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-Jolie étape, lance Delrieu à Verdier. Je
suis arrivé quelques minutes avant vous parce que je
connais la côte à fond et que j'ai coupé court à
l'estuaire de l'Elbren alors que vous êtes aller
jusqu'au cap de Tortosa. J'ai bien fait de vous
faire dormir, cette brume au sol est très éprouvante
pour les nerfs. Venez, on va se refaire un peu, la
paella doit être loin. Ce sera toujours le même menu:
omelette, jambon, fromage, mais chacun pourra commander
l'omelette et couper le jambon selon son appétit, on
peut se rassasier.
Les trois pilotes entrent dans la cantine, Bougerolle et
son équipe se saisissent des avons.
Contrairement à son habitude, Rozes, l'homme fort, le
boute-en-train, est silencieux.
- Je vous signale, mon cher Verdier, que je suis obligé
de vous abandonner, ordre de Daurat, je dois remplacer
le chef d'escale qui a descendu le courrier sur
Alicante. Rozes va donc remonter sur Toulouse avec mon
avion et vous le suivrez à tente minutes d'intervalle...
Delrieu parle seul pour détendre les deux autres qui
mangent en silence...
- Aujourd'hui, dit enfin Rozes, cessant de mastique, on
est payé pour faire des conneries à condition que les
conneries réussissent.
- Voyons, qu'est-ce qui ne va pas, mon vieux. Ma parole
on nous a changé notre Rozes, le voilà inquiet
maintenant et pour un peu de brume. Vous en avez vu
d'autres, que diable!
- Hé, explose Rozes, ce n'est pas pour moi que j'ai de
l'inquiétude. Un jour, j'y laisserai mes os et j'en ai
pris mon parti. C'est pour les jeunots comme Gilbert,
que je ne suis pas d'accord. Je l'ai dit au Patron, ce
matin, avant de partir, il ne devrait pas mettre des
nouveaux en Ligne, de décembre à mars. C'est trop
risqué. D'autant plus que les nouveaux veulent toujours
démontrer qu'ils en savent aussi long que nous. Alors,
ils foncent, sans discernement, et parfois, ça tourne
mal.
- Et que vous a répondu M. Daurat?
- Dans son air de se foutre du monde, il m'a sorti avec
un petit sourire en coin, qui ne plaît pas:
- Je ne pense pas que le poste de chef pilote ou de
conseiller technique vous ait été confié. En
conséquence, celui qui doit décider si les nouveaux
sont, ou non, capables de voler correctement en
courrier, ce n'est pas vous monsieur Rozes, mais moi.
Maintenant, si vous estimez la Ligne trop dangereuse,
dites-le, monsieur Rozes, dites-le franchement, je
comprendrai" Et, enfin le coup en vache: Peut-être
avez-vous besoin de repos?
- Voilà ce qu'il a eu le culot de me dire... à moi...
Rozes. Il m'a profondément vexé, Dauratt, et le pire,
c'est qu'il l'a fait exprès. N'empêche que ce que j'ai
dit, vous le pensez comme moi, Delrieu. Lancer en hiver
sur cette foutue Ligne des marmots comme celui-ci, c'est
criminel. Oui, criminel. et pas plus tard que ce soir à
Toulouse, je lui fous par la figure. Il le prendra comme
il voudra.
Verdier mande, le nez dans son assiette, puis:
- C'est moi que vous vexez, en ce moment, monsieur Rozes
et en me vexant, vous me poussez justement aux pires
conneries.
- Allons, allons, Verdier, enchaîne Delrieu, ne vous
fâchez pas. Cela n'avance à rien. Dans le fond, nous
sommes tous d'accord avec ce que dit Rozes. Et croyez
bien que ce n'et pas pour rabaisser le cran et les
capacités des jeunes mais pour les aider. Il est
incontestable qu'un nouveau a assez à faire avec la
mécanique sans avoir à se battre avec le temps. Mais M.
Daurat a d'autres conceptions. Pour lui la guerre n'a
pas encore pris fin. C'est toujours l'escadrille. Jeunes
ou vieux, tout le monde au combat. Maintenant le combat,
c'est le transport du courrier par n'importe quel temps
et s'il est bien exact qu'à ce jeu les jeunes
inconscients gagnent quelquefois, on aimerai qu'ils
gagnent toujours; on en a trop vu pour être jaloux.
- Voilà, Verdier, ce que vous devez vous dire au lieu de
vous vexer. Ici, on est entre hommes qui risquent leur
peau et pas dans un salon. On n'a pas de politesses à se
faire mais de solides vérités à se dire dans l'estime et
l'amitié.
- Bien, je comprends. mais maintenant, je suis dans le
bain jusqu'au cou. Tout à l'heure, on va repartir, et je
me retrouverai seul. Alors, j'ai plus besoin de conseils
pratiques que de discussions sur le comportement du
Patron.
- De conseils pratiques! M. Gilbert Verdier veut qu'on
lui donne des conseils pratiques! ricane Rozes. Ecoute,
Gilbert, je vais t'en donner un de conseil pratique: tu
télégraphies au Patron que tu restes ici en attendant le
printemps." Il rit enfin franchement de son bon gros
rire sympathique et loyal. Puis, sérieux, à nouveau:
- Gilbert, des conseils pratiques, on ne peut guère t'en
donner parce que ce n'est pas une affaire de pilotage,
c'est une affaire de temps. Une chose, cependant,
aujourd'hui c'est réglé, il faut passer par Cerbère.
Alors, sois encore plus méfiant qu'à l'aller. Jusqu'à la
baie de Rosas, ce sera à peu près ce que tu viens
d'avoir de Valence ici. Mais à partir de là, tiens-toi
sur tes gardes parce que, lorsque tu seras occupé
à suivre la côte dans le brouillard et par calme plat,
il peut survenir un coup de pompe brutal, capable de te
descendre jusqu'à la flotte sans que tu aies le temps de
réagir. Garde du moteur pour te défendre, au cas où tu
te sentirais dangereusement embarqué.
Les avions sont prêts.
- N'oublie pas , Verdier, ce que je t'ai dit.
Aujourd'hui, le cap Creus n'est pas seulement méchant,
il est traître.
- Merci monsieur Rozes, à tout à l'heure à Montaudran.
"
Verdier observe comment s'y prend son aîné pour décoller
dans le brouillard. Rapidement, il perd de vue le
Breguet de Rozes qui roule au sol. Ça y est, il tourne,
un coup de moteur, puis un autre un peu plus appuyé,
dernier essai avant le décollage.
Et, brutalement, éclate le rugissement. le bruit se
rapproche. Une masse en pleine vitesse, là à cents
mètres. C'est lui. Le bruit décroît vers la mer toute
proche. Rozes est parti.
- Dans combien de temps pour Verdier? interroge
Delrieu.
- Pas avant trente minutes, répond le chef mécano.
- Prévenez dès sue ce sera fini. J'essaierai moi-même le
moteur avant le départ. Venez, Verdier, un bon café
arrosé d'aguardiente n'a jamais fait de mal à condition
de ne pas en abuser.
Quel homme ce Rozes! C'est le suprême recours du Patron quand ça va mal. S'il ne passe pas,
personne peut passer. Le Patron l'a remis en place,
n'empêche que si Rozes venait à lui manquer, il lui
semblerait avoir perdu un bras. Aussi, je vais attendre
un peu avant de vous donner le départ. Si dans quarante
minutes, Rozes n'est pas revenu, je vous laisserai aller
en souhaitant que vous passiez là où il sera passé. S'il
revient, j'aurai éviter un risque inutile, M. Daurat ne
pouvant pas faire grief de n'être pas parti.
- Alors, cette étape Alicante-Barcelone, qu'en
pensez-vous?
- Monsieur Delrieu, on a réglé ça hier soir, à Alicante.
Pour continuer, je continuerai mais, je l'avoue, j'ai eu
peur quand j'ai eu le temps de penser...
- On a toujours peur à certains moments. Parce que nous
sommes des aviateurs, croyez-vous que nous soyons
au-dessus de notre nature? Quant à vous, je reconnais
que, jusqu'à présent, vous vous êtes bien débrouillé et,
sans vouloir diminuer vos mérites, que vous avez eu de
la chance... Vous êtes comme Daurat les aime: "marqué
par la Ligne", mais n'oubliez jamais: foncer n'exclut
pas le raisonnement et une juste appréciation des
risques. Imitez Rozes et vous triplerez vos chances.
A nouveau apparaît dans l'entrebâillement de de la porte
la casquette de Bougerolle.
- Votre courrier est prêt, monsieur Verdier.
Delrieu regarde sa montre.
- Attendez
encore, Bougerolle, Verdier ne partira que quarante
minutes après Rozes. Par ce temps, c'est préférable.
- Allons, dit enfin l'ancien, Rozes n'est pas revenu.
Vous pouvez partir. Je vais essayer moi-même votre
moteur.
- Je souhaite qu'il tienne aussi bien que pour venir
d'Alicante, dit Verdier. Avec ce temps et à dix mètres,
un atterrissage de fortune serait plutôt scabreux. M.
Daurat y perdrait un appareil de plus, peut-être le
courrier, ce qui est plus gave, peut-être le pilote, ce
qui serait plus ennuyeux.
- Sacré Daurat, murmure Delrieu. Si on ne l'avait pas
sur le dos, par un temps pareil, on ne mettrait pas un
enthousiasme forcené à voler au ras de l'eau pour lui
amener un tas de cartes postales ou de lettres sans
grand intérêt, surtout avec des moteurs prêts à rendre
leur dernier souffle. Mais, s'il n'était pas là, il faut
loyalement le reconnaître, on reculerait, on attendrait
une éclaircie, une accalmie, un changement de temps. On
attendrait une heure, puis deux, puis une demi-journée,
une journée et tout serait fichu.
- Oui, dit le jeune en écho. C'est dur d'être cravaché
ainsi, mais je commence à comprendre que la réussite de
la Ligne est à ce prix. Et puis, il y a cette sorte
d'ivresse à foncer tout seul, aux commandes d'un avion
tiré par trois cents chevaux. Ca me rappelle mes
classiques: Danton et son apostrophe célèbre à la
Convention. De l'audace, encore de l'audace et toujours
de l'audace, alors, pensant à Danton, je fonce dans la
mélasse d'hiver. C'est plus prosaïque, mais ça me fait
son petit effet.
- Je connais ça, répond doucement l'ancien. Je l'ai
enseigné, mais Danton était à la tribune de la
Convention, emporté par l'emphase oratoire. Après les
applaudissements, il savait qu'il redescendrait de la
Tribune et pourrait poser tranquillement son postérieur
sur un fauteuil. Il est probable que, s'il s'était
trouvé dans un engin incertain, fonçant dans la tempête,
il se serait plutôt dit qu'il était une andouille, et
aurait remplacé ces mots pompeux par des jurons bien
sentis. Croyez-moi, Verdier, oubliez ces phrases
ronflantes qui vous chantent dans la tête. Faites comme
Rozes: de l'habileté, du sang-froid et du muscle, cela
vaudra mieux.
