rompu aux affaires, et sa conclusion qui semblait avoir échappé à notre conseil et devait nous valoir, plus tard, gain de cause!... En sortant de l'étude de Me X..., je m'appuyai à son bras et pensai : Merci, mon Dieu, je ne suis plus seule!... "

Mais le nouvel ingénieur regarde déjà au delà de son industrie; disposant de vastes terrains, il les fait couvrir et entreprend la construction de matériel roulant. Les premières commandes arrivent, mais il va en chercher d'autres en Roumanie, en Hongrie. Bientôt ses ateliers ne suffiront plus à son activité : Toulouse semble répondre à ses vues. Il y crée une filiale, y ajoute des forges, forme une main-d'œuvre avec des éléments épars dans cette région, vient à Paris, centre des affaires et y ouvre son premier bureau. Sa vie, désormais, se partage entre la capitale, Toulouse et Bagnères. Mais les frais généraux sont lourds, aussi faut-il augmenter la production. Latécoère a vent d'un ordre important des chemins de fer du Midi et prend part au concours. Le nombre, l'influence de ses concurrents, les longs atermoiements ajoutent à son mordant, il emporte le trophée. Ses usines ont dix années de travail assuré. Il me télégraphie : " As - satisfaction - stop - Contrat signé - Licence obtenue - Arriverai demain. - PIERRE. " Bien sûr, ma satisfaction est grande; l'ai-je assez harcelé à propos de ce contrat qui lui garantit l'avenir et de cette licence en droit qu'il a négligé de passer... Nous voici donc fêtant ce double succès à la table d'un restaurant en vogue. Nous en sommes à l'heure du café et du cigare. D'un orchestre invisible et lointain nous parviennent amortis les échos de langoureuses mélodies italiennes. La salle écoute en silence. Plongés dans une molle douceur, nous ne prononçons pas une parole. Tout à coup, interrompant sa rêverie, Latécoère me dit : " Et si nous partions demain pour Florence?... je me donne huit jours de congé... "

Moins surpris par sa proposition que par la concordance de nos pensées, je lui réponds simplement : " Pourquoi pas?... " Férus, à cette époque, de Stendhal, Barrès, Bourget, nous imaginons que nous ne pouvons faire choix de meilleurs guides, oubliant que certaines villes d'Italie sont de grandes courtisanes dont on ne peut apprécier les charmes que par soi-même, car, à chaque amant, elles donnent l'illusion d'un premier amour. Et nous allons découvrir Venise si riante dans ses miroirs, le Jour; si mystérieuse dans ses ombres, la nuit; et puis, la blanche majesté de Florence. Du Palais Pitti au musée des Offices, des peintures du Ghirlandaio aux sculptures des della Robbia, du Donatello au divin Léonard, parmi cette orgie de marbres et de bronzes ajourés, nous tirant à chaque pas par le bras pour nous signaler une merveille nouvelle, le temps de notre escapade s'écoule sans que nous y prenions garde.

1914 : c'est la guerre. Quoique dégagé de toute obligation militaire par la faiblesse de sa vue, Latécoère se fait remplacer à Toulouse, la direction de Bagnères étant toujours assurée par sa mère, et s'enrôle dans l'artillerie. Au bout de quatre mois, un général qui l'entend discuter décide : " Ce phénomène rendra plus de services à son pays à la tête de l'industrie qu'au... derrière d'un canon... ".
Et on lui confie la construction d'un nouveau matériel et d'obus de gros calibre. A chacune de mes permissions, il me questionne sur nos avions, leurs caractéristiques, leur utilisation. On le sent mordu par le démon de l'Air. L'un des traits saillants de son caractère est la rapidité de ses passages de la pensée à l'action et, en cas d'erreur, de celle-ci au redressement. En 1917, il va ajouter une nouvelle branche à son activité l'avion. Il offre son concours à M. Loucheur qui vient d'être nommé ministre de l'Armement et en obtient la commande de 1.000 avions Salmson. Les conditions du marché sont d'autant plus sévères que l'ordre est d'une exceptionnelle importance. Une clameur s'élève aussitôt des milieux des constructeurs jusqu'alors reconnus, et déferle sur le Parlement. On conteste les capacités de cet " intrus ", on le dénigre. Le mérite, a dit Voltaire, a toujours les contemporains pour ennemis. Latécoère laisse aboyer : en deux mois il est prêt. Pendant ces deux mois la crise des transports, la difficulté de se procurer des matières premières le transforment en approvisionneur; il passe ses nuits, toutes ses nuits en sleeping, ce qui fait dire à l'un de ses collaborateurs : " Quand les trains ne marcheront plus, on mettra un moteur au pied de son lit. "

Les premiers appareils vont rejoindre le front, en avance sur les délais fixés. Le ministre qui a fait confiance à " l'intrus " et a pu, par moments, craindre de s'être trop, engagé, respire enfin et tient à féliciter " son homme ". L'année suivante, le drame qui ensanglante le monde prend fin et Latécoère crée sa " Ligne ". D'un bout à l'autre du ruban qui se déroule dans le ciel rien n'échappe à son contrôle. Seul à connaître ses ressources, il est seul à pouvoir mesurer la dépense. Il poursuit, néanmoins, sa ronde effrénée : par la voie ferrée il est tantôt à Paris, tantôt à Bagnères et Toulouse; par la voie des airs en Espagne, au Maroc, en Algérie, en Tunisie, au Portugal, en Italie. Mais les plus belles œuvres comportent presque toujours de durs renoncements. Une heure cruelle sonne pour Pierre Latécoère. La " Ligne " coûte très cher; les subventions et les recettes trop faibles ne suffisent pas à son entretien; elle absorbe les bénéfices des Forges, en compromet l'équilibre. Le dilemme se pose : la Ligne ou les Forges? Malgré tant de souvenirs qui l'attachent à sa première entreprise et la tranquillité qu'elle lui assure, il serre les dents et la sacrifie. Il la vend pour que la " Ligne " vive.

Il s'en va étourdir sa peine en Amérique du Sud d'où il rapportera des contrats postaux. M. Poincaré, président du Conseil, lui exprime sa satisfaction; mais M. le ministre chargé de l'Aéronautique lui fait comprendre que la Société Latécoère dont le Conseil d'administration n'est composé que de techniciens ne présente pas les garanties positives répondant à l'importance des crédits qui vont lui être alloués... C'est " le moment " des financiers! Latécoère cède sa place. Son énergie demeurant intacte, ses ateliers construiront des avions prototypes. Coup sur coup trois appareils commerciaux sont étudiés, fabriqués, livrés. Mais les lignes d'Amérique du Sud et d'Amérique du Nord ont d'autres exigences et Latécoère s'attaque au problème des hydravions de gros tonnage. Ainsi voient le jour d'abord un appareil de 25 tonnes, puis un second de 42 tonnes, enfin, un troisième de 75 tonnes qui porte seul, aujourd'hui, malgré son âge, au delà de l'Océan, un nom français, comme sauvegarde de notre ancien président. En juin 1943, Pierre Latécoère est frappé par un mal implacable. je suis à son chevet. Assis sur son lit, replié sur lui-même par la souffrance, pouvant parler à peine, il me dit : " je fais étudier un 120 tonnes, et un 200 tonnes dérivés du 631... (le 75 tonnes)... Tu comprends, nous ne devons pas perdre l'avance que nous avons sur l'étranger... "

Mais le 11 août, à 11 heures, les Parques mettaient un terme à ses nobles ambitions. Il appartiendra aux générations qui viendront, de juger cet homme et son œuvre. 
Que nos amis Espagnols ne se méprennent pas sur le sens de Vent debout 
Ce livre n'est point écrit contre leur patrie ni même contre les personnes qui ont, pour des fins qui nous échappent et sans doute étrangères à notre rayon d'action, dressé des obstacles sur notre route. Retraçant ici l'histoire d'une grande réalisation française, tenus en laisse par la vérité, nous bornons notre témoignage au simple exposé des faits, tels qu'ils se sont déroulés, tels que nous les avons vécus. Qu'ils ne prennent pas davantage ombrage des subterfuges auxquels nous avons eu parfois recours pour l'accomplissement de notre tâche. Il n'a jamais été dans notre esprit de tromper ni, encore moins, de trahir un pays aussi chevaleresque où tant d'hommes de cœur, dans des heures difficiles pour nous, délicates pour eux, nous ont apporté leur concours loyal et efficace.

Nous leur en gardons une profonde reconnaissance.  B. DE MASSIMI (1). 
(i) Ancien administrateur directeur général de la ligne Latécoère : France-Amérique du Sud (1918-1931). Fondateur Directeur général des lignes 
" Air Bleu " 1934-1936).
???? 

