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Barcelone-Alicante,
dans le cyclone... décollage... sévères turbulences...
manque des tours... boum... réveil !
Dès le décollage, à cent mètres de hauteur, de
noirs rouleaux de nuages happent aussitôt l'avion
courrier. Emporté par la tempête, l'appareil dérive, en
vingt kilomètres il revient sur sa route face au sud. A
toute allure la côte défile. Poussé par un vent violent
de trois quart arrière, le Breguet dévore les
kilomètres. En dessous, la mer en vagues monstrueuses
assaille la côte. Sans cesse rabattu au sol, le pilote
regagne de l'altitude en effectuant, plein moteur, un
virage pour se mettre face au vent. Alors tout change,
l'avion fait du surplace, monte. Et ainsi de suite, une
fois, deux fois, dix fois. En dessous, Tarragone,
aussitôt disparue qu'apparue. Devant un ciel d'encre où
terre, mer et ciel semblent se mêler. La turbulence est
très sévère, et, parfois, le manche échappe des mains du
pilote. Ce n'est plus une tempête, c'est un cyclone qui
prend de la force au fur et à mesure qu'approche
l'embouchure de l'Ebre. Alors lui vient l'idée de faire
demi-tour. Idée aussitôt chassée. Depuis un an; le
pilote Gilbert Verdier, sans le réaliser pleinement, a
été conditionné en vue de l'accomplissement d'une tâche
précise: "le passage du courrier par n'importe quel
temps". Reculer, revenir en arrière est déshonorant.
Tout, plutôt que le retour à l'escale. Verdier continue.
Aux approches d'Hospitalet, c'est de la démence. Dans un
demi-jour glauque, rasant les vagues, le courrier doit
passer. Faire demi-tour! impossible! Que dirait M.
Daurat. Folie, dit la voix de la sagesse. Non, le
courrier doit passer.
L'embouchure de l'Ebre, Trotosa, l'avion poursuit son
vol en dents de scie. Vingt mètres, quatre-vingt, vingt
mètres, quatre-vingt. Entièrement occupé à tenir sa
machine en fragile équilibre, le pilote a l'impression
que le bruit rassurant du 300ch a baissé d'un ton. Un
rapide coup d'oeil au compte-tours le renseigne. Treize
cents tours minutes. Le régime a baissé sans qu'il en
est conscient. A-t-il refermé légèrement la manette des
gaz, en se débattant avec le manche. Mais non, elle est
bien à fond, bloquée, au dernier cran. La possibilité de
faire demi-tour est exclue. A treize cents tours,
l'appareil ne pourra remonter le vent. Le régime baisse
encore, bientôt le courrier ne tiendra plus en l'air.
Déjà, il frôle les hautes vagues. Il faut atterrir,
vite, n'importe où. Vinaroz, Benicarlo, rien. Des plages
balayées par d'énormes vagues. Un rocher avançant dans
la mer, coiffé d'un château fort et d'un village,
Peñsiscola. A droite, une entaille dans la côte. Une
vallée s'ouvre sur une plage minuscule. Brutale, la
décision. L'avion s'enfonce dans la vallée qui se
rétrécit brusquement. A droite, un craquement, l'aile a
heurté quelque chose, terre ou rocher. Brutalement, le
pilote tire sur le manche à lui en même temps qu'il
coupe, d'un geste, l'allumage et donne un coup sec sur
le bouton d'agrafage de sa ceinture pour se libérer en
cas d'incendie. Entraîné par l'aile droite, le Breguet
va buter contre une levée dans laquelle il s'encastre
dans un formidable fracas. La queue de l'appareil se
soulève et retombe aussitôt. N'étant plus retenu par sa
ceinture, Gilbert Verdier est projeté contre le tableau
de bord et retombe assommé. Il reste là, inconscient,
effondré sur la poignée du manche à balai qui, dans le
choc, l'a violemment heurté à la poitrine.
Des bruits, des voix, une vive lumière. Tout autour des
visages anxieux. On parle espagnol.
- Ahora, m'entiende, usted, abiador francés? dit et
répète le plus âgé. Des heures après:
- Abiador Berdier m'entiende usted?.