- Merci, monsieur Delrieu. Depuis hier, vous m'"avez
beaucoup appris."
L'avion roule et s'en fonce dans la brume moins dense du
terrain. Demi-tour rapide et aussitôt pleins gaz. A
nouveau, dans un éclair, une masse noire. Lourdement, le
Breguet s'est détaché du sol boueux.
Trente mètres, la crasse épaisse, vingt mètres. Bonne
altitude, la mer, la plage, la ligne ocre du sable. En
route pour Toulouse.
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Des maisons, des usines, d'énormes
réservoirs à mazout, un cimetière immense, le faubourg
sud de Barcelone, Montjuich, le port, les bateaux dont
les superstructures se perdent dans la brume. Barcelonnette, Badalona.
Pas de vent. Altitude "zéro" à l'altimètre, une
vingtaine de mètres approximativement.
La côte défile, Mataro, Blanes, Palamos, le cap Bagur,
la baie de Rosas. Toujours pas de vent, toujours une
vingtaine de mètres.
Droit devant, une masse sombre sort du brouillard, le
massif de Cadaqués. Verdier force un peu le moteur et se
colle aux méandres de la côte. Comme à l'aller, la masse
rocheuse se perd très haut au-dessus de lui. Quelques
légers remous, dérisoires après ce qu'il a connu au
cours de ce voyage. Cadaqués, Llansa, rien, calme plat.
Le plafond s'élève. L'aiguille de l'altimètre se décide
à bouger.
Port-Bou, Cerbère, Collioure, Argelès, la plaine de
Perpignan. Cinquante mètres, pas de remous. Cette côte
vermeille à cinquante mètres et sans vent, superbe. Les
étangs? Leucate, Sigean.
Ca redescend, altimètre zéro, vingt, trente mètres.
Narbonne au ras des toitures. Queue haute, le Breguet
file bien ses cent noeuds dans cette masse cotonneuse
faiblement agitée. A cette allure, Rozes doit être
arrivé maintenant.
Lézignan, Carcassonne. La route, la voie ferrée, le
canal. Tout cela conduit à Montaudran. Il n'y aurait pas
de problème sans cette brume qui tend à se rapprocher du
sol.
Quelle altitude? Dix mètres, vingt trente, allez voir!
C'est de nouveau du saut d'obstacles.
Le plus sûr, suivre le canal en rasant les arbres.
Castelnaudary, le col de Naurouze. Altitude deux cents
mètres. Pour moi, le mont blanc, pense Verdier. Le
Breguet colle aux arbres du canal. On lui a dit que
certains avaient frôlé de leurs roues les plus hautes
branches. Il avait cru à du bluff.
Villefranche-de- Lauragais, Baziège. L'avion semble
rouler à toute vitesse sur la route verte des
arbres.
La banlieue de Toulouse est là. Coup de palonnier à
droite, la vie ferrée, les lumières déjà allumées des
hangars. Montaudran est si brutalement sorti de la brume
que le pilote l'a dépassé.
Demi-tour, vitesse réduite, le Breguet rase les
jardinets qui enserrent le terrain. La piste, moteurs
réduits, l'avion plane, touche le sol, roule queue
haute, s'arrête enfin.
Doucement, Verdier revient vers l'aire d'arrivée. Un
groupe d'hommes apparaît. Des mécanos, des pilotes, et,
bien entendu, M. Daurat.
Moteur coupé, le pilote détache sa ceinture, jette un
dernier coup d'oeil à l'habitacle, descend.
Didier Daurat se détache du groupe, vient vers lui,
serre la main tendue du jeune homme, l'examine,
l'ausculte de son regard aigu.
- Monsieur Verdier, vous vous en êtes correctement tiré.
J'ai eu raison de vous faire confiance.
Puis aussitôt, caustique:
- Alors, que pensez-vous maintenant du pilotage dans
l'armée, en temps de paix, après l'expérience
enrichissante que vous venez de faire?
Il y revient, se dit Verdier. Attends, tu vas
voir.
- Bien sûr, totalement différent, mais il y a de belles
compensations. Grenade, quelle splendeur et que dire des
remous de Motril, de la brume sur des centaines de
kilomètres, des gentilles secousses de la côte à Cerbère
et du retour au ras des arbres sur le canal.
Passionnant.
Le Patron le regarde droit dans les yeux.
- C'est beau, hein, l'esprit de répartie. Vous me
semblez en être assez doté.
Puis, amical et détaché:
- Monsieur Verdier, peut-être avez-vous un certain
avenir ici, à condition que la chance continue à vous
accabler de ses bienfaits. A propos, Delrieu a dû
faire erreur. Le télégramme porte le départ de Rozes
avant le vôtre.
- Comment, Rozes n'est pas arrivé? Il est parti quarante
minutes avant moi.
Epais, le silence tombe. Le visage de Didier Daurat se
ferme.
- On va vous reconduire chez vous, Monsieur Verdier.
reposez-vous, je réalise parfaitement l'effort que vous
avez fourni, ne revenez pas au terrain avant deux jours.
Puis, jetant sa cigarette, il repart vers son bureau
sans voir personne. Rozes, son homme fort, son pilote de
recours, dévoré à son tour par la Ligne. Est-ce
possible?
La chance de Verdier est peut-être payée de la mort de
son camarade, gisant sans doute maintenant au fond de
l'eau ou écrasé dans quelque repli isolé du cap Creus...
Rozes l'invincible!
Un grondement sourd. On lève la tête. Un Breguet sort de
la brume et se pose directement, sans tour de piste
inutile. Il roule à bonne allure vers le hangar. Le
Patron court... Didier Daurat court... Ca alors!
Sur le ciment l'avion s'arrête. Tous regardent Rozes, et
Rozes les regarde en silence, longuement comme s'il
sortait d'un cauchemar, comme s'il doutait de leur
présence et de la mienne.
Puis, brusquement, sans bouger de son siège, il tourne
vers Didier Daurat un regard dur, sort son bras de la
carlingue, fait un signe au Patron et, d'une étrange
voix sans timbre:
- Venez voir.
La poignée du manche à balai a été tordu dans un
colossal effort!
- Un coup de rabattant à la hauteur de Cadaquès. Le
temps était mou. Je ne me méfiais pas assez. J'ai bien
cru que j'y étais. Ca m'a sonné sur le moment, j'ai fait
demi-tour et me suis posé sur la plage de Rosas, en
laissant tourner le moteur. J'ai mangé une tablette de
chocolat que j'ai toujours sur moi. Puis j'ai pensé à
couper le moteur et à téléphoner à Barcelone que je
repartirais le lendemain.
- Alors, l'avion de Verdier est passé presque au-dessus
sans me voir, filant dans la brume. Je me suis dit que
ce jeune allait mourir s'il se trouvait dans la même
situation que moi. Avec rage, je suis reparti. Cette
fois je n'ai pas eu de coup de vent. Pas un seul.
Puis fixant le Patron:
- Ce n'est plus du pilotage ça, monsieur Daurattt! ( il appuie
toujours sur le T final)
C'est une succession de paris sur la chance."
Didier Daurat ne répond rien, descend de son escabeau,
suivi de Rozes. Le Patron le prend par le bras, puis
doucement:
- Monsieur Rozes, croyez-vous qu'en exigeant des
pilotes ce que j'exige, je ne sais pas que je fais des
paris continuels sur la chance? Croyez-vous que je juge
pas à sa valeur ce que vous faites, les uns et les
autres. Croyez-vous, que je donne sans angoisse, les
ordres que je donne? Mais je dois agir ainsi. Vous savez
bien, monsieur Rozes, que cette ligne Toulouse-Casa
n'est qu'un début, un tremplin pour nus élancer plus
loin. Vous connaissez nos projets qui aboutissent en
Amérique du Sud. Si j'arrête en hiver, parce que voler
avec du matériel non approprié constitue un pari
continuel sur la chance, je donne raison aux partisans
du moindre effort, aux incapables, aux lâches. Je brise
dans l'oeuf le projet grandiose sue j'ai accepté de
mener à bien et qui doit nous permettre d'arriver
en Amérique du Sud avant les Allemands et les Américains
qui, justement, attendent de disposer de ce matériel
plus approprié. Foncer avec ce que nous avons, voilà
notre chance de les battre.
Et à nouveau, sec et dur:
- Messieurs, allez vous reposer deux ou trois jours.
Trois courriers en retard, ramenés à Toulouse, sans
lettre perdue, voilà du bon travail !
Cigarette allumée, chapeau enfoncé, Didier Daurat,
engoncé dans son vieux pardessus, repart lourdement vers
son bureau.
Barcelone, Alicante, Malaga, Casa, donnez la position de
vous courriers...
Didier Daurat, c'est la Ligne "France-Maroc" à lui tout
seul. Il doit manger sans doute, dormir probablement. On
n'en sait trop rien. Il est là, partout présent,
toujours l'air absent et pourtant son oeil perçant n'en
fait pas moins le compte de ceux qui sont là. La
plupart des anciens comptent une bonne cinquantaine de
pannes dont plus d'une a été fatale à la machine. Quant
aux chefs d'escale, certains comme Vanier ont dépassé
leur centième dépannage. Lorsqu'on s'est posé dans
quelque bled perdu ou abrupt, ou sur quelque plage
isolée, trouver un téléphone représente des heures de
marche agrémentées parfois d'escalades ou de chutes et,
dans les cas somptueux, quelques heures de carriole à
mules.
Il faut se pénétrer de tout cela si l'on veut être un
pilote de la Ligne Toulouse-Casa, conscient de sa
mission, telle que la conçoit Didier Daurat. Et les
passagers, quand il y en a, qu'il faut rassurer, calmer,
maintenir leur moral, mieux, leur bonne
humeur.
Dans le transbordement d'un avion à l'autre, il ne faut
pas craindre de se transformer en portefaix croulant
sous les bagages ou les sacs de poste.
Voilà ce que les anciens expliquent aux nouveaux dans la
salle des cartes, en indiquant du doigt tel ou tel point
qui leur a laissé de mauvais souvenirs.
Alors s'effondrent les vocations basés sur le panache,
ou l'espoir d'un gain facile. Tel qui est arrivé la tête
haute repart sur la pointe des pieds. Cette Ligne
aérienne n'est pas faite pour lui.
Delrieu et les autres écoutent, qui ont posé les roues
de leurs appareils dans les endroits les plus
invraisemblables, écoutent, amusés, Rozes qui parle
d'autorité avec son accent toulousain prononcé. On le
consulte souvent, car ses avis sont précieux tant sur la
valeur relative des terrains de secours que sur la
meilleure manière, quand on a la malchance de tomber en
panne dans un secteur impossible, de casser l'avion sans
y laisser les os.