CHAPITRE 1: Le 1er Septembre 1919                       Texte    

Dès la pointe du jour qui s'annonçait clair, l'aérodrome de Montaudran , s'anima de ce mouvement particulier qui précède un événement d'importance. Les hangars, côte à côte comme des frères jumeaux, s'ouvrirent avec un bruit strident, découvrant des voilures d'argent sur un sol propre que l'on avait soigneusement balayé pendant la nuit car on travaillait à toute heure à cette époque. 
Au-dessus du hangar central, la manche à air, suspendue à sa frêle antenne, se soulevait paresseuse et hésitante en direction du Sud, vers les Pyrénées. Toutes les chances! 
Pilotes, mécaniciens, manœuvres, ne tenaient pas en place, ils allaient et venaient affairés, comme si chacun d'eux, ce jour là, ce grand jour qui se préparait, le plus grand de tous, se rendant compte de l'œuvre qui allait s'accomplir, éprouvait le besoin de lui apporter une contribution à sa mesure. La lumière s'intensifiait avec la percée du soleil qui illuminait déjà la cime des arbres en bordure de la piste et filtrait à travers les branches des taches d'or, mettant sur les visages et sur les choses, comme un air de fête. Les appels, les ordres, les interjections se croisaient accompagnés de gestes rapides. Toute une jeunesse vibrait, s'épanouissait dans ce travail qui semblait avoir été inventé pour elle.
- Aux " zincs ", cria un contremaître. 
Tout le monde se précipita. L'un après l'autre, sept avions d'argent furent poussés hors de leurs abris par vingt, trente bras, au milieu d'exclamations mêlées : " Pas par là... Bon Dieu... Pas trop fort... toi... Touche pas à l'empennage... " 
Et, cahotants, incertains, avec un balancement lourd des ailes, avançant comme des cygnes hors de leur élément, les sept oiseaux allèrent s'aligner sur la piste, face à la brise fraîche qui, ce matin-là, semblait alléger l'atmosphère. Les pleins d'essence et d'huile ayant été faits, l'on rentra les grands cylindres qui roulèrent avec un assourdissant bruit de ferraille. 
Trois appareils seulement devaient prendre le départ pour l'Espagne et le Maroc, mais l'on avait sorti tous ceux qui étaient en état de voler, pour être prêts à toute éventualité et, peut-être aussi, pour faire montre de la naissante prospérité de nos ressources. 
- " Aux cales ", ordonna encore le chef mécanicien. 
Les cales furent fixées sous les roues. Trois mécaniciens sautèrent au poste de pilotage, d'autres mécaniciens se suspendirent aux extrémités des hélices, et l'on entendit 
- Essence. 
- Contact. 
D'un arrachement brusque, les pales furent ramenées vers le sol, mais les moteurs n'émirent qu'un ou deux éternuements.
- Coupez ! cria un mécanicien. 
- Coupez ! répondit le pilote. De nouveaux essais suivirent. 
Enfin, l'un des moteurs " parla ", puis le second, puis le troisième et leur " voix " s'amplifia, s'éleva, se réduisit, se tut. Autour de chaque appareil, des hommes se démenaient armés de chiffons, procédant à une dernière revue de propreté, effaçant les empreintes qui maculaient çà et là les plans ou les coques barrées de deux bandes transversales, l'une aux couleurs françaises sur laquelle on lisait : " Postes, " l'autre aux couleurs espagnoles, sur laquelle on lisait : " Correos. " 
Les trois pilotes, les " élus " : Beauté, que nous avions placé à la tête de notre exploitation, Daurat et Dombray, tous trois anciens chefs d'escadrille - et dont l'aîné d'entre eux atteignait à peine sa vingt-cinquième année - tous trois chargés de lauriers, portant sur leur visage la marque de la gravité et dans leurs yeux la joie, ne quittaient pas les " coucous " qu'ils devaient conduire à de paisibles victoires. Entourés de leurs camarades, qui se consolaient de ne pas avoir été désignés pour cette première épreuve en leur prodiguant des conseils, ils ne les écoutaient que d'une oreille distraite, ils compulsaient leurs cartes, examinaient avec soin les haubans, les cordes qu'ils faisaient vibrer d'un doigt, allaient aux roues et, de la pointe du pied, s'assuraient du degré de gonflement des pneumatiques, montaient à bord et, d'un coup d'œil, inspectaient l'intérieur. Tout étant en ordre, ils s'installaient à leur poste et manœuvraient les manettes. Leurs mécaniciens, dressés sur des escabeaux ou sur les roues, tendus vers eux, leur donnaient à grands gestes des explications, tandis que le va-et-vient se poursuivait inlassablement autour d'eux, car il fallait ici un tour de clé, là une goupille, toujours ce à quoi on ne songe qu'au dernier moment.

Une ultime épreuve des " moulins " eut lieu. Les moteurs répondirent au premier appel cette fois, l'herbe se coucha sous leur souffle, et loin derrière eux, la poussière forma trois nuages. Tout " gazait " à merveille. La voiture des P. T. T. arriva et livra des sacs de courrier plombés qui furent aussitôt enfouis dans la carlingue; des feuilles administratives mentionnant le poids et le nombre de lettres furent signées sur les ailes des avions. Un mouvement se produisit : les autorités toulousaines arrivaient. M. le Préfet, M. le Maire, M. le Directeur des Postes, en jaquette et chapeau melon, étaient là. Il y eut des inclinations, des échanges de mots aimables, des sourires et de l'esprit officiels. On les avait fait se lever de bonne heure. Regrets partagés. 
Questions oiseuses, pour dire quelque chose. De leur côté, les mécaniciens recommandaient paternellement à leurs pilotes : " Surtout pousse pas ton moulin... il gaze... Prends ton terrain comme il faut... et pose-toi comme une fleur. - Qu'ils en prennent de la graine les " hidalgos ". Dis donc, n'abîme pas trop les Andalouses, laisses-en pour les frangins. " Sous cette plaisanterie gamine, il y avait beaucoup de tendresse. Beauté, Daurat, Dombray, avaient revêtu leurs combinaisons, mis leurs chaussons et, aidés de leurs camarades, ajustaient leurs serre-tête. Nous nous approchâmes d'eux, Latécoère et moi. Ils étaient là, droits, sérieux et calmes devant nous. Les yeux dans les yeux nous échangeâmes des pensées communes. Nous leur dîmes simplement : " Surtout de la prudence... pas de démonstrations de virtuosité inutiles... Votre - notre succès est d'arriver à l'heure... Allez ! " Une chaude poignée de main et les trois " élus " sautèrent lestement à leur poste. Le départ avait été fixé à 8 heures; 15 minutes nous en séparaient. Les moteurs furent remis en marche et vrombirent, baissèrent, reprirent; sur un signe du premier pilote bras levé, agité au-dessus de sa tête, les cales furent retirées, puis l'un après l'autre les trois avions furent emmenés, moteur au ralenti, jusqu'à leur point de départ. Un grand silence se fit. A 8 heures moins 5 minutes, le premier moteur gronda de toute sa puissance et l'appareil de tête s'élança, courut, empennage horizontal, s'éleva, survola les arbres à l'extrémité de la piste; le deuxième appareil imita son exemple, le troisième suivit, traçant dans l'espace une spirale lumineuse.

Une émotion poignante nous étreignit tous; ce n'était pourtant pas la première fois que nous assistions à un pareil spectacle, mais celui d'aujourd'hui avait, pour nous, une signification particulière. Tout le monde suivait des yeux, immobile et grave, ces trois aigles d'argent évoluant dans le soleil. Réunis, à environ 500 mètres au-dessus du terrain, ils décrivirent une orbe, et à 8 heures précises, piquèrent vers les Pyrénées. Quand ils ne furent plus à notre vue, que trois diamants à l'horizon, nous nous aperçûmes, Latécoère et moi que nous étions serrés l'un contre l'autre. - Et s'ils n'arrivaient pas? demandai-je. (La suite de cet ouvrage justifiera ma question.)

- Trois autres partiraient sans hésitation, me répondit Latécoère. Je fus rassuré. Le premier courrier postal aérien de France s'en allait donc par l'Espagne, vers le Maroc. La première pierre de la ligne France-Amérique, venait d'être scellée. Une œuvre française prenait naissance. Nous entendîmes à peine les félicitations d'usage, et serrâmes des mains sans trop nous rendre compte que les autorités toulousaines quittaient le terrain. Nous revînmes à petits pas, pendant que les pilotes restés à terre regagnaient les hangars lentement, mains dans les poches, tête basse, un peu songeurs, un peu jaloux peut-être. Des marteaux frappaient de nouveau le fer, un moteur tournait au banc, une voix entonnait un air populaire... Le travail reprenait sa cadence. De tous les jours que nous avions vécus et, sans doute de tous ceux que nous allions vivre, dans cette industrie nouvelle, le ler septembre 1919 fut, à coup sûr, le jour le plus simple et le plus grand. Il marquait l'éclosion d'une œuvre et l'aboutissement d'efforts devant lesquels nous eussions reculé si nous avions pu en prévoir la nature et la complexité. Ainsi, après plus de quatre années d'une tragédie monstrueuse, se dressant au milieu de ses ruines et de ses cimetières comblés, droite et fière dans ses voiles de deuil, la France reprenait sa place à la tête du progrès et donnait, une fois de plus au monde, le témoignage de sa prodigieuse vitalité.

CHAPITRE 2 : Une conception        Texte   

De 1914 à 1918 mes visites à Latécoère avaient lieu à chacune de mes permissions de détente. De vieux liens d'amitié m'unissaient à lui; une commune passion des livres nous avait fait nous rencontrer plusieurs années auparavant. Des goûts semblables rapprochent, souvent, des hommes dissemblables. 
Le 15 mai 1918 je vins le surprendre dans ses nouveaux bureaux, installés dans un immeuble bourgeois du boulevard Haussmann. Je le trouvai fort occupé à sa grande table de travail encombrée de papiers. Son bureau était un vaste salon aux, boiseries blanches. Ici et là quelques meubles anciens, des classeurs Louis XV aux murs quelques vieilles gravures et des dessins d'avions. Sur les meubles, de fort jolies reproductions de la statuaire grecque. 
Je m'installai dans un des confortables fauteuils placés en face de lui : Latécoère retira son lorgnon, en essuya les verres à l'aide de son mouchoir avec des mouvements vifs, et, fermant à demi les yeux, me demanda : 
- Penses-tu que nous en aurons bientôt fini avec cette tragédie? 
Je lui répondis que, après nos illusions du début car nous avions tous cru que le conflit ne durerait que trois mois, il me semblait bien imprudent, au cours de la quatrième année, de faire des prévisions de durée. - Apparemment, les Allemands paraissaient à bout de ressources; quant à nous, mieux organisés qu'au commencement, nous étions en mesure de tenir encore longtemps. - Or, quelle force de résistance restait-il aux Allemands? Toute la question était là, mais l'impression générale était qu'elle touchait à sa fin. 
- C'est mon avis, reprit Latécoère. Aussi, faudrait-il, dès à présent, préparer l'après-guerre. 
Il se leva, alla s'adosser à l'un des classeurs. Je devinai, à son regard, qu'il avait quelque confidence à me faire et que, comme toujours, il cherchait une formule précise pour exprimer sa pensée. Si le conflit prenait fin d'un moulent à l'autre, l' État ne manquerait pas, usant de son droit, de résilier les commandes de matériel de guerre en cours. Sur un ordre de 1000 avions Salmson qu'il avait reçu, Latécoère venait de livrer le 600è appareil. Que ferait-il de l'approvisionnement non utilisé? Fermerait-il son atelier d'aviation?