Des Espagnols. Des filets pendant aux murs blanchis à la
chaux. "Bon Dieu, le courrier, la tempête, la petite
plage blanche d'écume, l'étroit défilé dans lequel il
s'est encastré, le choc à droite, puis le second dans un
bruit énorme". Le pilote veut crier, va crier. Rien ne
vient. Il ne peut pas. Lentement il remue bras et
jambes. Tout fonctionne. Pas de douleur aiguë. Rien de
cassé donc, mais en lui, quelque chose s'est détraqué.
Il comprend mais ne peut parler. Un homme aux cheveux
blancs renvoie les autres, éteint la lampe et va
s'étendre dans un coin sur un tas de filets. Tout près,
le bruit puissant des vagues qui frappent à coups sourds
et font vibrer la maison. Le pilote retombe dans une
somnolence épaisse.
La nuit passe, le jour revient. Le vent s'est calmé, les
vagues frappent toujours mais avec moins de violence.
Dans la petite pièce, Verdier est seul. Dans un coin, le
courrier entassé et, au-dessus, la pochette de moleskine
noire contenant les papiers et le livre de bord. Ainsi
le courrier est sauvé, l'avion n'a pas pris feu. Accablé
d'une immense fatigue, il retombe dans sa somnolence. Sa
tête est douloureuse. Sans le casque et l'épais
passe-montagne, il se fendait le crâne, c'est
certain. Un bruit puissant, encore lointain mais
que le pilote identifie immédiatement, un moteur
d'avion. On le cherche ou un courrier qui passe. Le
bruit décroît. Coincé comme il est, dans une faille
étroite, le Breguet ne peut être vu. Communiquer avec
Barcelone, communiquer à tout prix. Une idée lui vient,
écrire un message que le vieux portera au plus proche
bureau de poste.
- Ici, explique le vieux, vous êtes à Alcoceber, à une
vingtaine de kilomètres de Peñsiscola,
et à une cinquantaine de Castellón. Avertir Barcelone ne
sera pas facile avec les lignes de téléphone arrachées
par la tempête, mais on va essayer.
Verdier griffonne sur une feuille du bloc récupéré dans
une poche de sa combinaison de quoi le localiser.
- Vous avez eu de la chance.
De la chance, oui j'en ai eu, pense Verdier. Si j'étais
tombé sur le rocher comme Genthon, l'avion aurait
explosé et flambé et moi, assommé par le choc, j'aurais
grillé dans l'inconscience. Oui, c'est un coup de chance
insolent car j'ai dû dans le sol à cent cinquante à
l'heure au moins.
-Buvons à cette chance, griffonne -t-il.
Le vieux va chercher le porrón et le tend au pilote qui
boit une rasade d'aguardiente et la garde dans sa
bouche, la faisant passer rapidement d'une joue à
l'autre. Alors le miracle se produit. Quelque chose se
décroche dans sa tête, libérant les muscles bloqués, et
Verdier parle, crie, hurle pour exprimer va joie d'être
vivant et aussi pour remercier le vieux, tout heureux de
ce dénouement. Les autres arrivent. Le pilote serre ces
mains rudes qui l'ont sorti de la carlingue, transporté
jusqu'ici, installé précautionneusement sur le lit du
vieux pêcheur, puis ont vidé les coffres et tout apporté
en tas dans la pièce. Toute le reste de la journée, on
attend l'homme parti, à pied, à la recherche d'un bureau
de poste pour avertir Barcelone.
Le lendemain, deux jours après le crash, il arrive
enfin, flanqué de des inévitables guardias civiles qui
se font expliquer l'accident, voient les papiers...
L'aviateur que le pêcheur a eu au bout du fil était
stupéfait et a posé beaucoup de questions... il est
heureux que le pilote soit vivant, que le courrier soit
à l'abri... qu'il sera là demain et qu'il prévenait
Toulouse. Rassuré de ce côté, Verdier remercie les
gardes civiles qui seront de retour demain pour assister
à l'atterrissage et au départ du courrier. Les guardias
partis, on presse le pilote de manger, ça depuis deux
jours et deux nuits, il n'a absorbé qu'un peu d'alcool.