Il faut l'entendre déclarer, péremptoire:
- Je ne tiens pas à casser des avions à M. Daurattt" (
il appuie toujours sur le T final), mais quand je me
rends compte qu'il n'y a pas moyen de faire autrement,
je n'ai pas une seconde d'hésitation. Dites-vous que
celui qui essaie jusqu'au dernier moment de sauver la
machine a touts les chances de la casser avec sa vie en
prime.
Un employé sort du bureau directorial:
- M. Daurat serait heureux que vous alliez voir ce qui
se passe aux ateliers où plusieurs appareils ont les
tripes à l'air. Il pense que ça vous intéresse de voir
comment les mécanos s'échinent à réparer votre travail
de démolition. Il espère même que vous irez jusqu'à leur
donner un coup de main.
- Eh bé, dit Rozes, allons-y aux ateliers puisque M.
Daurattt nous y invite si gentiment"
Trois avions sont là, avec leurs ailes en partie
désentoilées, leurs moteurs en pièces détachées
méticuleusement étalées sur de grands établis
graisseux.
Delrieu prend son air professoral pour déclarer:
- Il paraît que vous devez nous faire une conférence
intéressante sur l'ensemble du travail qui se fait
ici.
- Tout ce que je peux vous dire, répond l'autre qui
n'est pas dupe, c'est que voler tantôt au ras du sol,
tantôt à deux ou trois mille mètres, vous me bousillez
les moteurs. Et puis, au lieu de mener ça doucement,
vous y allez à grands coups de manette et vous
recommencez dix, vingt, cent fois au cours d'une étape.
Alors, comment voulez-vous que ça tienne, les ressorts,
les soupapes, les vilebrequins, et tout le reste? Et
dire que vous êtes payés pour jouer les massacreurs. Un
comble. et je ne dis rien des ailes, des gouvernes, de
l'empennage. Certains cellules arrivent parfois
complètement déréglées. dérégler une cellule de Breguet
XIV, casser des tendeurs d'acier destinés à supporter
des efforts énormes, vous ne direz pas que c'est normal.
On en arrive à se demander si lorsque vous êtes hors vue
du Patron, vous ne payez pas un peu de volige, histoire
de vous prouver à vous-mêmes que vous avez gardé la
main.
- De la voltige, dit Delrieu, eh oui, c'est vrai, on en
fait. Il faut avoir la franchise de le reconnaître. Une
petite différence, cependant, on ne le fait pas
exprès.
- Messieurs, enchaîne Rozes avec une gravité comique, je
vous propose de nous cotiser pour offrir un voyage
gratuit à M. le Chef des Ateliers de réparation. Un
voyage Toulouse-Casa, de préférence par gros temps."
Puis, directement au chef d'atelier: "Quand tu te seras
trouvé une dizaine de fois les quatre fers en l'air,
rien que par des coups de tabac, quand tu auras fait des
centaines de kilomètres au ras de l'eau jusqu'à tremper
le bout des pneus dans la flotte ou, si tu préfères,
qu'on t'aura fait remonter le canal du Midi, de Narbonne
à Montaudran, au ras des arbres, tu comprendras pourquoi
on esquinte tes moteurs et on dérègle tes
cellules.
- Ça va, n'en jetez plus, rétorque le chef d'atelier. On
le sait que vous êtes des héros... n'empêche que vous
bousillez mes moteurs. Voilà la sirène de midi. Vous
feriez mieux de m'offrir l'apéritif en échange de tout
le souci que vous me donnez.
- D'accord, dit Rozes, on en profitera pour arroser ma
voiture. Oui, messieurs, une voiture toute neuve! Une
petite Peugeot qui remplacera avantageusement le tram et
soulagera mes jambes qui commencent à devenir lourdes
depuis que je triture les palonniers des avions de cette
foutue Ligne. Et puis, ça vous donnera l'occasion de
m'offrir un verre, si vous voulez que je vous emmène.
Attendez-moi ici, je l'ai garée derrière un hangar pour
jouir de votre surprise et celle de M. Daurattt.
- Ce Rozes! Une bagnole, il va bouffer ses sous.
Et Rozes revient triomphant au volant d'une minuscule
voiture, sorte de motocyclette à quatre roues,
supportant quatre places exiguës. La Quadrilette
Peugeot!
Quoique le temps soit maussade et même pluvieux, son
propriétaire l'a décapotée?
- Ca fait plus sport, dit-il. Allez! montez. Delrieu à
côté de moi, Verdier et le chef d'atelier
derrière.
On se tasse, les mécanos restent admiratifs. Mais
voilà que le Patron sort des bureaux.
Chapeau enfoncé, cigarette active, il s'approche. Tous
s'écartent. Il voit ses pilotes en voiture. Sans un mot,
il fait le tour de la Quadrilette, regarde Rozes, qui
trône au volant. La cigarette quitte ses lèvres pour se
loger, d'un geste habituel, entre les doigts jaunis,
l'index frappant à petits coups pour faire tomber la
cendre et scander les rares paroles:
- Hum... je vois... vous ne savez plus que faire de
votre argent... hum... une voiture comme celle-là doit
coûter gros. On va vous voir dans Toulouse et on va dire
que je dépense la subvention de l'Etat à couvrir d'or
qui se promènent en avion aux frais du pays. Nous
n'avons pas besoin de ça... hum... j'aurais dû y penser
plutôt. Il va falloir que je revoie les traitements et
les primes. Allez, je ne vous retiens pas.
Là-dessus, la cigarette vissée à nouveau entre les
lèvres, Didier Daurat va vers sa vieille guimbarde,
sûrement quelque surplus de l'armée, acquise au
rabais.
Les mécanos s'esclaffent. Rozes semble s'étrangler
d'indignation. Le garde ouvre les barrières, on traverse
la les voies de Toulouse-Narbonne pour s'arrêter devant
le petit café en haut du raidillon aboutissant à la
route de Revel. Devant les verres, Rozes explose:
- Non, vous l'avez entendu! On gagne trop d'argent.
Quatre-vingt dix francs une étape de 500 kilomètres dans
la crasse, plus dix francs de prime de non-casse si on
arrive au but sans se répandre en morceaux. Et avec des
moteurs qui vous pêtent dans les mains sans prévenir. Il
se fout de nous, M. Daurattt. ll se fout de nous. Vous
allez voir qu'il va échafauder quelque chose pour nous
faire sauter les primes. S'il fait ça, je le laisse
tomber. Je fais ma demande à Paris-Londres, ou
Paris-Amsterdam, du tout plat, pas fatigant et mieux
payé.
- Allons, allons, dit Delrieu, ne vous emballez pas.
Comme je le connais, je jurerais que Didier Daurat s'est
payé à votre compte une bonne tranche d'humour. Une fois
seul, il a dû sourire du bon tour et de votre colère
qu'il voyait monter à la couleur de votre cou et de
votre figure. Il a dû sourire, oui, mais tout seul.
Sacré D.D.!
- Croyez bien qu'il sait aussi bien que vous, qu'il
demande et exige même l'impossible en échange d'in
traitement sans comparaison avec les dangers courus. Il
sait très bien que, les uns comme les autres, nos
restons sur Toulouse-Casa pour d'autres raisons que de
l'argent. L'amour du métier, le fanatisme du courrier
qui doit passer coûte que coûte, l'impression très forte
de participer à une grande aventure, le désir de
vaincre, de se surpasser qui est en chacun de nous. Et
vous, Rozes, vous vous voyez là-haut, dans le Nord?
Vous, le plus toulousain de tous, avec votre caractère
impétueux et votre mentalité de fonceur. Et puis, avouez
que, les jours de beau temps, le soleil sur les Pyrénées
ou les sierra compense largement la modicité de la
paie.
- Ca va n'en parlons plus. Vous avez raison comme
toujours. Arrosons la bagnole" Tournée,
re-tournée...
D.D. n'en parla d'ailleurs plus.
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La routine: un accident et une grande frayeur... et
toujours là, D.D. (Didier
Daurat)
HAUT de PAGE
Gilbert
Verdier est un pilote confirmé, la routine ou le rite
comme disent les anciens, rite dont Didier Daurat est
l'ombrageux grand prêtre. Un jour au cours d'un essai il
a la panne au décollage, la pompe à eau a éclaté,
inondant d'eau chaude rouillée le visage du pilote dont
les lunettes deviennent opaques. Il se pose dans un des
rares champs du coin, en 50 mètres, "sa" chance a
fait beaucoup pour lui. M. Daurat, ramenant le jeune
pilote au terrain. lance:
- Satisfait, hein. Sans votre chance insolente,
l'atterrissage dont vous êtes si fier pouvait et devait
se terminer par la destruction de l'appareil et votre
transfert à l'hôpital. Nous aurions eu droit à la
première des journaux avec des commentaires au
vitriol.
- Si vous aviez bien connu votre métier, vous auriez su
qu'entre le moment de la panne brutale de pompe à eau et
l'arrêt moteur par grippage, il se passe de précieuses
minutes, qui normalement, auraient dû vous permettre
d'atteindre le terrain. En utilisant le moteur jusqu'à
l'extrême limite, vous l'auriez, sans doute,
fortement grippé, mais tout accident aurait été
écarté. Vous le saurez une autre fois.
Il n'est pas convaincu de ce qu'a dit le Patron. Il s'en
ouvre à Rozes et à deux autres camarades qui sont
là.
- Gilbert, tu as réussi un joli coup mais tu as eu tort
de laisser voir au Patron que tu étais content de toi.
Le Patron a voulu te donner une leçon et il a bien fait,
parce que l'excès de confiance en soi est ce qui peut
arriver de pire. Cela dit, j'aurais fait comme toi.
Tenter de revenir au terrain pouvait peut-être réussir,
comme tu pouvais t'écraser sur les hangars à la
limite de la perte de vitesse. Tout bien pesé tu as eu
raison de faire ce que tu as fait d'instinct. A
l'occasion j'en discuterai avec le Patron s'il veut bien
en discuter. Oublie tout ça et viens nos offrir un vin
blanc-cassis.
Un autre jour sur Barcelone-Toulouse, par jour de forte
tramontane, à la verticale de la rivière du Tech, un
violent coup de tabac casse le harnais. Verdier se
retrouve à moitié hors de la carlingue. Ses bras en
avant, il s'agrippe au plan supérieur et se retrouve
violemment rejeté sur son siège. Comme dans un
cauchemar, il retrouve ses commandes et reprend
possession de son avion.
- Après le Perthus, dit-il au sol avec effort, ma
ceinture a lâché, j'ai failli être vidé de la carlingue
par un coup de tramontane.
- Venez, dit Daurat plus doucement. On va vous ramener
chez vous. revenez quand vous aurez récupéré. On
examinera votre ceinture. Elle n'aurait pas dû
lâcher.
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Allongé tout habillé sur son lit, Gilbert
Verdier, traumatisé par ce qui lui arrivé au-dessus de
la vallée du Tech, réfléchit profondément. Dans le calme
de sa chambre, il mesure l'importance de l'incident
aérien qu'il vient de vivre. Son imagination exagère
encore les secondes dramatiques pendant lesquelles il
s'est senti le jouet impuissant des forces contraires
dont l'une tenait à le détruire, l'autre à le
sauver.