Il cherchait donc une solution. 
Une mûre réflexion l'avait convaincu que l'avion, nouvelle arme de guerre, peut-être la plus redoutable, pouvait aussi, la tourmente, passée, devenir un excellent instrument de paix, servir au rapprochement des peuples, faciliter entre eux les relations et les échanges. Évidemment, après la destruction, il faudrait bien songer à reconstruire et il n'était certes point prématuré d'en, envisager déjà les moyens, mais celui vers lequel Latécoère inclinait me paraissait, malgré son attrait et ses nombreux avantages, d'une exécution difficile. La donnée du problème était la suivante : Construire avec le matériel disponible des appareils civils et les utiliser pour la création de lignes postales. Formule simple et séduisante à coup sûr, mais qui ne pouvait me faire perdre de vue qu'une machine conçue pour le combat se montrerait sans doute, déficiente dans un emploi qui exigeait des garanties de sécurité, de régularité et de durée. 
Le gain de temps étant à la base du problème, il y avait lieu, de se demander jusqu'à quel point l'avion l'emporterait sur les autres moyens de transport que ni la nuit, ni les conditions défavorables de l'atmosphère n'arrêtaient dans leur marche. Les quelques tentatives de poste aérienne que l'Etat avait autorisées et soutenues, éphémères et coûteuses devaient inspirer la plus grande prudence. Mais l'idée n'en demeurait pas moins digne d'intérêt et valait d'être approfondie. A une heure où un drame atroce bouleversait encore le monde, le plongeant dans le deuil et la confusion, il était réconfortant d'entendre parler d'une œuvre annonciatrice du retour à la vie. Alors qu'il était fait si bon marché de l'existence humaine, il était consolant, en effet, d'imaginer que cette même arme qui causait tant de morts pouvait, grâce à la rapidité de ses moyens, sauver des hommes, réduire la durée d'une inquiétude.

Une expérience de ce genre devait donc être tentée, mais elle ne pourrait l'être avec efficacité que sur de longs parcours que desservaient seulement les lentes lignes maritimes, sur les routes conduisant aux possessions françaises d'Afrique desquelles la France avait tant de raisons de se rapprocher et qui, seules, pouvaient assurer des débouchés. 
Dès lors, le Maroc avec ses 80000 Européens, sa voie directe sur, Dakar, embarcadère de l'Atlantique sud, s'offrait comme premier objectif. Le Maroc était à 7 jours de bateau, en été et à 11 jours en hiver, de la France. Il ne faudrait à l'avion, dont le point de départ serait fixé à Toulouse, que 31 heures (1) environ en été, 48 heures (2) en hiver, pour atteindre Rabat. Dans ce temps, se trouvait comprise la durée du transport par chemin de fer d'une lettre ou d'un passager de Paris à Toulouse. En serrant de près le sujet dont m'entretenait Latécoère, non seulement le but initial prenait forme, mais d'autres possibilités se faisaient jour dans mon esprit comme une lumière qui révèle peu à peu les contours puis le fond d'une vallée. 
Ainsi commençai-je à comprendre que, en raison de leurs ressources limitées, le Maroc et le Sénégal ne pouvaient être que les deux premières étapes d'un parcours qui aboutissait à l'Amérique du Sud. L'avion serait donc appelé à réunir les grands centres de culture et d'activité économique, à en accélérer et développer les échanges sur lesquels il prélèverait le fret élevé qui seul, pouvait l'aider à vivre, ce fret postal dont l'abondance est toujours facteur de l'activité économique.
(1) Avec arrêt, la nuit, à Alicante. 
(2) Ibid.

L'Amérique du Sud échangeait annuellement avec l'Europe 2000 tonnes de lettres, alors que la malle des Indes n'en transportait que 700. Quant aux échanges commerciaux entre la France, l'Afrique et l'Amérique du Sud, ils se chiffraient en moyenne à 50 milliards de francs par an. Les transports postaux qui sont l'expression même de cette activité, se faisaient par les Compagnies maritimes, dont les navires partaient régulièrement et mettaient l'Europe à 17 jours - en moyenne - du Brésil et à 23 jours de l'Argentine, ce qui représentait, en tenant compte du battement nécessaire entre deux départs, 50 jours de délai entre l'expédition d'une lettre et la réception de la réponse à Buenos-Aires. 
Les moyens de navigation aérienne, combinés avec la voie maritime entre les îles du Cap-Vert et l'île brésilienne de Noronha, réduiraient le temps du parcours France - Rio-de -Janeiro à 6 jours et demi, et France - Buenos-Aires à 7 jours et demi. Une vue d'ensemble permettait d'envisager, avec un matériel approprié, l'établissement d'une ligne Toulouse - Buenos-Aires, sur les bases suivantes -: 
1) De Toulouse à Casablanca par avion 1850 kilomètres en 13 heures (i)
2) De Casablanca à Saint-Louis du Sénégal (ou Dakar), par avion : 2 850 kilomètres en 1 jour et demi (2). 
3) De Saint-Louis aux îles du Cap-Vert, par hydravion 800 kilomètres en 6 heures et demie. 
4) Des îles du Cap-Vert à l'île de Noronha : 2200 kilomètres en 3 jours par bateaux spéciaux. 
5) De Noronha à Récifé (Pernambouc) par hydravion 650 kilomètres en 5 heures. 
6) De Récifé à Rio-de-Janeiro par avion : 1 950 kilomètres en 14 heures. 
7) De Rio-de-Janeiro à Buenos-Aires par avion : 2100 kilomètres en 15 heures.

Soit au TOTAL : 12 400 kilomètres en 7 jours et demi. 
Dès la troisième année d'exploitation, l'emploi généralisé du vol de nuit et la substitution des hydravions aux bateaux, pourraient réduire à 3 jours la durée du trajet : Europe - Brésil, et à 95 heures - pas tout à fait 4 jours - le parcours Europe république Argentine. 
(1) De vol effectif s'entend. 
(2) Avec arrêt, la nuit au cap Juby.

Mais ce n'était pas seulement par sa grande rapidité que cette liaison aérienne présenterait des avantages : c'était surtout par la fréquence des départs, rendus possibles par le service combiné d'avions et d'hydravions que l'on parviendrait à obtenir en moins de 8 jours la réponse à une lettre envoyée d'Europe au Brésil, en moins de 10 jours, la réponse à une lettre envoyée d'Europe en Argentine. Le survol de pays étrangers et les possibilités financières .Posaient deux autres problèmes dont le premier ne paraissait pas d'une solution difficile; mais le second?... Nous étions toutefois persuadés que nous en viendrions à bout... 
Le tracé du premier tronçon Toulouse-Rabat qui comportait le survol de l'Espagne semblait, en effet, ne présenter aucune difficulté. Trois routes s'ouvraient à nous, pour nous rendre au Maroc la première par Bordeaux - Madrid - Séville, certainement la plus directe, la seconde, par Marseille - les Baléares - Alger; la troisième par Toulouse, où se trouvait la base, et la côte méditerranéenne espagnole. La configuration du sol à l'intérieur de l'Espagne et les conditions atmosphériques souvent troublées au-dessus des " Sierras ", nous firent écarter la première; comme l'état encore incertain de l'hydravion, nous fit écarter la seconde voie. Le choix du parcours se fixa donc sur la troisième route, où des plages permettaient d'atterrir en cas de panne ou de mauvais temps. 
Par ailleurs, le rayon d'action de nos avions ne dépassant pas 500 kilomètres, nous pourrions établir à Barcelone, Alicante et Malaga, situées à peu près à la même distance l'une de l'autre, les escales, nécessaires. Nous pensions, à ce moment, que les autorisations que nous nous proposions de solliciter du gouvernement espagnol nous seraient accordées d'autant plus aisément que nous allions ajouter une industrie nouvelle à la prospérité de ces trois centres... 
Mais avec quelles ressources allait-on pouvoir procéder à une pareille réalisation qui m'enchantait et m'effrayait à la fois? Car il ne m'échappait point qu'il nous faudrait de bien grandes ressources pour parcourir tant de kilomètres par an; alors que le prix d'un kilomètre aérien se chiffrait par plusieurs centaines de francs..

. Latécoère y avait, bien entendu, songé. Il n'attendait guère des milieux financiers un concours qui n'était, d'ailleurs, pas souhaitable, mais il se croyait fondé à compter sur l'appui de l'État sous forme d'une convention, puisqu'il s'agissait d'une entreprise d'intérêt public et de prestige national. Certes, il ne se dissimulait pas que la France, épuisée par de longues épreuves, n'était pas en mesure de consentir des sacrifices à des oeuvres qui ne répondaient pas à une nécessité immédiate, mais il concevait un plan économique assez habile de nature à retenir l'attention, L'attrait du projet m'interdisait de me laisser arrêter par toutes les difficultés que j'entrevoyais; les raisons vont, souvent, à l'encontre de la raison et il n'est point sage de barrer le chemin à une idée neuve, sans risquer d'en compromettre l'essor par un excès de prudence. Certes les charges seraient lourdes, les responsabilités graves; le prix du matériel, des combustibles, la durée des appareils, la vie des hommes qu'il fallait mettre au premier plan de nos préoccupations, exigeaient beaucoup de réflexion, infiniment de précautions et de mesure; mais le sort en était jeté. 
La ligne France - Maroc - Sénégal - Amérique du Sud, devait devenir une réalité. Depuis une année, Pierre Latécoère construisait des avions Salmson jusque-là, il avait consacré son activité aux Forges et Matériel roulant dont il avait installé les usines à la place d'un château à Montaudran près de Toulouse et à la maison fondée par son père à Bagnères-de-Bigorre, sa ville natale. Parti comme simple artilleur, dès le début des hostilités en 1914, ses chefs estimèrent bientôt que ce soldat qui piaffait dans le box étroit des règlements militaires, rendrait plus de services comme chef d'industrie que comme pointeur de 75. Rentré à Toulouse, il ne tarda pas à transformer ses ateliers en arsenal; mais il manquait une corde à son arc - l'aviation. Il hésitait devant ce problème nouveau pour lui; puis un jour, deux tendeurs brillants finement usinés, tombèrent entre ses mains : il les contempla, les admira comme un orfèvre admire une pièce rare. 
Et il entreprit de construire des avions. Mille avions Salmson lui furent commandés. Cette commande souleva les protestations indignées de ceux qui se croient toujours lésés : il dut prendre des engagements sévères, quant aux garanties d'exécution et dates de livraison, engagements que chacun pensait qu'il ne pourrait pas tenir. Il les tint, cependant. l'achat de terrains autour de son usine, leur déboisement, leur nivellement, l'installation de hangars et d'ateliers, de machines, l'approvisionnement de matériel, recrutement de personnel, ne lui demandèrent qu'une couple de mois. Bientôt, les nouvelles machines vinrent s'ajouter aux anciennes, animant l'ambiance d'un surcroît de vie. Sur les établis, s'amoncelaient de menus fragments de bois qui, passant sur d'autres établis, étaient reliés entre eux et constituaient les nervures, les plans que, plus loin, des femmes allaient recouvrir de toile, coudre et coller. Ailleurs, des coques en contre plaqué, comme de légers. navires, recevaient à leurs flancs ces voilures, et tendaient leur proue au moteur, que l'on soulevait à l'aide d'une grue