Alors arrive une énorme bassine pleine de crevettes
géantes, les gambas, baignant dans une sauce relevée qui
incite à faire appel souvent aux porrones de gros rouge,
placés au centre de la table. Chacun puise dans la
bassine et mange à sa faim. La conversation est animée,
que de questions sur le métier d'aviateur, ils semblent
heureux d'avoir été mêlés à un incident qui s'est bien
terminé. Verdier leur promet de survoler Alcoceber à
chaque occasion. Le vieux met fin au repas et aux
discussions. Verdier s'endort, à cinq cents mètres, son
avion se repose, lui aussi, le nez en terre et l'aile
fracassée. La chance, encore une fois...
Le lendemain, dès l'aube, tout le village est debout
dans l'attente de l'évènement. On laisse dormir Verdier
qui, la veille, a retiré de sa petite valise, le flacon
de comprimés dispensateurs de sommeil et de calme.
Lorsque l'avion du chef d'escale de Barcelone,
Pauillac, apparaît dans le ciel, le vieux pêcheur
réveille le jeune pilote. Verdier bondit. Pauillac
trouve un terrain d'atterrissage à plus d'un kilomètre
du village et se pose sans problème. Les deux pilotes se
serrent longuement la main. Une sorte de tension
permanente habite Verdier, il a envie de crier et
d'agir.
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malgré l'accident,
divagant 2 jours, repartir
à tout prix, amener son courrier à bon port... colère..
HAUT
Tous deux reviennent vers l'avion
accidenté.
- Bon, dit Bougerolles qui, comme d'habitude, accompagn
le chef d'escale. On démontera les ailes, on le tirera
avec des mules jusqu'à la station de chemin de fer la
plus proche et on le ramènera à Barcelone, il peut
encore servir.
- D'accord, dit Pauillac, mais occupons-nous d'abord du
courrier.
Et, s'adressant au pilote:
- Je vais t'emmener jusqu'à Alicante d'où tu pourras
rejoindre Malaga en passager. Après un tel coup dur tu
as besoin de dételer pendant quelque temps. M. Daurat
est d'accord. "
Un déclic dans l'esprit de Gilbert, la colère
monte.
- En passager, jamais. C'est mon courrier, je l'amènerai
jusqu'à Malaga. Je suis en pleine forme.
- Mais, bon sang, clame Pauillac, tu n'as pas vu ta
tête. Tu es surexcité plutôt qu'en pleine forme.
J'estime que tu n'es pas en état de voler à nouveau
correctement sans une cure de repos et l'avis des
médecins.
- Je sens, moi, que je peux reprendre l'air. Je n'ai
rien de cassé, ma tête fonctionne, et, à part quelques
courbatures, rien, absolument rien ne m'empêche de
continuer mon courrier interrompu par la tempête. Ce
courrier a failli me coûter la peau, je le continuerai
jusqu'à Malaga, conclut-il d'un air que Pauillac ne lui
avait jamais vu.
Les deux pilotes sont face à face, tendus. Certainement
pour éviter une dispute devant tout le monde, Pauillac,
conciliant:
- Ecoute, Gilbert, fais ton courrier puisque tu y tiens.
mais sache que je te laisse partir à contrecoeur car,
c'est visible, tu as reçu un choc terrible et à mon
avis, je le répète, tu n'es pas en état de voler.
- Je me sens très bien, au contraire, rétorque Verdier,
étonnamment agressif. Je vais t'enlever ça de là, tu vas
voir.
- Bon ,bon, dit Pauillac, mais j'ai la conviction que je
commets une faute.
- Le Patron m'a interdit de vol, oui ou non? reprend
Verdier durement.
- Non, M. Daurat n'a rien précisé mais il ne t'avait pas
vu.
- Bon, en conséquence, ce qui importe c'est que je me
sente capable de le faire.
- Cessons d'en discuter, dit Pauillac chagrin, tu pars
c'est entendu. Ce qui importe maintenant c'est le
transbordement du courrier.
Bientôt tout est prêt. tout le village s'y est mis. Le
contrôle a été effectué, rien ne manque. L'avion est
reculé jusqu'aux extrêmes limites du champ où Pauillac
l'a posé. Tout le monde veut serrer la main du miraculé
de la tempête. Le vieil homme à cheveux blancs, le
dernier, l'embrasse avec chaleur.