Seul, le destin a joué. Mais jouera-t-il une deuxième,
une troisième, une quatrième fois?
Il tourne et retourne son problème. Partir, rester.
Abandonner, poursuivre. Oublier le rêve pour la
prosaïque réalité. Le métro ou le ciel. Le bonheur de sa
mère ou la moue dédaigneuse de Daurat. Didier Daurat, il
le voyait déjà. Il n'aurait pas besoin de parler pour
que l'on devine sa pensée; "Ce petit Verdier, un pilote
de beau temps".
Un coup vigoureux ébranle la porte dont il a oublié de
tourner la clef. Henri Rozes est là, au pied du lit,
exagérant encore son air bourru.
- Qu'est-ce que tu fous, Gilbert? On t'attend chez le
père Louis pour le cassoulet, et monsieur se prélasse.
Je t'avertis que tu es à l'amende d'une tournée
générale. Allez, debout et en vitesse.
- Mangez le cassoulet sans moi pour cette fois. Pour la
tournée, bon, je la dois mais, excusez-moi, j'ai besoin
de rester seul.
- Non mais dis donc, tu nous lâches. M. Gilbert Verdier
veut rester seul. Notre compagnie n'est sans doute pas
assez relevée pour lui... " Puis, posant sa patte dure
sur l'épaule de Gilbert: "J'ai dit debout, ou je te fous
en bas du lit.
- Bon, je viens, mais, qu'est-ce que vous pouvez être
emmerdeurs.
- Comment tu nous insultes maintenant. je te
préviens, je double d'autorité la première tournée. Ca
t'apprendra à avoir plus de respect pour tes camarades
et surtout pour les anciens."
Haussant les épaules, Verdier se lève, passe ses mains
dans ses cheveux ébouriffés et se dirige vers la
porte.
- Eh bien allons-y.
- Ton cuir, ton chapeau, dit Rozes. Ah oui, il n'y
pensait plus.
Le père Louis, c'est là tout près, dans une petite rue
aboutissant à la place Saint-Georges. Un petit bistrot,
où dans l'arrière salle, on sert à quelques privilégiés,
amateurs de plats régionaux, l'estouffade de boeuf, les
confits d'oie ou de canard aux cèpes et aux frites, la
salade bien relevée par des croûtons frottés à l'ail, le
gros boudin de Caraman et autres cochonnailles, et
surtout le cassoulet cuisiné comme à Castelnaudary, le
tout suivi de fromages de chèvre bien sélectionnés. Le
vin, pas de grands crus. Les clients, et les pilotes les
premiers, n'ont pas les moyens de les payer. Mais un bon
petit vin rouge qu'un viticulteur des environs livre
régulièrement au père Louis, acquéreur de sa
récolte.
Les pilotes de la ligne Toulouse-Casa s'y réunissent de
temps à autre pour y faire, à un prix dérisoire, des
repas à la mesure de leur formidable appétit.
Ils sont là, chez eux, comme au Prat de Llobregat chez
Pépé, comme à Alicante chez Pilar, comme à Casa chez le
père Bellegarde, dans la Medina.
Traînant Verdier maussade, Rozes fait son entré dans la
petite salle bien chauffée, où quelques pilotes sont
réunis autour de Delrieu: Cueille, Camoin, Hamm,
Enderlin, Vachet et Jean Dufour.
- Messieurs, dit-il d'un air pénétré, nous avons à
juger, séance tenante, un cas de manquement grave à nos
statuts. non seulement, notre camarade Gilbert Verdier,
allongé grassement sur son lit, refusait de nous
rejoindre pour le cassoulet, mais à mes remontrances
aimables, il a répondu en nous traitant d'emmerdeurs, ce
qui m'a obligé à des moyens coercitifs pour vous
l'amener.
Indignation bruyante et bien orchestrée. De sa cuisine,
le patron sort une tête épanouie. Il a l'habitude, il
les connaît bien ces solides garçons qui risquent leur
peau sur la Ligne Toulouse-Casa. Il les aime bien, il en
est fier et il arrive assez souvent de les régaler
gratuitement. Bon, ils sont tous là présent. Ça crie, ça
hurle. tout est dans l'ordre. Il peut retourner à son
cassoulet qui mitonne dans le vaste four de sa
cuisinière.
- Oui, confirme Rozes, il nous a traité d'emmerdeurs.
Aussi, sans attendre votre verdict, je l'ai mis à
l'amende de deux tournées qui pourraient être complétées
par une troisième réservée aux anciens qui peinaient
déjà sur la Ligne alors que M. Verdier en était encore à
user ses fonds de culotte sur les avions-écoles de
l'armée.
- C'est bien, dit d'un ton doctoral Louis Delrieu.
L'assemblée fait sienne ces sages sanctions. Pour
injures gratuites et délibérées envers ses camarades, le
jeune pilote Gilbert Verdier est mis à l'amende de deux
tournées générales plus une tournée spéciale de vieil
armagnac pour les anciens. Cependant, comme tous ceux
qui sont ici sont entrés avant lui à la Ligne, c'est
donc de trois tournées générales, dont une de vieil
armagnac, que sera pénalisé M. Verdier. Pas
d'objection?
Energique approbation.
- Et vous, Verdier, qu'avez-vous à dire?
- Rien, je n'ai rein à dire, monsieur Delrieu, sauf que
je maintiens qu'en ce moment, vous m'emmerdez
tous.
- Voilà qui est parfait, répond Delrieu benoîtement.
Maintenant, on peut se mettre à table."
C'est dans une ambiance survoltée que commence le repas.
Après les hors-d'oeuvre rapidement expédiés, arrive
l'immense marmite en terre où, sous sa croûte dorée,
continue à cuire l'onctueux mélange de haricots choisis,
de couennes, de petites saucisses et de
mouton. Chacun savoure en silence, comme le veut le
rite qui interdit de parler quand on mange le
cassoulet. Fromage de chèvre, croustade, café, vieil
armagnac.
- Alors Verdier, si vous vidiez votre sac au lieu de
vous renfermer sur vous-même. Voyons, qu'est-ce qui vous
est arrivé au juste?
Ainsi, c'était pour ça. Ils voulaient l'arracher à
lui-même, le sauver des angoisses dont ils avaient senti
qu'il était agité lorsqu'ils l'avaient vu
descendre de l'avion au terrain. Le jeune pilote les
regarde fixement et vit à nouveau le terrible
moment.
- Je venais de passer le Perthus. Il y avait une forte
tramontane. J'étais à deux mille, presque plein moteur
pour avancer. Au-dessus du Tech, j'ai été happé par un
coup de rabattant. Ma ceinture a lâché et l'ai été comme
aspiré vers l'extérieur pendant que l'avion s'enfonçait
sous moi brutalement. J'étais déjà aux deux tiers
extrait de la carlingue, mes bars à la hauteur du plan
supérieur. Je me suis accroché à lui et aussitôt je suis
retombé sur mon siège comme un sac. Comme dans un rêve,
j'ai repris le manche et j'ai saisi la manette des gaz.
J'ai réduit en me laissant déporter vers la mer. Ma
planchette de bord s'était envolée aussi et est retombée
au fonds de la carlingue où elle s'est brisée.
- J'avais perdu beaucoup d'altitude en quelques minutes.
Au jugé, je pouvais être à huit cents mètres, cinq cents
peut-être. L'avion était comme fou, ballotté en tous
sens mais surtout engagé dans des piqués vertigineux. Je
voyais monter le sol et j'avais l'impression de ne
pouvoir rien faire. Ca a duré une vingtaine de minutes,
un siècle.
- Après, ça a faibli et j'ai repris peu à peu possession
de l'appareil. Aux étangs j'ai piqué sur Narbonne et
j'ai suivi la route habituelle en reprenant un peu
d'altitude. Finalement je me suis posé à
Montaudran.
- Je n'ai rien pu faire, rien, j'étais comme un jouet.
Si je suis là, c'est une question de chance, pas autre
chose. Sans elle, vous m'auriez retrouvé enfoncé dans la
terre, du côté de Céret ou du Boulou. Alors je me
demande si... c'est tout, termine-t-il
brusquement.
Un silence épais. Delrieu parle: ("la chance" par
Delrieu qui était instituteur)
- Vous vous demandez si vous allez rester?
- Oui, c'est ça, dit Verdier d'une voix étouffée.
- Si vous commencez à peupler le ciel de fantômes
hostiles ou bienveillants, alors oui, il faut quitter la
Ligne quoique vous m'avez dit à Alicante et confirmé à
Barcelone que vous vous sentiez fait pour elle.
-Je voudrais cependant, avant que nous ne preniez une
décision que vous pourriez regretter par la suite, en
discuter ici, en toute franchise, puisque nous vous
avons adopté. L'expérience nous a appris qu'il n'y avait
pas de forces bonnes ou mauvaises. Il y a des forces,
tout simplement. Contre certaines, il faut éviter de se
frotter, tout au moins pour le moment. Les vents, et
plus particulièrement les vents à remous violents
produits par le relief montagneux, sont parmi ces forces
redoutables aujourd'hui, négligeables demain lorsque
nous serons mieux équipés.
- Si vous considérez les choses sous cet angle, le seul
qui compte, croyez-moi, vous vous apercevrez que
l'évènement qui vous a si fortement impressionné, se
réduit à une question de ceinture qui s'est dégrafée
alors qu'elle aurait dû vous coller à votre siège.
Peut-être que le système de bouclage était-il usé? Le
problème est là et croyez bien qu'à l'heure actuelle, M.
Daurat doit savoir ce dont il retourne. De toute façon,
il s'agit de causes naturelles où la magie, la chance,
la malchance, les mauvais ou les bons génies n'ont rien
à voir.
- En réalité, dans la plupart des cas, la malchance se
nomme insouciance, inattention, impréparation à une
action dangereuse par elle-même qui s'appelle le vol par
tous les temps au-dessus de pays à géographie
accidentée. Or, dans cette affaire, ni l'avion, ni le
moteur ne vous ont lâché et peut-être que la ceinture se
serait comportée de même si vous vous étiez assuré avant
le départ qu'elle était correctement agrafée.
Croyez-moi, Verdier, la chance dans notre métier, cela
s'appelle surtout ne rien laisser au hasard, car, en
l'air, on n'a plus le temps. Vous avez fait du latin, je
crois. Alors souvenez-vous de l'adage romain, Age
quod agis. "Fais ce que tu fais". Il est toujours
et plus que jamais d'actualité, surtout pour nous.
Combien de nos camarades partent partent sans vérifier
s'ils ont pris toutes les dispositions ou précautions
indispensables!
- La chance, la malchance. ce n'est pas sérieux. Allons
, Verdier, reprenez-vous. Et maintenant assez parlé de
ce sujet. Je considère la question comme réglée et vous
aussi, Verdier, vous devez la considérer réglée.