A ce moment, le navire devenait oiseau. La peinture et le vernissage l'argentaient, le faisaient miroiter dans une atmosphère où dominait une odeur âcre d'acétone. L'aérodrome se peuplait peu à peu de ces nouveaux oiseaux bien plus grands et bien plus bruyants que ceux qui l'avaient jusqu'alors fréquenté. Après des essais en vol et leur mise au point, ils allaient rejoindre au Nord ou à l'Est, ceux qui se battaient. 
La vie en commun avec ce matériel dont on suit chaque jour, du fragment de bois au vol, toute la formation, avait certainement fait naître dans l'esprit de Latécoère, la pensée d'une utilisation possible pour des lignes aériennes. L'armistice venait d'être conclu. 
Le projet France - Maroc - Sénégal - Amérique du Sud avait été remis à M. Dumesnil, sous-secrétaire d'État à l'Aéronautique, le 7 septembre. Des avions en montage allaient, par la cessation des hostilités, se trouver disponibles. Nous pensions qu'il convenait de profiter de ces heures d'enthousiasme et de détente pour parler d'oeuvres de paix mais les administrations d 'État dans la confusion des redressements et les lenteurs de leurs méthodes, paraissaient peu décidées à nous entendre. 
La fortune pourtant, voulut bien nous favoriser. Nous apprenions, en effet, les derniers jours de décembre, que le commandant Wateau, mon chef et ami, rappelé par le G. Q. G. autant pour sa grande compétence en matière aéronautique que pour ménager ses forces dont il avait usé sans mesure, depuis plus de quatre ans à la tête de ses escadrilles, avait été chargé de l'étude des questions de liaisons aériennes. J'avais eu la joie, le 17 août 1914, de retrouver cet avoué parisien, l'un de nos plus brillants aéronautes, comme instructeur à l'une des formations de combat aérien, la V29, à Saint-Cyr à laquelle je venais d'être affecté. 
- Je vous attendais, m'avait-il dit en m'accueillant. 
Le trait saillant de ce soldat, qui fut et demeure un exemple, était une infinie douceur dans une grande fermeté. Ses ordres n'étaient jamais impératifs, mais, ils étaient toujours définitifs. 
Inclinant sa haute et robuste taille, il avançait vers nous sa barbe noire, et du ton le plus courtois, le plus calme, il nous convainquait, en quelques mots, que son ordre ne comportait pas d'objections, qu'il fallait obéir, qu'il était utile et sage d'obéir. Il avait formé des unités que l'on admirait pour leur allant. et leur discipline. Observateur, aux heures où cet emploi était fort peu sollicité, il avait surpris la marche de von Kluck sur Paris, et l'on sait quels furent les résultats de son observation. 
Pilote, on le voyait apparaître à la tête de ses équipages, chaque fois qu'une opération de grande envergure se préparait dans les Flandres, à Verdun, dans la Somme ou l'Artois. Tard dans la nuit, on apercevait par les interstices des planches de sa "cagna" des filets de lumière qui indiquaient que le Commandant était au travail. Ses nuits, il les consacrait aux rapports et à la préparation de l'action du lendemain. Quand prenait-il du repos le commandant Wateau? C'est la question que l'on se posait et qui avait sans doute déterminé le G.Q.G à le rappeler auprès de lui. C'est lui dont les clairs conseils pouvaient nous guider. Je m'en fus le voir. Le Commandant s'ennuyait dans ce poste de tout repos; l'avoué avait pris en horreur toute cette paperasserie compliquée et inutile. 
- Mes camarades, n'ont pas terminé leur tâche... au delà du front... Cette pensée me rend la vie que je mène ici insupportable... Aussi, ai-je demandé à rejoindre mon poste le plus tôt possible et j'espère que dans trois ou quatre jours, il sera fait droit à mon désir, me dit-il avec fermeté. Il écouta néanmoins, avec une attention soutenue, l'exposé que je lui fis de notre projet, mais son amitié lui faisait craindre pour moi l'incertitude d'une entreprise aussi hardie. Il venait étudier un certain nombre de dossiers concernant aussi des liaisons aériennes; aucun ne lui avait paru digne d'être retenu; il rendait hommage à l'imagination de leurs auteurs, mais non à leur sens pratique. Certes, le projet dont je venais l'entretenir présentait de l'intérêt, mais comment serait-il mis en oeuvre avec les moyens dont nous pourrions disposer? N'était-il pas prématuré d'envisager une telle réalisation? Toutefois, l'ami voulait bien examiner à fond le problème qui me tenait à coeur et ne se prononcer que lorsqu'il serait en mesure de le faire en toute connaissance de cause. Le soir même, je lui remettais un exposé détaillé et le lendemain, plus souriant que la veille, comme délivré d'un cas de conscience, heureux d'avoir trouvé de quoi, servir encore son pays, il me déclarait, en me serrant les deux mains : 
- Vous aviez raison, et je veux vous féliciter, mon cher ami, de tout coeur. Votre projet tient parfaitement. C'est une belle oeuvre à suivre. Faites-moi connaître M. Latécoère. je tiens à lui dire moi-même ce que je pense de cette oeuvre... 
Le rapport Wateau devait inspirer la décision favorable du gouvernement.

Deux jours après notre entretien, le Commandant rejoignait ses camarades en Alsace. 

CHAPITRE 3 : Premiers résultats                     Texte    

Dans ce milieu particulier d'hommes de la finance et des affaires, qu'une fortune singulière avait élevés au rang de puissants du jour, l'aviation ne jouissait d'aucun crédit valable et l'on considérait les aviateurs comme " des têtes brûlées ". 
L'on admettait, à la rigueur, qu'ils savaient se battre et mourir, et par un patriotisme de bon aloi, qu'ils étaient les premiers du monde; mais les affaires sont les affaires et l'aviation n'en était pas encore une. Présenté, même sous l'angle le plus pratique, notre projet ne pouvait recevoir de ces nouveaux seigneurs qu'un accueil plein de réticences où la bienveillance masque un dédain qui s'exhale dans les volutes grises de l'inévitable gros cigare qui marque une haute situation. L'État seul était donc le recours vers lequel pouvaient tendre nos espérances. Mais au lendemain de la guerre, les pouvoirs publics avaient tant de questions à régler, tant de blessures à panser que nous pouvions craindre non seulement de paraître " inopportuns " mais de perdre la trace de notre dossier contenant le rapport Wateau. Georges Prade, journaliste notoire, grand animateur du cyclisme et de l'automobile, avait eu vent de notre projet et en avait saisi l'importance. Jeune normalien, venu au journalisme, il s'attacha avec enthousiasme à notre oeuvre, et une association naquit de notre effort commun. Prade entrevoyait l'avenir de l'aviation sous l'aspect le plus favorable, il se fit donc le héraut du projet Latécoère, alerta l'opinion et les pouvoirs publics et parvint à intéresser le sous-secrétaire d' État à l'Aéronautique, M.P.E. Flandin qui venait de succéder à M. Dumesnil. 
M. Flandin était fort averti en matière d'aviation; versé dans cette arme pendant la guerre, il en connaissait les possibilités. D'une intelligence rapide et sûre, il comprit tout de suite de quelle utilité pourrait être une liaison aérienne qui mettrait, dès sa création, le Maroc à deux jours de la France. Malgré son jeune âge il atteignait à peine trente ans M. Flandin était prudent et mesuré dans ses gestes comme dans sa parole; sobre d'enthousiasme et sans colère d'une courtoisie un peu distante, il savait, toujours maître de lui-même, développer les sujets qu'il avait à traiter, avec une clarté et une précision qui lui donnaient une autorité incontestable. On eût dit un diplomate fourvoyé dans la politique. M. Flandin approuvait d'une inclination de tête, en fermant à demi les yeux; refusait d'un mouvement négatif du bras levé en arquant ses larges épaules, ce qui signifiait : " je regrette, je n'y puis rien; " la morsure de son ironie était 'insensible et profonde. Notre projet bénéficia de sa sympathie dans les luttes que nous eûmes par la suite à soutenir aussi bien au ministère de la Guerre pour le matériel, qu'aux Finances pour les crédits. Après de nombreuses démarches, il fut convenu que dans le cas où le gouvernement partagerait les vues de M. Flandin il nous serait consenti un crédit forfaitaire limité aux disponibilités du moment et l'octroi d'un matériel que l'on jugeait, en haut heu, plus sûr que celui qui avait servi de base à notre initiative 
Mais l'Armée hésitait encore à autoriser la transformation de ses appareils pour une expérience civile, et les Finances de leur côté, ne montraient aucun empressement à engager des dépenses, " qu'aucune nécessité immédiate ne justifiait. " 
Discuté, abandonné, abandonné de nouveau, objet de notes et rapports, d'extraits de journaux, d'interventions multiples, notre projet tint la vedette pendant de longs jours. Enfin, au début de janvier 1919, le principe d'une convention fut admis et ses termes arrêtés. Cette convention ne devait être définitivement signée que le 11 juillet 1919. Elle fixait les conditions d'exploitation du premier tronçon. Il nous était accordé 100 jours pour la mise en service de la ligne reliant la France au Maroc, deux fois par semaine. 