- Adiós amigos, y gracias por todo.
Pauillac est anxieux, mais ne dit rien.
Plein gaz, réduit, enlevez les cales. Aussitôt, le
rugissement éclate. Au ras de la limite du terrain,
Verdier arrache le Breguet et le remet dans son élément.
L'appareil monte droit jusqu'à deux cents mètres,
revient au-dessus de la foule rassemblée. Les bras
se lèvent,
- Adiós amigos". Le Breguet balance des ailes et fonce
sur Alicante.
poursuite du vol sur
Alicante, pilote un peu excité... comportement
bizarre... de la folie?
HAUT
Le courrier poursuit sa route, en apparence
normalement. Un changement s'est produit cependant. Au
lieu de réduire son moteur, de l'économiser comme il
faisait auparavant, Gilbert Verdier marche plein gaz.
C'est à peine si arrivé à cinq cents mètres, il pousse
légèrement la manette. Pris par une fureur soudaine, il
fonce sans souci du temps et de la configuration du vol.
Valence, il pleut. "Je m'en fous", décrète le pilote.
Après la tempête, c'est de la rigolade. La plaine défile
à cinquante mètres dans le crachin. Jativa. Le sol se
redresse et monte à l'assaut de la sierra d'Alcoy.
Normalement il devrait retourner à la côte et prendre
par la pointe de Denia. Il n'en a cure et fonce dans
l'enchevêtrement des hautes vallées de la sierra
d'Alcoy. "Je me faufilerai" Après ce que j'ai connu,
plus rien ne compte. Et l'aventure folle réussit.
Jijona. La partie est jouée. Alicante. Faible soleil,
pas de vent. Arrivé à moins d'un kilomètre du terrain,
il réduit brutalement son moteur, fait une prise de
terrain serré et se pose sans soigner son atterrissage.
Il roule en vitesse jusqu'au hangar et stoppe net en
coupant l'allumage. Silence.
Les mécanos sont tous là; le regardant comme un
revenant. Alors, il les interpelle durement:
- Eh bien, vous êtes bouchés ou quoi?
- Excuse-nous, dit Jayet d'un air contraint, mais ça
nous fait quelque chose de te revoir. On te croyait
perdu en mer dans cette foute tempête.
De la baraque du chef d'escale, c'est Hamm et non Clavel
qui jaillit.
- Tiens c'est toi qui est ici maintenant?" dit Verdier
sans salutations préalables.
Etonné, Hamm le regarde,
- Ce petit Verdier, si doux, si gentil, ça ne lui
ressemble pas; Sûrement, il est sonné.
- Oui, dit Hamm, je remplace Clavel durant quelques
jours, tu nous as foutus au désespoir. Gilbert, mais tu
es là, c'est magnifique. Gentiment, il l'empoigne par le
bras.
- Viens, tu as besoin de repos. On te gardera quelques
jours ici, la plage, la paella, le moscatel, tu seras
vire remis sur pied. Je vais te descendre à
l'hôtel.
Brusquement, Verdier se dégage:
- Me soigner? Mais qu'est-ce que vous avez tous? Je ne
suis pas malade. Vous voulez prendre mon courrier. C'est
ça. Mais je préviens, je ne me laisserai pas faire.
C'est mon courrier, j'irai jusqu'à Malaga et si je dois
me reposer, je suis assez grand pour le décider tout
seul.
Puis, d'un air mauvais:
- Le plein et tout de suite. Quatre jours de retard,
cela suffit. Désormais, plus une minute à perdre, je
fonce plein gaz.
A nouveau, le brave Hamm le regarde. Il est devenu fou,
pense-t-il. Puis, très vite et doucement:
- Mais Gilbert, tu connais la Ligne comme moi. Tu sais
bien que tu ne peux pas rallier Malaga ce soir. Tu ne
veux tout de même pas risquer le courrier dans un
atterrissage nocturne au Rompedizo. Qu'est-ce que tu vas
chercher? Personne ne veut prendre ton courier. Tu
repartiras demain matin au jour. Le courrier a du
retard, c'est vrai, mais maintenant un jour de moins ou
de plus, l'essentiel est qu'il arrive.
- Tu as peut-être raison. Excuse-moi, j'avais cru.