- Mon cher Rozes, racontez-nous donc quelque histoire.
Celle, par exemple, qui vous est arrivée entre Alicante
et Barcelone, avec votre tube de caoutchouc pour
l'évacuation, disons des eaux usées. Cela nous permettra
de ne pas nous apercevoir que nous vidons quelques
bouteilles supplémentaires.
- Euh, c'est que je n'aime pas la raconter parce que les
mécanos d'Alicante se sont bien payé ma tête et je
n'aime pas ça.
- Bah, il faut bien rire et ces braves gens n'ont guère
d'occasions de s'amuser. tant pis si de temps à autre
l'un de nous en fournit l'occasion. allez, je vous
écoute.
- Bon, je vais m'exécuter puisque vous y tenez. Et puis,
ça fera peut-être rire Gilbert qui m'agace avec sa tête
à l'envers."
Rozes raconte son histoire, "Le
sabre
d'abordage
" résumée
ci-dessous:
Rozes, ayant des ennuis de vessie, souffrait
d'incontinence et tous les quarts d'heures il devait
vidanger. Se soulager dans la carlingue avec les
courants d'air l'aspergeait, lui et les passagers
quand il y en avait. Il imagine "un sabre", fabriqué
par Cassagne, une longue durit dotée à une extrémité
d'une coquille métallique, ça faisait partie de son
équipement individuel. Un soir à Alicante, il confie
le "sabre" à Jayet qui juge utile de briquer la
coquille. Le lendemain matin, confus, Rozes offre un
verre a tous les mécanos, de braves garçons, chics et
dévoués. Il installe son fourbi dans l'avion et
décolle. Vers deux mille mètres, il se soulage. Quel
confort! deux, trois fois. Soudainement il remarque de
la fumée qui sort de sa braguette, ça fumait en
bouillonnant et ça sentait. Il arrache le total: les
gars avaient bouché le tuyau à une extrémité avec des
chiffons gras imbibés de carbure. Les deux passagers
crurent à un début d'incendie. il balance tout par
dessus bord. Au retour, au sol, éclat de rire
général.
On boit, on reboit. Verdier trouve que l'on boit
plus que d'habitude mais, cette fois l'ambiance y est et
il participe. Une heure du matin , on le ramène chez
lui, un peu gris, mais joyeux. Les anciens ont exorcisé
les fantômes. Il continuera.
Le lendemain matin, il prend le tram pour le pont des
Demoiselles. Lentement, par le chemin de l'Espinet, il
rejoint à pied le terrain de Montaudran. M. Daurat est
là, bien sûr. D'un coup d'œil, il voit que le jeune
homme a surmonté la peur de la veille.
- Ah, monsieur Verdier, on a vérifié le système
d'agrafage de votre ceinture. On n'a rien trouvé
d'anormal. Vous n'avez pas dû l'enclencher à fond au
moment du départ de Barcelone. Veillez-y à l'avenir car
avec les vents qui règnent sur la Ligne, c'est
indispensable. Mais, venez donc dans mon bureau,
j'ai à vous parler.
Intrigué et quelque peu inquiet, le pilote suit.
- Vous avez fait vos preuves, monsieur Verdier, vous
êtes affecté à Malaga où vous ferez le courrier tantôt
sur Alicante, tantôt sur Casablanca. La période du beau
temps va commencer, vos aurez six mois pour vous
endurcir en vue de l'hiver prochain. ... Une dernière
soirée avec les camarades tout heureux de le revoir en
pleine forme. On lui fait la fête.
"A bientôt, sur la Ligne."
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Verdier est
affecté à Malaga, convoyage
sur un avion-cargo,
Toulouse-Barcelone-Alicante-Malaga.
Au matin du départ, Gilbert Verdier ne
reconnaît plus son avion. De chaque côté, des hélices de
rechange ont été fixées aux mâts d'entreplans du
Breguet, des paquets étiquetés emplissent les coffres à
courrier, sous les ailes. Au poste passager une petite
place é été dégagée, au dernier moment, pour un jeune
polytechnicien, Julien Pranville, entré aux Lignes
Latécoère en qualité d'inspecteur de l'infrastructure et
des escales.
Le pilote est un peu ennuyé de la présence de cet
inspecteur qu'il voit pour la première fois. Le temps
est relativement beau, avec un plafond relativement
élevé, il comptait voler à sa guise pour avoir, de haut,
une idée de certains passages difficiles par mauvais
temps. Cependant, il se rassure en apprenant que Julien
Pranville le quittera à Barcelone pour commencer son
travail. L'avion effectuant un convoyage de matériel de
rechange, l'horaire est moins stricte, l'agitation moins
fébrile.
On case, comme on peut, le "petit inspecteur" ainsi
désigné parce qu'il était de toute petite taille.
Engoncé dans une énorme peau de bique et des chaussons
fourrés, la tête protégée par un casque d'élève pilote,
d'énormes lunettes sur les yeux, le petit inspecteur a
plutôt l'air d'un gros nounours que d'un personnage
important et redouté.
Didier Daurat donne ses instructions:
- Inutile de forcer l'allure puisque ce n'est pas un
courrier, l'appareil a été remis à neuf. Ménagez-le. Il
faut qu'il fasse son temps normal avant de remonter aux
ateliers.
Puis... heu... coup de doigt sur la cigarette.
- On va vous conduire au pas en extrême bout de piste
car vous êtes... hum, assez chargé. On a dû ajouter M.
Pranville au dernier moment, alors que l'appareil était
déjà à la limite. Alors, laissez-le prendre de la
vitesse, ne cherchez pas à décoller tant que vous ne le
sentirez pas prêt.
- Eh bien, je n'ai plus rien à vous dire. Il est temps
de partir... et n'oubliez jamais de vous attacher
solidement.
- Soyez tranquille, après ce qui m'est arrivé, je
n'oublierai jamais plus ! "
Serrement de mains à la ronde. Delrieu et Rozes sont là,
entourés de quelques nouveaux.
- Merci du fond du coeur. Vous m'avez réconcilié avec
moi-même. Sans votre amitié, c'était le métro qui
gagnait.
- Le métro? Quel métro? Qu'est-ce que c'est encore ça,
Gilbert? Tu voulais t'embaucher au métro?
- Ce serait trop long à vous expliquer. Peut-être un
jour, sur la Ligne, au hasard d'une escale.
- Bon, va-t-en maintenant et méfie-toi, tu as de la
surcharge. Pousse-lui sur la gueule à fond et ne
l'enlève qu'au dernier moment.
- Oui, oui, j'ai bien compris, c'est ce que je ferai.
Essai moteur, enlevez les cales. Conduit aux ailes par
deux mécanos, l'avion roule doucement, tourne en bout de
piste face à la campagne. Le pilote met
progressivement les gaz, les mécanos s'arc-boutent aux
ailes. Un geste, ils s'effacent brusquement. Plein gaz,
l'avion s'ébranle, queue basse. Enfin, il passe à
l'horizontale, roule, roule. Maintenant, il pourrait
décoller, mais Verdier le maintient au sol et ne laisse
revenir le manche vers lui qu'en bout de terrain. Alors,
l'appareil s'enlève avec aisance et prend rapidement de
l'altitude.
Après avoir suivi attentivement le décollage, Didier
Daurat, satisfait, retourne à son bureau. En passant, il
appelle Rozes.
- Ce petit Verdier, j'ai vu qu'il vous écoutait avec
attention, peut-être en fera-t-on quelque chose!
- Peut-être, dit laconiquement Rozes. Delrieu et moi, on
l'a pris en amitié.
Mille mètres, le Breguet survole
Carcassonne. Julien Pranville, n'ayant pas la place
pour s'asseoir, est debout contre le dossier du siège
pilote. Il se hausse sur la pointe des pieds pour ne
rien perdre du paysage. Devant, les Pyrénées
resplendissent. Le Canigou est étincelant. A la demande
de l'inspecteur enthousiasmé, le pilote frôle ses
pentes.
Ripoll, Vich, Barcelone eu loin. L'avion traverse la
ville entre le Tibidabo et Montjuif, puis descend
assez vivement pour se poser au Prat de Llobregat
où l'on attend avec impatience les pièces de rechange
qu'il apporte. L'avion-cargo se devant la baraque
d'escale. Verdier descend, serre des mains. On roule
un escabeau pour permettre au petit inspecteur de
s'extraire de l'avion d'abord, de son immense peau de
bique et de ses chaussures fourrés ensuite. Enfin, il
apparaît sans tout cet accoutrement, petit, tout petit,
minuscule. Présentations. Quand il apprend qu'il doit
inspecter son escale, le chef de base se renfrogne.
Hum... Julien Pranville aura du mal à se faire
adopter.
Le matériel pour Barcelone est descendu, examiné,
contrôlé. Révision rapide de l'avion, remplissage des
réservoirs, vérification de l'huile. Prêt, en route. A
nouveau serrement de mains.
- Merci, dit Pranville. J'ai fait avec un très beau vol,
je ne pourrai oublier cette vision des Pyrénées. Puis:
"Attention. Même sans moi et sans tout ce qu'on descend
ici, je crois bien que vous êtes encore en surcharge."
Le pilote le regarde étonné. "Tiens ce petit inspecteur,
il n'a ni les yeux, ni les oreilles dans sa poche. Il
a donc parfaitement compris les conditions dans
lesquelles il s'embarquait à Toulouse."
Un coup de Didier Daurat pour le tester, bien
possible. En tout cas, s'il a eu peur, il ne l'a
pas laissé voir.
- Merci, je m'en doutais un peu, figurez-vous. Aussi
continuerai-je à être très prudent, surtout sur ce
terrain poisseux.
L'avion roule à vive allure. En bout de terrain, il
tourne pour se mettre face au faible vent de mer et
démarre aussitôt. En cinq cents mètres, l'appareil
s'enlève et prend de l'altitude. Sitges, Villanueva,
Tarragone, temps moyen, pilotage sans problème. Mille
mètres, le pilote observe attentivement les méandres de
cette côte qu'il lui faudra souvent suivre au ras des
vagues. A nouveau, sa pensée revient au petit inspecteur
qu'il vient de quitter. Il lui faudra du cran et de la
patience pour se faire admettre par des hommes pour
lesquels le vol, par tous les temps est routine,
l'exploit aérien permanent avec, parfois la mort au
rendez-vous.
Pouvait-il prévoir, que, sept ans plus tard, par une
nuit d'épouvante sur le Rio de La Plata, pris au piège
d'un avion en perdition, le petit inspecteur s'élèverait
au sommet, en sacrifiant délibérément sa vie pour sauver
celle d'un passager argentin.
Tortosa, Vinaroz, Castellón, Valence. Voilà bien
l'occasion de pousser droit sans s'occuper de la côte.
Jativa, Alcoy, Jijona, Alicante. Atterrissage, arrivée
au hangar. Arrêt. Silence.