CHAPITRE 4 : Formation   Texte    

Cent jours! Cette évocation d'un souvenir historique ne devait point marquer la fin d'une épopée guerrière, mais le début d'une oeuvre de paix. Cent jours eussent peut-être suffi même pour une organisation nouvelle, en déployant quelque activité; mais il fallait compter avec le gouvernement de S. M. le roi d'Espagne de qui dépendait une autorisation qui devait nous permettre de survoler son territoire et d'y installer trois aéroplaces. Notre ambassadeur à Madrid, M. Alapetite, secondé par M. Dard, conseiller, fut chargé de présenter la demande du gouvernement français. Latécoère entreprit, le 24 décembre 1918 d'illustrer, par une manifestation spectaculaire, un vol d'études de Toulouse à Barcelone, qui devait servir de préface à la création de la Ligne France - Maroc. Grâce aux relations très cordiales qui existaient entre M. Quinones de Leon, ambassadeur d' Espagne à Paris et Georges Prade, celui-ci obtint aisément la permission pour Latécoère de se rendre par la voie des airs dans la capitale catalane. 
Parti de Toulouse à 9 heures, piloté par Cornemont, pilote d'essais remarquable, l'avion atterrit avant 11 heures à l'hippodrome catalan, de proportion fort exiguës, et entre deux obstacles qui furent miraculeusement évités de justesse. 
Barcelone fit un accueil enthousiaste à l'initiateur de la première ligne aérienne postale, et la Presse française, toujours prête à soutenir une idée de progrès, lui consacra d' encourageants articles. Ce court voyage était un événement digne de retenir l'attention et un exploit méritoire, car à ce moment encore, le survol des Pyrénées pouvait apparaître comme une prouesse. Par ailleurs, nous nous hâtions d'organiser techniquement notre base de Toulouse. Le terrain devant répondre à de nouvelles exigences, fut étendu jusqu'aux deux routes qui limitaient les bâtiments et, tous les arbres qui nous en séparaient, furent abattus. Nous portions ainsi notre piste à 350 m. 900 m. Le nombre de hangars fut augmenté, la répartition du matériel ordonnée, les magasins abondamment approvisionnés, la salle du personnel navigant, la salle d'attente des passagers, furent rapidement construites. Le premier pilote engagé fut un de mes camarades d'escadrille, le lieutenant Pierre Beauté. Puis, le 12 mai 1919, ce fut au tour du lieutenant Morraglia, du sergent Rodier, des adjudants Genthon et Cabanes, de prendre rang parmi nous. Le 23 mai, le lieutenant Daurat, mon ami et coéquipier de guerre, vint m'offrir ses services. L'ayant vu à l'oeuvre, je n'hésitai pas à nous assurer sa collaboration. Mais l'armée ne le libéra que le 15 août. Le lieutenant Dombray, qui avait commandé la N 3, fut engagé le 3 Juin et, ensuite, les lieutenants Delrieu, Bonnetête, Vanier et d'autres complétèrent le premier groupe. Ces hommes devaient, par l'apport de leurs qualités professionnelles et morales, contribuer au succès de l'entreprise. 
Les mécaniciens pris également parmi les meilleurs de ceux que j'avais rencontrés au cours de quatre années de front, vinrent s'ajouter à cette formation. La ruche commençait à bourdonner. Des vols d'essais, d'entraînement étaient interrompus seulement par les heures de repos. Nous profitions de nos rares moments de loisirs pour éduquer nos jeunes camarades pleins de bonne volonté, mais dépourvus de cette expérience que donnent les années, car surpris par la tourmente sur les bancs de l'école, ils n'avaient d'autre pratique que celle des combats nous les initions à une religion nouvelle, qu'ils devaient par la suite à leur tour, retransmettre à leurs cadets. Ils écoutaient attentifs et semblaient saisir tout ce que pouvait représenter, sur le plan humain, un gain de temps et qu'ils devenaient dépositaires de tant d'espoirs. Il ne leur échappait pas qu'ils allaient, de nouveau, travailler pour la France car, sur elle aussi, rejaillirait le succès de notre entreprise. Ces adolescents, chargés de gloire et d'honneurs, mais le front déjà barré de ce pli que creusent les longues épreuves, étaient là devant nous, graves et recueillis; nous les exhortions à attacher tout son prix à la vie qu'ils avaient tant de fois risquée pour la plus noble des causes, mais qu'ils devaient, à présent, ménager pour une raison non moins forte. Toute ,imprudence donc, ne pourrait être considérée par nous que comme une faute, car nous étions comptables de leurs personnes. La conduite des appareils postaux exigeait autant de prudence que de réflexion. Aucune manifestation de virtuosité ne serait donc tolérée, parce que l'acrobatie était contraire au caractère de notre mission. D'ailleurs, qui pourrait s'étonner encore de prouesses dont on avait, sur le front, épuisé toute la gamme?

Partir et arriver à l'heure : tout le secret de notre entreprise était contenu dans cette formule.

A l'étranger, il fallait faire preuve de compréhension et de bonne tenue. De loin leurs aînés, rompus au maniement des hommes, en présence de cette jeunesse que nous préparions à une carrière qui s'ouvrait à peine sur un avenir dont il était permis d'escompter les promesses, nous demeurions, nous-mêmes, comme étonnés par la constatation imprévue de ce côté délicat et redoutable de notre tâche. Il ne s'agissait pas, pour nous, de heurter des sentiments qui avaient déjà pris racine, de briser de fraîches illusions nées de cette vie particulière du front où le plus audacieux est souvent jugé le meilleur, où la discipline réglementaire de l'adjudant s'impose avec un parler bref, sans explication; non, notre souci était de saisir chez chacun de ces hommes, les qualités en germe, de les développer, les adapter à une autre discipline sans conseil de guerre, mais souple, ferme, logique; nous nous efforcions de leur faire sentir le véritable sens de la valeur réelle et de la mesure que l'âge, une profession brillante et la faveur publique font parfois perdre de vue. Aussi, leur conseillions-nous la modestie cette absence de soi, de ne pas donner prise à la vanité, au cabotinage qui nous poursuivent dans notre métier; mieux valait laisser tout cela à terre. Nous leur disions nos sentiments doivent être de la couleur de l'atmosphère où nous allons vivre, limpides et purs; soyons ce que nous sommes, simplement ; sauvegardons notre personnalité, si nous en avons une, ou tâchons de l'acquérir, par un contrôle constant sur nous-mêmes. Soyons des hommes enfin, capables d'initiative, et sachant prendre nos responsabilités. Par ces conversations renouvelées, nous sentions peu à peu s'établir entre nous un lien solide; il nous semblait que, appartenant à une famille élue, nous allions former une communauté au service d'une mystique nouvelle. Afin de les initier à la construction, nous les détachions dans les différents ateliers pour suivre le montage et la mise au point des avions et des moteurs. Parmi les nombreuses questions auxquelles il nous fallait chaque jour répondre, il en était une devant laquelle nous demeurions muets : elle concernait la rémunération du personnel navigant lorsqu'il entrerait en fonctions. Pour le moment, il se contentait d'une rétribution minime mais qui lui permettait de vivre et d'attendre. Aucun précédent ne pouvait nous servir de base. 
C'est en suivant ces hommes de près sur le terrain et aux ateliers que leurs qualités ou leurs faiblesses nous suggérèrent l'idée d'établir un système de " primes " qui récompenseraient le travail en proportion de l'effort fourni. Nous avions, en effet, remarqué que s'ils avaient tous à un degré égal l'amour du pilotage ou de la mécanique, ils étaient inégalement ponctuels, inégalement assidus, inégalement disciplinés. 
Ainsi, fûmes-nous amenés à maintenir le principe d'un fixe mensuel réduit, qui obligerait le pilote à assurer plusieurs étapes dans le mois. A ce fixe s'ajouteraient des primes d'étape, de régularité, de non casse et de bon rendement. Nous prévîmes, en plus, pour les fins d'année des relèvements de fixe et des gratifications. Les primes variaient suivant le parcours. Le gain mensuel de chaque pilote, pour un travail normal, ne devait être jamais inférieur à 2000 francs en France et à 3000 francs hors de France.

Le service de Toulouse à Rabat serait assuré en quatre étapes: 
Toulouse - Barcelone 
Barcelone - Alicante 
Alicante - Malaga 
Malaga- Rabat

Chaque pilote couvrirait une étape; à chaque escale, un nouvel appareil et un pilote frais prendraient en charge la poste et le passager. Le service de retour s'effectuerait dans les mêmes conditions. Sur les 12 pilotes engagés, 8 seraient en ligne et 4 en réserve. Au cours des vols d'entraînement, le caractère des hommes se précisait. Il y eut des déconvenues. Le désir persistant de quelques-uns, de nous démontrer, malgré tout, leur virtuosité, ne leur valut, à leur grande stupeur, que de sévères réprimandes. Ils s'imaginaient que nous méconnaissions leur capacité et notre propre intérêt; ils nous menaçaient de nous quitter, sincèrement convaincus que leur départ nous priverait d'un concours indispensable. Ils ne pensaient pas que nous les défendions contre eux-mêmes. 

Les pourparlers en Espagne ne donnaient point de résultat. Dans l'espoir d'obtenir une prompte solution, nous avions chargé un jeune Espagnol, fort répandu dans les milieux dirigeants, de seconder les efforts de notre ambassade par le concours de ses hautes relations. 
Après un enthousiasme de courte durée, une correspondance journalière qui nous affirmait, à chaque courrier, que le lendemain, mañana... tout serait réglé au cours d'un déjeuner ou d'un dîner qui se renouvelaient sans cesse, les lettres s'espacèrent, la confiance s'estompa, le mañana devint pasado mañana (après-demain). 
Nous dûmes alors recourir aux services d'un homme apparemment mieux placé, introduit à la cour, ancien député et gouverneur de province, ayant appris en France, les sciences et l'aviation. Cette seconde expérience, se révélant également négative, nous en tentâmes une troisième. Cette fois, ce fut un avocat, député en exercice, à la parole forte, dont l'influence était, affirmait-on, très grande. Aussi, pûmes-nous croire qu'il réussirait là où l'ambassade de France et nos précédents représentants avaient échoué... 