Les mécanos entourent l'appareil, plein de belles pièces
de rechange comme la hotte du père Noël. Jayet est là,
l'oeil à tout, contrôlant le matériel destiné à son
escale.
Sur la route menant au terrain, un point noir, une
immense colonne de poussière blanche. C'est Clavel,
amenant Doerflinger, qui doit assurer le courrier du
Maroc sur Toulouse. Après entretien avec Jayet, le chef
d'escale revient vers les deux pilotes.
- Inutile de presser le départ de l'avion-cargo. Après
récupération du matériel destiné à Alicante, il faudra
refaire l'équilibrage du chargement, et ce d'autant plus
que l'une des deux hélices fixées aux mats
d'entreplans est pour nous. Tout cela demandera du
temps.
- Les courriers ayant la priorité, tu repartiras demain.
Je vais te faire descendre en ville.
- Non, puisque le courrier de Malaga n'est pas encore
arrivé, je préfère l'attendre. Cela me permettra de
faire la connaissance du pilote qui
l'amène.
- Comme tu voudras. C'est aussi bien d'ailleurs, puisque
tu es affecté à Malaga. D'après le télégramme, c'est
Jean Denis.
- Le peintre?
- Oui le peintre comme tu dis.
- Ca me fait drôle. C'est pourquoi comment est fait un
pilote peintre.
- Oh, tu sais, il n'est pas si différent de nous que tu
l'imagines. Seulement, lui a deux passions, la peinture
et la Ligne et, il faut reconnaître qu'il mène assez
bien les deux. En dehors de ça, tu verras, un garçon
très sérieux, calme, reposant. Têtu comme une mule sur
les principes, car il a des principes. Question
pilotage, pratiquement un des meilleurs. Tu auras
intérêt à le fréquenter.
- Maintenant, je vais m'occuper du matériel que tu nous
amènes. Si tu veux manger, tu connais le menu: omelette,
jambon, moscatel.
- Ca me va, et puis c'est économique.
En se restaurant rapidement, il bavarde avec Doerflinger
dont l'accent alsacien l'amuse. Le déchargement est
terminé. L'hélice fixée sur l'entreplan gauche a
disparu. Contrôle, équilibrage. Clavel et Jayet sont
occupés.
Un bruit d'avion. "Correo ! " crie un manoeuvre
espagnol. On se précipite. Déjà Denis a réduit les
moteurs, amorcé la descente, fait sa prise de terrain.
Court palier au ras du sol, atterrissage classique,
roues et béquille en même temps. Du beau travail.
- C'est torché", dit un mécano admiratif.
L'avion roule vers le hangar. En descend un homme jeune,
mince, petite moustache. Il serre les mains àla ronde,
avec un mot aimable pour chacun. Affable, sympathique en
diable. Sa voix est douce et posée. Il parle du vol
qu'il vient d'accomplir comme d'une chose simple,
naturelle, sans danger.
- Oui, beau temps dans l'ensemble. Des remous, oui, mais
pas plus que d'habitude. Rien de bien sérieux. on va
vers la belle saison, les courriers vont devenir
agréables. Doerflinger, c'est vous qui continuez vers
Barcelone. Bon, rien à signaler.
- Ah c'est vous Gilbert Verdier, notre nouveau
coéquipier à Malaga. Je vous souhaite la bienvenue. Vous
verrez, une escale très agréable, très pittoresque. On
s'entend bien, vous vous plairez.
- Maintenant, excusez-moi, c'est le bon moment en cette
saison pour peindre les oliviers sous un certain angle
d'éclairage. Je vous laisse. A tout à l'heure.
Là-dessus, Jean Denis file vers le bosquet d'arbres
d'oliviers proche du terrain. De l'avion, il a retiré
une valise d'où il a extrait un pliant minuscule, un
chevalet repliable de sa fabrication, une palette, des
pinceaux, des tubes de couleur et... un sandwich qu'il
commence à dévorer en allant prendre position à
l'endroit qu'il a choisi.
"Ça alors ! " dit Verdier, sidéré.
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Le soir tombe rapidement. Denis revient
du petit bois d'olivier, son chevalet et son pliant sous
le bras. Il a l'air calme et heureux de celui qui
s'intègre à la nature et qui est en paix avec lui-même.
En arrivant près de ss camarades, il redescend de ses
hauteurs.
- Je crois que j'ai fait du bon travail. A cette saison
et vers le soir, tout est en demi-teintes, très
difficile à saisir. Peut-être, y suis-je arrivé?
- Je vous descends à l'hôtel, dit le chef d'escale.
Demain nous vous prendrons à cinq heures trente.
Arrêt au petit bar en rotonde. Anisado pour tous. Denis
y touche à peine, juste ce qu'il faut pour ne pas
refuse. Arrêt final à l'hôtel: "A demain."
Dans la salle à manger, les deux pilotes sont presque
seuls. Denis interroge le "nouveau". D'où vient-il?
Comment est-il rentré à la Ligne? Que pense-t-il de son
travaille et aussi, de Didier Daurat? Intuition. Il
semble que Jean Denis marque une certaine distance
vis-à-vis de ce chef dont il doit, sans doute, condamner
l'inhumaine dureté. L'entretien change, Jean Denis
raconte l'Espagne. Son histoire, ses cités, ses
étonnantes églises dont chacune est souvent un musée.
Verdier, surpris, parle des courses des taureaux. Alors
Denis réagit avec une étonnante vigueur. Il
s'échauffe.
- Les courses de taureaux, en dehors de la couleur, une
séquelle décadente des combats de cirque. Le triomphe
orgueilleux du belluaire sur la bête stupide.
- Pourtant, ces belluaires risquent leur vie. le combat
b'est pas sans grandeur. Je vous concède que si le
taureau est le plus souvent perdant ceux qui les
affrontent y meurent parfois et terriblement.
- Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de grandeur dans
tout cela. Pour ma part, j'y vois surtout une soif
dévorante de gain rapide, tristement doublée du désir
d'étonner et de séduire les femmes. Evidemment, il y a
comme de partout le revers de la médaille. Dans les
courses de taureaux, il est à la mesure des gains
espérés et encore... si le combat est correct... ce qui
est loin d'être toujours le cas. Même dans le cas d'un
combat absolument loyal entre l'homme et la bête, il en
reste pas moins vrai que l'homme joue sa vie contre
beaucoup d'argent et des succès d'alcôve. C'est un piège
diabolique. Oui, diabolique, dit Jean Denis d'un ton
définitif.
- Et ce que nous faisons, nous? Qu'en pensez-vous?
- Ah non, pas de comparaison possible. Premièrement, nos
traitements sont dérisoires et ne nous permettent que de
faire face à nos besoins essentiels. Deuxièmement, nous
risquons notre vie quinze jours par mois, au moins, et
non durant une saison, comme pour les courses de
taureaux. Troisièmement, nous menons dans les airs un
combat solitaire pour une cause destinée à servir
l'humanité toute entière. Quatrièmement, ceux d'entre
nous qui profitent du prestige d'aviateur pour séduire
ne durent pas longtemps. A l'heure actuelle, faire cinq
cents kilomètres ou mille par tous les temps, à travers
des régions difficiles et avec nos appareils, demande
une concentration, un effort cérébral et physique qui
réclament impérativement le repos du corps et la paix du
coeur. En réalité, nous menons notre combat, seuls, à la
face de Dieu. Voilà pourquoi il ne peut y avoir aucune
comparaison entre l'aviateur tel que nous sommes et le
matador revêtu de l'habit de lumière, centre de
l'attention d'une foule en délire.
Ainsi passe la soirée. Tout en causant, Verdier
s'aperçoit que son camarade boit peu et ne fume pas. Il
parle de sa vie, un peu monacale, du foyer qu'il espère
fonder, des enfants qu'il compte avoir. Tout cela très
simplement. Un puritain, pense Verdier. Une sorte
de saint ailé. Assez rare dans la profession.
Mélange étonnant d'artiste et froid technicien dès
qu'il est à bord de son appareil. Impavide devant le
danger, paré pour la vie comme pour la mort. Rare, très
rare. Un modèle, oui, mais un modèle inaccessible à
beaucoup. Maintenant, le jeune homme comprend mieux
cette sorte de légende dont est auréolé Jean Denis,
pilote parfait et peintre de valeur.
Mais Denis réalise, tout à coup, qu'ils sont seuls dans
l'immense salle à manger. dans un coin, le maître
d'hôtel attend avec patience, un soupçon de reproche
dans le regard.
- Allons, mon cher Verdier. Il faut aller nous coucher.
nous en aurons besoin demain. Et, en dehors de nos
propres personnes, ne sommes-nous pas comptables de ces
avions, de ce courrier, et éventuellement, de ces
passagers qui nous sont confiés?
- Vous avez raison. oui il faut aller dormir.
Heureusement que don Luis m'a donné le moyen de me
défendre contre les bavardages insupportables des
serenos.
- Comment, ils vous empêchent de dormir... Vous vous y
habituerez et ferez bientôt comme moi. Leurs futiles
propos arrivent à les oreilles comme un bruit de fond
qui me pore plutôt au sommeil.
Devant leur chambre, les deux pilotes se serrent la
main. Verdier prend son cachet, bouche ses oreilles.
Denis doit prier, sans doute. Puis il s'endormira, le
coeur pur et l'esprit en repos.
Malaga...
A peine à terre, Gilbert Verdier
est reçu pas Raymond Vanier qui sera désormais son
patron. Entretien cordial mais bref. Vanier est de
la race des Daurat. Il parle peu. En quelques mots, il a
tout expliqué, la voiture de service, l'hôtel, les
prévisions du départ en courrier, les deux jours de
repos pour s'installer, flâner dans la ville et, surtout
la visite au consulat de France. C'est fini. Au total,
un petit quart d'heure. Le mécano-chauffeur empoigne les
deux valises. En route pour Malaga, distant de quelques
kilomètres.
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Lundi cinq heures, dans le hall de
l'hôtel. Cinq heures dix, la voiture de service
est là. Cinq heures trente, le terrain du Rompedizo. Le
Breguet du courrier Toulouse-Maroc est en place, prêt au
départ.
- Votre installation est terminée? Comment trouvez-vous
Malaga? demande Vanier.
- Tout va bien, la ville est intéressante. Je suis allé
au consulat et je me suis déjà fait des amis. Qui a
amené le courrier hier au soir? On ne l'a pas entendu
survoler la ville.
- C'est Corsin. Il est parti tard d'Alicante à cause
d'ennuis mécaniques sur le terrain même. Question
d'allumage. Une magnéto en panne. Il a fallu, démonter,
nettoyer, remonter. Il est arrivé ici à la nuit, en
descente depuis le plateau de Grenade. Il n'est étonnant
que vous n'ayez rien entendu. On l'a conduit tout de
suite chez lui. Il a loué une chambre en ville. Il
trouve cette formule plus économique que l'hôtel.
- Peut-être a-t-il raison. Il faudra que j'examine cela
à mon retour.
Moteur, pleins gaz, réduit. Un signe de Vanier, Verdier
réduit à fond.