CHAPITRE 5 : Épreuve négative  Texte 

Le temps qu'il fallait aux autorités espagnoles pour décider de l'opportunité ou l'inopportunité de notre demande, nous le mettions à profit pour compléter notre organisation. Les décisions d'État sont toujours lentes et laborieuses, aussi ne songions-nous guère à nous offusquer d'un retard que la nonchalance des pays de soleil excusait. 
La tâche du choix des terrains d'escale m'incombant, je partis pour l'Espagne le 6 janvier 1919. A Barcelone, toutes nos recherches furent vaines : tous les terrains étaient cultivés et divisés en menues parcelles appartenant à des propriétaires différents, traversées par de profonds sillons destinés à recueillir, comme manne céleste, l'eau des pluies rares. Force nous fut donc de recourir au projet d'entente avec l'aérodrome du Prat de Llobregat, situé à 15 kilomètres de Barcelone, projet que nous avions tout d'abord envisagé, puis rejeté en raison de multiples inconvénients. Cet aérodrome, propriété de l'État et ancienne base militaire, avait été loué à une Société de constructions aéronautiques, dénommée " Tallères Héréter ", dont l'administrateur délégué était un certain M. Loring, homme menu et sombre, quelque peu mystérieux et fort habile qui s'était fait une spécialité pendant la guerre, dans la construction, d'après des photographies, de quelques appareils français en y apportant des modifications qu'il estimait nécessaires mais qui les empêchaient de quitter le sol. Le terrain du Prat était de petites dimensions et éloigné de la capitale catalane par une route de 15 kilomètres, si délabrée qu'il fallait plus d'une heure en automobile pour la parcourir avec prudence afin de ne point se rompre les os. Mais la piste était bien entretenue et dégagée. Des hangars spacieux n'étant occupés que par quelques exemplaires des constructions Loring, pouvaient recevoir nos avions. Un atelier de réparations complétait l'aménagement. Une entente intervint donc entre la Société Héréter et nous. M. Loring eût souhaité une " forme " d'association assez peu claire : nous préférâmes une forme plus simple, le paiement d'un droit mensuel pour un nombre déterminé d'atterrissages. 
Pour me rendre à Alicante, je ne pouvais suivre en chemin de fer la côte sans perdre un temps précieux. En effet sur ce parcours, les voies ferrées sont très déficientes, elles contournent les montagnes et l'on y emploie de vieilles machines poussives qu'un mulet pourrait suivre au petit trot. J'empruntai donc la grande ligne Madrid - Saragosse - Alicante qui, me menant de Barcelone à Madrid, me permettait de me rendre plus rapidement de cette dernière ville à Alicante. C'est pour la même raison que je fus, ensuite, dans l'obligation de revenir à Madrid pour rejoindre Malaga. A Alicante, je dus à un Français, M. Dupuy, établi là-bas depuis de longues années, de pouvoir visiter tous les alentours. Aucun terrain utilisable ne s'offrit à mes recherches. Tous les emplacements que me signalait mon aimable guide ne pouvaient convenir. Nous perdîmes deux journées en investigations inutiles, décevantes. J'étais fort inquiet à la pensée d'avoir à renoncer à cette escale prévue. Sans doute, partout dans cette région, nous nous heurterions aux mêmes difficultés. Marchant silencieusement au côté de mon compagnon, j'eus une soudaine inspiration : 
- Mais, demandai-je, il n'est donc jamais venu d'avions dans ce pays? 
- Oh!... Il y a bien longtemps un aviateur de Nice... vint faire, ici, des exhibitions. 
- Ah? Et où les faisait-il, ces exhibitions.? 
- Au -terrain du Tiro Nacional. 
- Où se -trouve-t-il ce Tiro Nacionial? 
- A 7 ou 8 kilomètres environ. 
- Peut-on le visiter? 
- D'autant plus facilement qu'il est en quelque sorte abandonné... Si vous voulez... après déjeuner car... il est déjà près de 2 heures. 
L'heure des repas est sacrée comme l'heure des " corridas ", niais-je m'excusai de rompre avec les habitudes espagnoles et je voulus aller voir le terrain du Tiro sans attendre davantage. C'était bien le " terrain " que je cherchais et qu'il nous fallait. Vaste, pouvant être encore étendu par les terres incultes qui l'entouraient, dégagé de toutes parts, abrité des vents par une chaîne de collines. Nous trouvions, enfin, l'escale souhaitée, près de la ville et accessible. Un service fréquent de tramways électriques le desservait. La butte de tir fort éloignée, ne constituait pas un obstacle; mais d'innombrables pierres jonchaient le sol et deux longues tranchées d'un mètre cinquante de profondeur, d'où les soldats, autrefois, s'exerçaient au tir, montraient leurs gueules béantes et redoutables. 
- Il faudrait enlever cela et combler ceci, dis-je à M. Dupuy... 
- ... Est-ce possible? 
- Très facile... Mais on doit trouver mieux que ça, me répondit-il d'un air entendu. 
La réponse me surprit. Après deux jours de recherches, je n'étais guère disposé à partager l'optimisme de mon guide. Je lui déclarai péremptoirement que le Tiro répondait à nos besoins. Le déjeuner, ce jour-là, à l'ombre de hauts dattiers, bordant la mer, me parut exquis. J'étais satisfait de ma découverte. Et je pris vraiment plaisir au spectacle des enfants vêtus de loques et pieds nus, qui lançaient avec adresse des pierres dans les palmiers, sans se préoccuper du danger qu'ils faisaient courir aux passants, pour en détacher les fruits qui tombaient à chaque coup et qu'ils s'empressaient de dévorer, tout en surveillant du coin de l'œil l'arrivée des gardiens.

L'après-midi, le maire et le gouverneur d'Alicante nous accordaient l'autorisation de faire procéder aux travaux de mise en état du Tiro Nacional et, comme M. Dupuy ne cessait de me répéter, toujours du même air entendu : " Vous pouvez partir tranquille, on vous trouvera mieux que cela, " dans la crainte d'une initiative maladroite je le priai un peu sèchement de ne rien modifier à ce que nous venions de convenir.

Rentré à Madrid je repartis aussitôt pour Malaga. Dans cette ville, mon travail de prospection fut moins laborieux. De plusieurs terrains visités, un seul retint notre attention : tel qu'il se présentait il permettait d'atterrir, mais limité par une ligne de force gênante, il comportait d'être étendu cri sacrifiant des arbres chargés de fruits, et une vigne superbe appesantie par d'énormes grappes de raisins d'or. Lorsque le propriétaire, désireux de nous louer son champ - location qui lui paraissait d'un meilleur rendement que la vente de ses produits - me déclara que, en quelques heures, il ferait disparaître tous ces obstacles, je ne pus m'empêcher de regarder sans un peu de tristesse ces belles grappes qu'on ne reverrait plus. 
Ma mission accomplie, je regagnai Paris.

Le 3 mars 1919 nous allions entreprendre, Latécoère et moi, un voyage qui avait pour principal but, une visite au maréchal Lyautey à Rabat et l'étude par la voie des airs de la future ligne. 
Deux avions Salmson - à moteur C. Q. Z. 9 de 230 C.V aient été préparés. Henri Lemaître, (une vie consacrée à l'aviation... et à Breguet), grand as de guerre et Junquet devaient les piloter. 
Le 3 mars donc, dès 5 heures du matin, nous étions prêts pour le départ, mais le terrain de Montaudran était encore invisible et une pluie torrentielle ne cessait, depuis la veille, de faire entendre son monotone clapotis. Un peu nerveux, dans le bureau de la comptabilité, nous espérions une accalmie. Nous piétinions, silencieux, épiant derrière les vitres des fenêtres closes, l'apparition du jour et l'arrêt de la pluie. 
Quand pourrait-on partir?

Les pilotes impatients haussaient de temps en temps les épaules une voix dans un coin émettait un pronostic favorable mais s'attirait une raillerie. Latécoère apparaissait de quart heure en quart d'heure, consultait sa montre et annonçait 
- Nous partirons dans une demi-heure. 
- Si on peut... Quand on ne voit pas, on ne vole pas, maugréait Lemaître, fort maussade par ce temps qui contrecarrait la promesse qu'il me faisait depuis plusieurs jours, " du plus beau voyage aérien de ma vie ". 
Mais à la démarche et aux gestes saccadés de Latécoère, je ne comprenais que trop bien qu'il allait falloir tout de même tenter l'entreprise et, afin de réduire les angles et gagner du temps, je déclarais aux uns que, après tout, nous pouvions espérer rencontrer de meilleures conditions atmosphériques en route, et à l'autre, je recommandais la prudence. Il était déjà 7 heures et le ciel nous demeurait hostile. Latécoère ne tenant plus en place décida 
- Maintenant, il faut partir... 
- Partir? fit Lemaître. 
Je répondis pour Latécoère 
- Oui, mon cher Lemaître, il faut partir. 
L'on s'entre-regarda, mais l'on se tut. Chacun revêtit, sans hâte, sa combinaison, et l'on s'achemina vers les hangars. Dans nos épaisses enveloppes, avec nos serre-tête et nos chaussons, nous paraissions des personnages fabuleux glissant le long des hangars qui formaient une barrière obscure, trouée çà et là par les lampes électriques, dont l'éclat faisait étinceler la pluie comme des aiguilles d'argent. Pas un souffle de vent; la manche à air pendait lamentablement à sa hampe. Lemaître, arrivé à l'appareil qui se trouvait déjà sur l'aire de départ déclara : 
- Tant pis pour la casse... je ne réponds de rien... 
Lemaître, lui dis-je, il importe que le matériel ne casse pas, il importe, surtout, que votre tête et la mienne ne cassent pas non plus... Il gagna son poste; je montai à ma place. J'entendis à deux ou trois reprises :
-essence, contact; j'entendis encore : " les cales. " Le moteur donna toute sa puissance et je me sentis emporté dans un vacarme infernal. Ce fut seulement à l'extrémité du terrain que le Salmson consentit à s'élever péniblement. Il était temps; nous venions de frôler la cime des platanes qui limitaient la piste. je me retournai pour voir si l'appareil de Latécoère suivait : je ne pus rien distinguer. Le début du vol fut monotone, sans la moindre visibilité. Nous étions montés à 2 000 Puis à 3 000 mètres dans l'espoir d'atteindre une zone plus calme. Ce fut en vain. Des remous provoqués par d'épais cumulus imprimaient à l'avion de fortes secousses; au-dessus de Carcassonne, d'énormes grêlons frappant les toiles, dominèrent le bruit du moteur. Lemaître penché sous son pare-brise protégeait sa tête de son mieux, je défendais la mienne de mes deux mains mouflées; mais ce que nous redoutions tous deux - nous nous le dîmes plus tard - c'était de voir à tout moment l'hélice partir en éclats, ce qui eût mis fin à l'aventure. Nous n'avions, pendant la guerre, jamais volé par un temps pareil. Mais notre appréhension ne fut que de courte durée. Après cette alerte, vint l'accalmie. Un vent favorable nous poussait, l'atmosphère s'éclaircissait et tout à coup nous plongeâmes dans 
la lumière : Perpignan. Sur la mer bleue chevauchaient de fines crinières blanches; nous la survolâmes. Nous allions plus vite à présent, sans soubresauts, nous apercevions déjà au loin, comme une montagne de pierreries miroitant au soleil : Barcelone

Lemaître se retourna transfiguré par un sourire et me fit signe de la tête qui semblait vouloir dire : " Qu'est-ce qu'on vient de prendre ", je lui répondis par un sourire aussi et lui fis comprendre que je n'apercevais pas l'avion de Latécoère. Mais notre satisfaction nous interdisait toute inquiétude; ou bien l'appareil était déjà passé, inaperçu de nous dans la " crasse ", ou bien, essayant de contourner l'orage, il avait fait un détour et arriverait après nous à Barcelone. Des navires minuscules paraissaient traîner un double ruban d'argent s'ouvrant en forme d'un V irrégulier sur l'eau bleue; nous les saluâmes d'un large virage; nous admirâmes toutes ces petites villes béatement étalées sur le sable, avec une joie que semblait partager notre moteur dont la voix grave et régulière élevait dans le ciel pur de la Catalogne le chant de sa marche triomphale. A l'est se détachaient avec netteté, les îles Baléares. Comme toute l'humanité avec ses lois et ses misères était loin de nous .Nous n'avions dans l'esprit que l'image de notre bonheur dans ce royaume dont nous avions pris possession. A peine à une faible altitude au-dessus de la terre, nous nous sentions déjà des dieux pleins d'égoïsme et d'orgueil. Lemaître et moi-même comptions, à notre actif, bon nombre d'heures de vol, mais ces heures avaient été consacrées aux combats, prisonniers d'une seule pensée : vaincre l'ennemi. Nous n'avions eu guère, auparavant, le loisir de méditer sur les joies et les ressources que cette machine de l'homme pouvait apporter aux hommes. 
Mais voici Barcelone, la montagne endiamantée, avec ses grandes voies et sa croix centrale, les flèches aiguës de ses clochers, voici ses cirques de taureaux, son champ de courses et voici le phare marquant le terrain de l'aérodrome du Prat, longé par le fleuve Llobregat. Un tour sur l'aile droite, un sur l'aile gauche, encore un tour, puis un autre encore. Ayant reconnu notre terrain, nous réduisons, le moteur sonne le grelot, nous descendons; la terre semble monter vers nous, nos roues touchent le sol, roulent avec un bruit de chariot. L'hélice s'est immobilisée. Nous avons atterri un peu court, à 100 mètres environ des hangars. Tant pis, Lemaitre et moi sautons d'un même mouvement à terre et, nous nous serrons la main tout contre notre bel oiseau posé. Nous le contemplons longuement, en silence, éprouvant comme un sentiment de tendresse et de reconnaissance. Lemaitre dit : " Qu'est-ce qu'on a pris ! "

Des mécaniciens se précipitent vers nous, précédant un groupe imposant de personnes : le maire du Prat et des notabilités. Les présentations faites, nous nous préoccupons de notre appareil : examen sommaire, nettoyage et pleins. 
Nous avons faim, très faim. Les deux heures que nous venons de vivre à 2000 mètres nous ont ouvert l'appétit. Nos hôtes nous ont préparé un excellent déjeuner et fait les honneurs de leurs meilleurs crus; mais ils exigent un récit détaillé de notre voyage.

CHAPITRE 5 (suite)                           
Texte  

Latécoère n'est pas encore arrivé. Toulouse où nous téléphonons est également sans nouvelles. 
L'heure avance, nous avons encore 500 kilomètres à parcourir pour atteindre Alicante. Il nous faut tenir compte des difficultés toujours possibles de la mécanique, des vents contraires, car sur la côte, les régimes différent d'une zone à l'autre; nous devons, surtout, éviter d'être surpris par la nuit. Notre Salmson est prêt, superbe, fin, reposé. Effusions départs, promesses de retour et d'amitié inaltérable, accompagnées d'accolades; nous nous réinstallons à nos places, bouclons nos ceintures; le rituel " essence, contact " se fait entendre et de nouveau le moteur reprend sa voix de tonnerre qu'il modérera et réglera ensuite. Le décollage est parfait, nous nous élevons et décrivons une spirale au-dessus du terrain pour remercier nos hôtes dont les mouchoirs s'agitent, mais rapidement choses et gens se réduisent, s'effacent comme rejetés hors de cette immensité lumineuse où nous sommes seuls et maîtres. jamais la mer et le ciel ne nous parurent plus vivants ni plus beaux. La nature, sur cette côte espagnole, semblait avoir revêtu ses atours les plus chatoyants en notre honneur, aussi, volions-nous bas, pour la mieux admirer. Lemaître se retournait, abandonnait ses commandes, gesticulait, levait les bras en signe d'allégresse, pendant que le moteur poursuivait son ronron de chat qui avance dans le soleil. Dans cette sérénité émouvante de l'atmosphère, nous glissions, heureux. 
Tarragona! Le Cap de Tortosai Castellon! Les jardins de Valence, sorte de paradis terrestre en miniature qui, pourtant, était loin de valoir le nôtre. Candia! Le Cap de la Nao! Villaloyosa et enfin, protégée par une ceinture de collines, blanche, couronnée de palmiers et s'offrant, par un petit port, à la mer Alicante. Nous reconnûmes notre point d'atterrissage mais hélas il encore dans l'état où je l'avais laissé; les tranchées béantes et noires y étaient visibles et menaçantes. Et personne sur le terrain Que s'était-il passé ?

Lemaître me regarda inquiet. Était-ce bien là? Oui, c'était bien là; je distinguais nettement tous mes repères. Et pourtant! Nous descendîmes un peu plus. Nous aperçûmes alors à quelques kilomètres de là, un minuscule terrain marqué d'un T et où un groupe de gens se mouvait, semblant suivre nos évolutions.

Le visage de Lemaître exprimait la contrariété qui ne pouvait qu'égaler la mienne. Brusquement, il se décida, piqua et posa ses roues juste au milieu d'un quadrilatère d'une cinquantaine de mètres de côté, merveilleux terrain de tennis, et que défendaient tout autour, des pierres et des trous. Lemaître ayant " coupé " un peu tard, notre oiseau commença de rouler sur les pierres, dans les fossés, butant contre les mottes de terre, semblant, après chaque obstacle franchi, prendre un nouvel essor. Une petite construction, haute de près de deux mètres, se dressa devant nous. je criai à Lemaître : " Cheval de bois à droite, cheval de bois à droite. " Mais Lemaître, ce glorieux combattant qui en avait pourtant vu bien d'autres, paraissait désemparé. Il abandonna les commandes et, debout, se tenant des deux mains aux bords de la carlingue, se mit a hurler comme un possédé -: -" Arrêtez! Arrêtez ! " Or, hormis le mur qui formait barrière, il n'y avait personne devant ni autour de nous. 
Nous entrâmes dans " les décors ". 
Le choc fut assez rude et mon visage alla crever le pare-brise. Sautant de l'appareil et voyant l'hélice brisée contre le mur impassible, nous demeurâmes comme sous le coup d'un catastrophe, consternés et muets. Nous nous ressaisîmes pourtant et, trompés par notre désir l'appareil ne nous parut point avoir autant souffert que nous l'avions cru; l'accident se réduisait, apparemment, à une hélice brisée, un pneumatique arraché, un bout de l'aile gauche déchiré Tout cela pouvait être réparé rapidement. A ce moment, les autorités alicantines venaient vers nous rangées sur un rang, flanquées de deux gardes civils à cheval Elles s'avançaient avec solennité, chapeau à la main. Reconnaissant dans l'un des personnages du centre, notre bon M. Dupuy, ses propos me revinrent aussitôt à l'esprit : " on vous trouvera mieux que ça, " et je perdis, je l'avoue, toute contenance. 
- C'est vous qui avez trouvé ça?... lui dis-je avec brusquerie. Vous aviez donc juré de nous faire casser la figure? Vous y avez réussi... Son désir de nous complaire avait été seul cause de son erreur. Les personnalités s'éclipsèrent. D'une blessure à l'arcade sourcilière et de mon nez écorché, le sang coulait sur ma combinaison. La foule arrivait. Le consul de France qui avait dû reconduire les représentants de la ville, revint avec d'autres personnages non officiels, cette fois, et un médecin. 
La population d'Alicante s'amassait autour de nous : hommes dépenaillés, femmes échevelées, enfants presque nus étaient là, nous enveloppaient, nous regardaient de leurs grands yeux noirs rieurs qui illuminaient un visage brûlé par le soleil. Ils couraient, piaillaient dans cette poussière blanche et aveuglante de la terre sèche et aride. 
Des gens complaisants - il y en avait tant qui ne demandaient qu'à nous obliger - pour jouer un rôle - nous aidèrent à fixer à l'aide de cordes et de piquets l'oiseau blessé, près de ce mur malfaisant qui le prenait, maintenant, sous sa protection compatriote, Des gardes vinrent tenir à distance la foule turbulente et nous fûmes assurés que l'appareil demeurerait sous leur surveillance. Alicante était en fête. Notre présence était un événement qui provoquait la liesse. Un jour férié imprévu, - dans une ville où le climat engage à la paresse où tous les saints ont des droits égaux aux manifestations de déférence des fidèles et ajoutait à la joie de vivre des Alicantins; - était, bien entendu, sans effet positif quant au rendement du travail et à son utilité. Cette fête ne constituait pas un hommage d'un caractère exceptionnel à des étrangers, il fournissait simplement l'occasion d'un repos complémentaire. Dans ces pays fortunés où le soleil et la nature tout entière se prodiguent sans réserve, l'occupation des gens se réduit à la peine qu'ils prennent soit de tendre la main, soit de s'en aller cueillir pour vivre, les légumes que la terre féconde spontanément et les fruits qu'elle livre sans parcimonie. 
L'accident du travail y est rare et les médecins n'y font point de brillantes affaires. Le docteur qui soigna mes blessures, me fit pourtant connaître une clinique bien organisée et toute blanche comme un appartement de jeune fille. A Alicante, pas davantage de nouvelles de Latécoère. Nous alertâmes de nouveau Toulouse, inutilement. 
A l'hôtel, sur la promenade qui longe la mer, des notabilités de la ville, parlant le français, nous attendaient. Elles nous accueillirent avec un empressement familier. Des " Vive la France ! " caressèrent nos oreilles; une jeune fille, au piano, joua une hésitante Marseillaise qui nous émut plus que si nous l'eussions entendue dans notre pays, exécutée par la Garde républicaine. Des jeunes filles ! Il y en avait plusieurs en compagnie de leurs parents, fort jolies. Elles se pressaient autour de nous, zézayant dans notre langue des bribes de phrases, avec un accent qui ajoutait à la grâce de leurs bouches fraîches, sans fard, qu'entrouvrait un sourire rose et blanc. Déchus à nos propres yeux pour avoir compromis - bien malgré nous, il est vrai - notre voyage au Maroc, nous étions au regard de ces aimables personnes des héros ! Combien le sentiment pour un même objet varie suivant l'angle sous lequel on le regarde! Ici, l'on souhaitait, sans deviner notre peine, que la réparation de l'appareil blessé durât plusieurs jours, plusieurs semaines ! Mais la cordialité de ces amis nouveaux engourdissait peu à peu notre chagrin. Le banquet que l'on organisa le soir, en notre honneur, et une promenade sentimentale au clair de lune achevèrent le dernier regret. Il faisait si beau, si doux; une légère brise nous caressait le visage, le ciel brillait de toutes ses étoiles, la mer ondulait à peine et s'argentait à leur miroitement. De frais éclats de rire s'égrenaient dans le calme, les jeunes filles parlaient novios et mariage. Leur rêve! Cessant d'être des dieux nous reprenions contact avec les misères humaines. Notre Salmson était plus gravement atteint que nous ne l'avions supposé. Le moteur et un longeron avaient fortement souffert. Les mécaniciens et le moteur que nous avions réclamés, d'urgence, à Toulouse et dont nous escomptions l'arrivée pour le lendemain, nous fixeraient définitivement. Je fis une visite au gouverneur pour lui expliquer la raison de notre arrêt et nous excuser de notre présence, dans sa ville, en tenue militaire, car nous ne pensions pas séjourner à Alicante; aussi, avions-nous négligé d'emporter des vêtements civils. Le gouverneur me répondit que, loin de prendre ombrage de notre uniforme, la population était heureuse d'avoir pour hôtes de glorieux officiers français. Nous eûmes les honneurs des premières pages de la presse locale qui, malgré nos recommandations, tint à donner les proportions d'une catastrophe à notre incident. Quant à mes blessures, qui ne présentaient aucun caractère de gravité elles étaient, à l'en croire, de pronostico reservado (pronostic réservé). C'est pourtant grâce aux journaux d'Alicante que Latécoère apprit où nous nous trouvions et put nous faire savoir qu'il avait atterri à Tarragone. Il y attendait la fin de la réparation d'une roue de son appareil et nous annonçait son arrivée pour le lendemain!