- C'est votre premier courrier sur Casa. A Gibraltar,
poussez jusqu'à Tarifa et traversez au plus court.
Collez-vous à la côte marocaine et laissez Tanger à
droite puisque vous n'avez pas à y atterrir, pas plus
qu'à Rabat. Il fait beau mais méfiez-vous du détroit où
règne en permanence un microclimat provoqué par le choc
de l'Océan contre la Méditerranée. Ne vous étonnez pas
s'il y fait mauvais alors que le beau temps règne des
deux côtés. En fait, les jours vraiment beaux et clairs
sont rares dans le secteur. Méfiez-vous aussi de la
brume sur les côtes marocaines. En quelques minutes,
elle peut tout niveler sur d'immenses étendues. C'est
tout.
L'avion roule vers son point d'envol. Curieux terrain du
Rompedizo.
Creux et bosses. Pas de vent. Décollage. Prise de
hauteur. Marbella, bientôt Gibraltar. Le détroit,
l'Afrique.
Une masse dense droit devant. Elle monte haut. Trois
mille, quatre mille mètres. De loin, elle a l'air de
reposer sur la mer. Eh oui, le détroit est couvert, une
fois de plus. le Roc de Gibraltar gratte la base des
nuages, noirs comme de l'encre. Le pilote descend en
piquant sur Algésiras et Tarifa. Alors le courrier
s'engage sur l'eau en rasant la base des gros cumulus
qui le secouent durement. Tanger en face, à une
trentaine de kilomètres, brille au soleil. Hum. Trente
kilomètres de mer à deux cents mètres. Une fois de plus
le moteur est roi. Il tourne parfaitement mais, par
prudence, Verdier se conforme scrupuleusement aux
indications de Vanier. Il coupe au plus court sur
Ksar-es-Séghir. Dix kilomètres de moins sur mer, c'est
appréciable.
Enfin, le Breguet atteint la côte africaine. Le plafond
remonte aussitôt. Cinq cents mètres. Larache,
Salé-Rabat, symphonie en vert, ocre et blanc. La tour
Hassan, les vieux remparts, l'admirable jardin des
Oudayas. Féerie de couleurs sur fonds de mer. Une plage
immense, les premiers faubourgs de Casablanca. La ville
toute blanche, la Medina, au loin l'aéroport.
L'étape est terminée. l'avion postal venant de Toulouse
touche à son terminus provisoire. Bientôt, on regardera
plus loin. Julien, le chef d'escale, prend pilote et
avion en charge. Poste, douane, police. Tout est vite
expédié. En route pour la route Nolly où se trouvent les
bureaux des lignes aériennes Latécoère.
- Cette première étape Malaga-Casa s'est bien passée?
interroge Julien.
- Presque parfait, sauf sur le détroit. Vingt à
vingt-cinq kilomètres de mer, à deux cents mètres. Ca
rappelle Blériot et la traversée de la Manche. Ensuite,
aucun problème.
- Très bien, alors en forme pour repartir demain
matin?
- Bien sûr, tout de suite, s'il le faut. Après ce que
j'ai encaissé de Toulouse à Malaga, sauf le détroit,
cela m'a paru une promenade.
Le centre de Casa, rue Nolly. A deux pas, l'hôtel
Excelsior où descendent les pilotes. Installation
rapide, retour rue Nolly. Contact avec les camarades.
Tout le monde part pour la Medina où se trouve le
restaurant du père Bellegarde, quartier général des
pilotes de la Ligne. Chez le père Bellegarde, comme on
l'appelle, les pilotes sont chez eux. Parfois au
détriment des autres clients car le patron passe tout à
ces grands garçons de la Ligne postale France-Maroc.
D'ailleurs à Casa, tout le monde les connaît, tout le
monde les aime. De la Ligne, on sait tout, et quand on
apprend un drame, c'est le drame de tout Casa. A la fin
des repas, toujours tumultueux, la tablée entonne d'une
voix tonitruante une chanson de corps de garde dont le
patron est la cible. Heureux, il écoute en riant,
comprenant le besoin de défoulement de ces clients un
peu à part. Brave papa Bellegarde.
Le lendemain, étape Casa-Malaga, sans histoire
hormis le passage du détroit. La brume au ras du
sol l'oblige à voler à vingt mètres de hauteur en
collant à la côte. Traversée de Gibraltar en serrant le
rocher illustre, tant pis pour le survol d'interdiction.
Le plafond s'élève. Il suffit d'ajouter le détroit aux
autres points noires, il suffit que le moteur tourne
rond, il suffit d'avoir de la chance quoiqu'en pense
Delrieu.
Dés l'atterrissage, il faut faire vite, toujours plus
vite. Le chef d'escale se jette sur la pochette de
moleskine contenant les papiers d'accompagnement du
courrier. Les mécanos transfèrent déchargent pour
charger l'avion, prêt, réchauffé, coffres ouverts, qui
poursuit la Ligne. Aujourd'hui c'est Jean Denis qui fait
le vol Malaga-Alicante. Le temps d'escale dure dix
minutes. Lorsqu'il y a des passagers, c'est
tragi-comique. Les malheureux, souvent malades,
effondrés au fond de la carlingue, assis sur des sacs
postaux, sont extraits, descendus de l'avion, réintégrés
dans l'avion en partance comme de pauvres loques. La
Line c'est ça. La mystique du courrier dont Didier
Daurat est l'initiateur et le grand prêtre, c'est ça.
Sur les terrains, pas une femme, c'est interdit. Pas de
bavardages, pas d'ordres, tout le monde sait ce qu'il
faut faire. Vite, toujours plus vite.
Enfin, Vanier se retourne vers Verdier:
- Ca marché cette étape Casa-Malaga et retour?
- Oui, j'ai, tout de même, serré les fesses...
- Vous vous y ferez. Un bon truc, pensez à quelque
chose d'agréable, ça passera plus vite.
Il en a de bonnes. Penser à quelque chose d'agréable
quand on vole à vingt mètres, il faut être drôlement
endurci. Le hic est que lorsqu'on est endurci, on n'est
pas loin d'être mort.
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La suite de la Ligne, Casa-Dakar
se prépare
HAUT de PAGE
Début mai,
onde de choc. Trois Breguet rutilants descendent sur
Casa bourrés de pièces de rechange. Pilotes; le dessus du panier, Delrieu, Cueille
et Hamm. Un chef: le commandant Roig, un officier
spécialiste du désert et homme de confiance de Lyautey.
2800 kilomètres de sable sous un soleil meurtrier. Et
Rozes? Le Patron a été inflexible. Il n'a pas voulu
lâcher ses pilotes de recours, tous à la fois. On voit
se confirmer le grand dessein. Casa-Dakar: Le Rio de
Oro, cap Juby, Villa Cisneros, Port-Etienne. On dit que
simultanément, une mission va partir en Amérique du Sud,
on dit... on dit... Jean Denis, le peintre, reçoit un
ordre d'affectation pour Casablanca. La rumeur dit que
M. Daurat l'envoie au Maroc pour faire partie de la
première équipe du futur Casa-Dakar. En réalité il est
désigné pour remplacer le pilote Gensollen qui s'est tué
sur la ligne annexe de Casa, Fez, Oran, fin 1922 qui
venant d'Oran et volant en aveugle, est rentré plein
moteur dans le flan d'un escarpement du côté de Taza.
Depuis près de trois mois, ce sont les pilotes de la
ligne Casa-Toulouse qui effectuent le trajet à tour de
rôle. En cadeau, Jean Denis, reçoit ce secteur redouté,
au grand soulagement des autres.
Oui, ça discute, à perte de vue, dans les escales
et les mécanos ne sont pas les derniers à rêver, eux
aussi, de formidables aventures au pays des Hommes
bleus. Certains en mourront, d'autres arriveront à la
retraite avec le ruban rouge. Eternel mystère de la
destinée.
A Malaga, Verdier a du mal à trouver le sommeil, Le Rio
de Oro, l'immensité fauve, les Bédouins farouches... Fin
mai, Delrieu, Cueille et Hamm sont rentrés à Toulouse et
ont repris la Ligne après avoir fait la preuve que, même
avec des Breguet XIV, le tronçon Casa-Dakar peut être
entrepris. La parole est à la diplomatie, le Rio de Oro
est espagnol. Quant à la ligne cap-Juby- îles-Canaries,
elle a été sHAUT de PAGEpée et Vanier n'a pas ou quitter
le cap Juby où il a du attendre le retour de la mission
Roig. Il faudra attendre deux de négociations pour
ouvrir la ligne sur Dakar. Rien n'est plus tout à fait
pareil. Le souffle brûlant du désert est passé.
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temps calme, panne
moteur, m..... le crash
HAUT de PAGE
Quinze cents
mètres dans la plaine de Murcie. Vent nul. Verdier
révise ses verbes irréguliers espagnols. Brutal, un
affreux bruit de ferraille interrompt son travail. Un
peu de fumée, l'huile chaude gicle par les fentes d'aération du capot. L'hélice cale et n'est
plus qu'un bout de bois inutile. Arrivée d'essence
coupée, allumage coupé. Vitesse de plané. Recherche d'un
terrain plat pour "se crasher". Des arbres, sans une
faille sinon des pistes étroites pour charrettes à
mules. Des orangers, des orangers, quel gâchis, ça va en
coûter des pesetas... Là-bas, une tache étroite et
longue enserrée de toutes parts mais, il faut
l'atteindre. A la limite de tout, le Breguet racle les
deniers orangers: des salades, un immense champ de
salades, étroit et long. Les roues touchent le sol,
c'est très doux une piste de salades. Le rêve.
Un bond. Quoi? Des murettes de retenue de terre et
d'irrigation... hautes... près d'un mètre. Un autre
bond, encore un autre. Enfin la béquille fouaille la
terre. L'avion s'arrête. Verdier saute à terre, court,
glisse sur ce tapis de salades et s'étale. Des gens
accourent. Le propriétaire est heureux, son champ va
devenir célèbre. Un comble, le téléphone est à
l'hacienda. Deux heures après, Clavel est là avec
l'avion de dépannage. Il tourne en orbes, à cinq cents
mètres, à la recherche d'un terrain, un champ
accessible, qu'il trouve à quelques kilomètres. Le
propriétaire, un véritable seigneur maître des lieux,
prend l'affaire en mains. Des mules, des péons, tout le
monde court. La Maître a dit: "Vite, le correo ne doit
pas attendre." Transbordements, cris, vivats. Jayet venu
avec Clavel, siffle d'admiration: "Gilbert, tu es le roi
des veinards." Grandes démonstrations d'amitiés, le fils
du Maître prend des photos.
Mise en route. Essai. Une main se lève. Adiós amigos.
L'ouragan se déchaîne, l'avion roule, s'arrache du sol,
monte à cent mètres, revient pour un large salut à tous
ces braves gens et fonce sur Almeria. Quatre heures de
perdues. Verdier n'aura pas perdu sa prime de non-casse,
ni celle de régularité. Vingt francs, cinq
pesetas.