Que s'était-il passé? 
Ce qu'il importait, pour le moment, c'était de lui épargner un atterrissage à Alicante, pareil au nôtre. Ne disposant pas du temps nécessaire pour mettre en état le terrain du Tiro, nous décidâmes d'aménager sur le lieu même de notre accident, une piste de 350 mètres environ. Nous fîmes appel aux hommes disponibles, - il n'en manquait point - et le travail de déblaiement commencé le soir, poursuivi la nuit à la lueur de lampe acétylène, put être terminé au point du jour. Un grand T indiquant le sens du vent, formé avec plusieurs nappes de la table d'hôte de l'hôtel, fut fixé sur la piste et, par surcroît de précautions, nous préparâmes un monceau de paille et de chiffons imbibés d'essence et d'huile que l'on allumerait dès que l'appareil serait en vue. Un point brillant apparut enfin dans le ciel. C'était. " lui. ". Il s'approcha, grossit, vira au-dessus de nous, piqua... mais... il sembla se diriger dans le sens opposé. Pourtant, le T, une fumée épaisse, lui signalaient la direction du vent. Nous gesticulions, angoissés. Il reprit de la hauteur, .nous respirâmes. Il renouvela sa manoeuvre... Etait-il donc aveugle, ce pilote du diable! Ce fut dans un silence lourd que nous le vîmes se poser vent arrière, au bout du terrain, plonger dans un fossé et s'y fixer comme une flèche inclinée. Il s'était mis en pylône! L'accident se réduisait à un incident. Nous avions craint le pire... 
Latécoère sortit lestement de sa carlingue à l'aide d'une échelle et tout joyeux me dit : " Tu vois, j'avais retiré mon lorgnon; je n'avais rien à redouter... " Le pilote s'excusa. Sa myopie et la perte de ses lunettes en cours de route, ne lui avaient pas permis de distinguer nos signaux. 
- L'avion n'a rien, je suppose? demanda Latécoère, et sans attendre la réponse, il ajouta : Nous repartirons demain matin, 6 heures. 
- Et toi poursuivit-il en s'adressant à moi. 
- Une égratignure... Mais ton appareil me paraît plus touché que moi. 
- Ta... Ta... Ta... Quoi qu'il en soit... il faudra repartir demain. 
- Le train d'atterrissage est faussé, dit timidement le pilote. 
- Tant pis... Débrouillez-vous...

Nous n'insistâmes pas. C'était l'heure de déjeuner. 
Notre jeune représentant catalan qui venait de nous arriver de Barcelone par la route, vêtu d'un élégant cache-poussière blanc, coiffé d'un serre-tête marron et ganté de même couleur, nous offrit passage dans sa superbe cadillac sport. Lemaitre ne cessait d'admirer cette puissante et fine voiture; aussi, son propriétaire devinant son désir, s'empressa-t-il de la lui laisser conduire. Habitué aux grandes vitesses des avions, Lemaître nous emmena à grande allure par ces petits chemins étroits, tortueux, qui reliaient le terrain à la ville. Mais, arrivés à quelques centaines de mètres de l'hôtel, un arrêt brusque se produisit. Il m'avait semblé que nous venions de passer sur un obstacle, sans grande résistance toutefois, et me penchant en dehors de la voiture, j'aperçus sous nos roues, une tête d'homme grimaçante, monstrueuse, horrible... Nous retirâmes, non sans difficultés de dessous le lourd véhicule la malheureuse victime et la transportâmes à l'hôpital, tandis qu'un attroupement se formait en maugréant autour de nous. Nous rentrâmes à l'hôtel. Le déjeuner eut lieu en silence. Des curieux nous regardaient à travers les vitres de la salle à manger; aux tables voisines on commentait l'accident. A la fin du repas, Latécoère déclara : " Il n'y a qu'à démonter les avions et tout renvoyer à Toulouse... je rentrerai ce soir par le train... Tu es bien de mon avis, n'est-ce pas? La preuve est faite !... "

Je me gardai de répondre, car j'étais justement en train de penser que la seule chose qui me parut irréparable était la vie du paisible promeneur que la fatalité, plus sévère pour lui que pour nous, venait de mettre sous nos roues. Et pourtant!.. Aux dernières nouvelles, l'on nous annonçait que les chirurgiens ne désespéraient pas de le sauver.
  
source                                         Texte                        

Courte biographie de Beppo de Massimi  
Beppo
de Massimi, Marquis de Massimi, est un Aristocrate Italien, membre de la plus vieille noblesse napolitaine qui vient à Paris pour terminer ses études et s'installe définitivement en France. 
Quand la première guerre mondiale éclate, alors que l'Italie est encore neutre, il s'enrôle dans l'Armée française où il sert dans une unité chargée de recrutement pour créer "une Arme aérienne", puis il se retrouve dans l'Escadron de Didier Daurat.  
En automne 1917, à l'occasion d' une permission, il rencontre, à Paris, Pierre Georges Latécoère qu'il avait connu en 1905 quand, tous les deux étudiants, ils avaient essayé de monter une affaire ensemble. Pierre Georges Latécoère lui confie son rêve secret de relier par voie aérienne l'Europe à l'Amérique du Sud. L'idée plait à Beppo de Massimi qui, plus tard, grâce à ses relations en France et en Espagne fonde les bases de cette "folle" entreprise. 
Dans la réalisation de la compagnie des Lignes Aériennes Latécoère ", Beppo de Massimi sera le maître d'oeuvre. C'est lui qui entreprit, avec succès, les démarches pour obtenir les autorisations nécessaires de survol des territoires, notamment auprès des autorités espagnoles, afin que les lignes Toulouse - Casablanca et Casablanca - Dakar deviennent une réalité. De la même façon, en novembre 1922, il participe aux négociations qui aboutiront à la coopération étroite entre Latécoère et le contrôle de "Aéro Mallorquina" de surveillance de la mer.  
Beppo de Massimi fait entrer chez Latécoère son "copain" d'escadron, Didier Daurat d'abord comme pilote puis comme Directeur des Opérations.  
En 1923, il est consultant dans la Mission Roig. 
En 1927, il devient actionnaire (minorité simple) de la Compagnie Générale Aéropostale quand Pierre Georges Latécoère vend son entreprise et ce jusqu'à la liquidation totale en 1933. 
Plus tard, il monte en 1935, avec Didier Daurat, la compagnie Air Bleu, pour transporter le courrier par voie aérienne sur le territoire français.  
Beppo de Massimi meurt en juin 1960 à Saint Ay dans le Loiret, France    





Retour ==> Accueil       Texte     L'Aéropostale  

        

 
En dépit du soin apporté à la rédaction de ces pages, il est toujours possible qu'une erreur se soit glissée. Je vous  remercie de me faire part (cliquez sur l'icône E-MAIL) de toute anomalie, afin de pouvoir la rectifier dans les meilleurs délais. Pour coller à la vérité et respecter la mémoire, tous les textes viennent de la presse, revues, livres de l'époque concernée (aucun colportage). Il est possible que certains, texte ou image, n'appartiennent pas au domaine public. Dans ce cas merci de m'indiquer le fonds documentaire concerné et les propriétaires de l'œuvre afin que je fasse le nécessaire.   

 

 

 




mot exact - exact word résultats par page - results per page
 


 

 





   Texte