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re-belote feu à bord, même région,
l'intuition...
HAUT de PAGE
A deux mille
mètres sous les Ailes, Murcie s'étale somptueuse, au
milieu de ses jardins de paradis terrestre. Le temps est
très beau, le vent calme. Derrière le pilote, dans
l'étroit habitacle naguère domaine du mitrailleur, deux
passagers venant de Paris et allant au Maroc, une femme
commerçante à Rabat, un homme d'Andigné. Mais pourquoi
Verdier qui, d'habitude accomplit ses étapes entre mille et quinze cents mètres, continue-t-il à
grimper, frigorifiant ses passagers en dépit des peaux
de biques dont ils sont affublés? Totona, deux mille
cinq cents mètres. Lorca, Puerto Lumbreras, Huercal,
Oveva, trois mille mètres. Pourquoi grimpe-t-il, le
pilote Verdier? L'intuition?
C'est au départ, sur le terrain d'Alicante, en écoutant
son moteur, que cette mécanique de l'intuition s'est
mise en route. "Celui-là va me laisser tomber", a-t-il
pensé tout à coup, en dépit des indications rassurantes
des cadrans, manomètres, et bidules divers équipant le
tableau de bord. Un bruit suspect que ne décèle aucun
appareil de contrôle. Jayet reconnaît que la chanson du
moteur n'est pas satisfaisante mais il donne ses
quatorze cent cinquante tours, l'allumage semble parfait
après sélection des magnétos, les pressions et
températures sont normales. "Pourquoi ces essais répétés
qui font chauffer le moteur et qui inquiètent les
passagers?", pense Clavel.
Sans histoire, le courrier Toulouse-Maroc continue sa
route avec ses deux passagers admiratifs mais claquant
des dents et... on pilote anxieux, tendu, les yeux fixés
au loin vers Motril et le terrain de secours de
Calahonda.
Un bruit énorme. Le capot moteur du côté droit est
défoncé. Par la déchirure sortent des flammes, une fumée
noire grasse d"huile chaude encrasse le pare-brise et
macule le côté droit de l'avion. L'hélice, bloquée net,
imprime à l'appareil une dure secousse. Le diagnostic
est simple: rupture de vilebrequin en son milieu ayant
entraîné des ruptures de biellettes, qui, à leur tour,
ont défoncé le moteur, arraché le carburateur droit,
rompant les canalisations, déclenchant l'inflammation
immédiate de l'essence coulant à pleins tuyaux, mettant,
à son tour, le feu à la masse d'huile du carter.
Remèdes: fermer l'arrivée d'essence, rassurer les
passagers, se mettre en glissade pour éviter d'être
aveuglé et souffler l'incendie comme on souffle sur une
chandelle, tenter d'atteindre le terrain de secours...
compter sur la chance.
Après plusieurs glissades, à un mètre, le terrain de
secours défile mais il est parsemé d'énormes touffes
d'alfa. L'avion s'immobilise: "Vous pouvez descendre.
L'aventure est terminée!", lance le pilote aux deux
passagers. Le premier à s'ébouer est d'Andigné, les deux
hommes aident la passagère à s'extirper... Le téléphone
est à Motril, on va quérir une tartane et des mules pour
tout le monde. "Bon, dit Vanier, je me poserai sur la
plage que je connais pour y avoir atterri plusieurs
fois." Oeufs, jambon, fruits, malaga. Avec un flacon
d'anis et une cruche d'eau fraîche, la tartane s'en
retourne au terrain. Le chargement de l'avion est mis à
terre, transporté au bord de plage. Vanier se pose mais
"se met en pylône", cassant son hélice qui est remplacée
par celle de l'avion en panne. Deux plus tard, le
courrier repart piloté par Vanier... avec un peu de
chance il arrivera ce soir au Maroc. Le lendemain
Verdier rejoint Malaga par une route impressionnante à
flanc de montagne en 15 heures... M. Daurat, informé,
s'est déclaré satisfait de l'heureuse conclusion de
cette panne qui aurait pu se terminer en catastrophe. Il
ne perdra ni sa prime de régularité, ni sa prime de
non-casse. Vingt francs. Cinq pesetas.
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deuxième année... un
an déjà
HAUT de PAGE
Durement
secoué par un fort vent d'ouest, le courrier
Casa-Toulouse approche Barcelone, trouant les rideaux de
pluie dense qui noient la terre et la mer dans une même
grise uniformité. Aux commandes, Gilbert Verdier, tendu
et mélancolique. A pareille époque, l'année dernière, il
débutait sur la Ligne par une journée identique de pluie
et de vent. Aujourd'hui, depuis Malaga, il peine contre
cette tempête de noroît lancée à l'assaut du bassin
méditerranéen après avoir balayé au passage les arêtes
des sierras. A Alicante, alors qu'il croyait sa tâche
terminée, il avait dû, par manque de pilotes, continuer
sur Barcelone avec deux passagers du Maroc gisant, en ce
moment, au fond de la carlingue, cramponnés d'instinct
aux structures internes de l'appareil. Que d'incidents,
que de "coups durs" depuis ses débuts à la Ligne... En
dessous, voici Sitges et sa belle plage, blanche
d'écume. Moteur réduit, l'avion courrier descend
lentement dans la vapeur d'embruns qui monte de la côte.
Cinquante mètres, le terrain Latécoère sort du néant
humide. Atterrissage. Parking devant la baraque
aérogare. Les deux passagers, presque inconscients, sont
extraits avec précaution. Payan, qui doit continuer le
lendemain sur Toulouse, regarde le triste spectacle d'un
oeil indifférent. L'un d'eux sort de son état
léthargique:
"Où sommes-nous?
- A Barcelone, dit Pauillac.
- A Barcelone, mais alors nous sommes arrivés.
- Non, messieurs, vos billets sont pour Toulouse. On va
vous conduire à l'hôtel. Vous continuerez demain sur la
France.
- Non, dit alors le passager d'une voix un peu
raffermie. l'expérience est suffisante. Conduisez-nous à
l'hôtel. Demain nous prendrons le rapide
Barcelone-Paris.
- Et toi, Gilbert, je t'emmène à Barcelone?
- Non, je descends chez Pépé au Prat. Mille kilomètres
de mauvais temps, je suis fourbu. Les deux pilotes se
font arrêter au Prat. Repas. Un verre de manzanilla, une
poignée de main et chacun rejoint sa petite chambre
blanchie à la chaux. Gilbert s'étend avec délice sur un
lit étroit méticuleusement propre en attendant le combat
du lendemain.
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tenter le diable, très mauvais temps, tempête sur les côtes
espagnoles... HAUT de PAGE
Le lendemain. Mauvais temps de la France
aux côtes africaines. La Méditerranée est soulevée en
vagues énormes sur une immense étendue. Des lames
gigantesques ont balayé les plages, emportant des
barques par centaine, noyant des villages de pêcheurs.
Dans la nuit, la tempête a paru s'apaiser un peu pour
reprendre, au jour avec une force nouvelle.
"Vous n'allez pas partir par un temps pareil" dit Pépé
inquiet.
"Vous n'allez pas partir, répète Pépé. Ce serait tenter
le diable.
- Si le courrier ne passe pas à Cerbere, alors
j'attendrai. Mais si le courrier passe, je continuerai
sur Alicante, quel que soit le temps. Pour sHAUT
de PAGEper le courrier, il faudrait un ordre de M.
Daurat, et cet ordre, je suis certain qu'il ne le
donnera pas.
- Alors votre directeur est fou et vous aussi.
- Peut-être, Pépé, peut-être. Le courrier doit passer.
C'est la loi de la Ligne.
Verdier attend. Déjà dix heures trente. Enfin la Ford,
avec Pauillac, est là.
- Pas fameux le temps. Vous avez des nouvelles de
Payan?
Il est partie au jour, en pleine crasse. Il a réussi à
passer puis à se poser a Carcassonne. On a dû acheminer
le courrier en train sur Toulouse. Les nouvelles de
Toulouse ne sont guère encourageantes. Inutile de
presser. D'après le télégramme qui vient d'arriver, le
courrier a fait demi-tour, cause temps. Impossible de
passer au col de Naurouze. M. Daurat a débarqué le
pilote et l'a remplacé pat Cueille. Mais Cueille,
peut-être par solidarité, a fait demi-tour également. Le
courrier est bloqué à Toulouse.
- Tu connais le Patron, dit Verdier. Il ne va pas
laisser ça. Il va désigner un autre camarade qui,
galvanisé, foncera, prêt à tout. Tout de même, je me
demande comment Payan a pu atteindre Carcassonne.
- A force de foncer, ça lui coûtera cher, un jour.
Oui, ça devait lui coûter cher à René Payan de défier la
tempête. Avant que ne se termine l'année, le pilote René
Payan, remontant un courrier de Barcelone sur Toulouse,
devait disparaître dans une grande gerbe de flammes, non
loin de l'illustre citadelle cathare de Montségur.
L'attente se fait chez Pépé. Un bon puchero, soupe
espagnole avec de la viande et une bonne assiette de
garbanzos pour midi. Coup de téléphone: "Courrier
Toulouse-Maroc, parti dix heures quarante. Pilote
Enderlin."
- Bougre, dit Verdier, il a foutu Achille dans la
course. Ca doit barder.
- Ca c'est du Daurat. Il a trouvé son homme.
- Avec Achille, quand Daurat a parlé, il n'y a plus à
discuter. Il passera ou se tuera mais ne fera demi-tour.
Pépé, en avant la soupe.
Repas terminé les deux pilotes rejoignent le terrain.
L'attente commence.
"Correo!" . Achille dépasse en trombe le terrain et met
un bon quart d'heure à aborder les balises. Ce brave
Achille! Il rit comme s'il avait fait une bonne blague.
Les jours d'Achille Enderlin, mécanicien de valeur,
pilote prestigieux, étaient comptés. Il trouvera bientôt
la mort en essayant un nouvel avion.
La question de l'annulation du courrier est effleurée.
"Il faut absolument que je parte, dit Verdier, sinon M.
Daurat ne comprendrait pas."
Le Breguet, libéré de ses bâches et des fûts de deux
cents litres qui le retiennent au sol, a été remis en
route. Son moteur tourne au ralenti. Et de nouveau, la
litanie: plein gaz, réduit, enlevez les cales. Terrain
boueux, quatre hommes accompagnent l'appareil,
s'arc-boutant pour le clouer au sol dans les rafales. Au
bout de trois cents mètres, Verdier fait signe qu'il va
tourner. Les hommes de gauche tiennent ferme, ceux de
droite accompagnent l'aile qui pivote à toute allure.
Aligné, le moteur rugit, l'avion roule à peine. Une
rafale l'enlève, il monte droit face au vent, encaissant
des coups furieux. HAUT de PAGE
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dans le cyclone... décollage...
bousculé... boum... réveil ! Suite
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