Puis sans transition:
- Qui est venu de Malaga?
- C'est Camoin. Il est descendu en ville, je vais t'y
conduire, tu le verras.
- Descendre à Alicante, jamais. J'en ai assez des
serenos. J'aime bien Camoin mais je reste ici, près de
mon courrier comme à Alcoceber. Le courrier et moi, on
était dans la même pièce, soudés , c'était bien.
- Mais tu sais bien qu'il n'y a rien ici pour
t'héberger.
- Je dormirai sur le lit de camp du gardien de nuit. Du
pain, une tranche de jambon, un litre de moscatel et
dormir, voilà ce qu'il me faut. J'ai la tête comme un
chaudron qui pèse cinquante kilos.
Hamm comprend qu'il est inutile d'insister. il donne des
instructions à la ronde et toute l'escale fait semblant
de ne s'étonner de rien. Le soit tombe. Verdier
s'installe sur le lit du gardien qui reposera dans un
coin, enroulé dans sa couverture. Il mange son pain et
le jambon avec avidité, boit le moscatel à pleins verres
et s'endort lourdement.
foncer toujours poursuite du vol sur Malaga...
HAUT
Cinq heures. Hamm est là, le visage souriant.
- Ça va?
- Pourquoi cela n'irait-t-il pas? dit aussitôt Verdier,
méfiant et sur la défensive.
- Eh bien quoi, Gilbert, je te demande ça en
copain.
- bon, merci. Et mon courrier?
- Ton courrier est prêt. Jayet est allé chercher Camoin.
Ils seront là dans quelques minutes.
- Je me lève. Je serai vite prêt.
- Mais tu t'es couché tout habillé, s'exclame
Hamm.
- Oui, j'ai pensé que je serais plus vite prêt. Mes
chaussures, ma veste et hop...
- Tu ne veux pas faire un brin de toilette?
- Non, pas avant d'être arrivé à Malaga. Le courrier a
assez perdu de temps.
Camoin arrive, doux, bienveillant, paternel.
- Ah, Gilbert, quelle joie de te revoir. A Malaga, tout
le monde broyait du noir. Tu nous manquais.
Puis, très doucement:
- Si tu veux je vais décoller le premier. Je monterai à
cinq cents mètres et je t'attendrai. On fera l'étape
ensemble.
Aussitôt dans la tête de Gilbert Verdier, la mécanique
se déclenche.
- Mais qu'est-ce que vous avez tous à vouloir me
chaperonner? Je suis majeur, non?
- C'est pour moi que je te le demande, répond Camoin,
tout sourire et conciliateur. Ce n'est pas si souvent
qu'on a l'occasion de voler ensemble, alors ça me
fait plaisir de faire l'étape côte à côte.
Dans la tête de Gilbert, la méfiance s'est éteinte. La
mécanique s'est arrêtée. Sur le terrain, les yeux
fiévreux, le teint blême, sous une barbe de quatre
jours, il accomplit machinalement les gestes rituels. Au
pied de l'avion, Jayet est là.
- Toi aussi, tu penses que je suis devenu dingue?
Alors, droit dans les yeux, le brave Jayet:
- Nous pensons tous que tu as une chance extraordinaire
d'être sorti vivant de cette tempête. En réalité nous
avons la trouille de te voir partir dans l'état où tu
es. Voilà la vérité...
- Merci de ta franchise. Mais je crois que vous vous
trompez. J'ai reçu un bon coup sur la tête, après
quelques jours, il n'y paraîtra plus. Fais-moi mettre en
route et à bientôt.
Pendant ce temps, Camoin a décollé et survole le terrain
attendant son camarade. Plein gaz, réduit, enlevez les
cales, la main qui se lève, le rite. Verdier arrache le
Breguet, coupe au plus court, s'attaque à la côte
abrupte d'Almeria à Motril, à deux cents mètres. Comme
un forcené il fonce sur Malaga. Le Rompedizo, enfin. Il
réduit brutalement, descend rapidement, se pose tant
bien que mal, rejoint le hangar, ça y est l'étape
Alicante-Malaga est expédiée. Vanier, calme:
- Et Camoin?
- Je l'ai oublié mais j'ai gagné trente minutes sur
l'étape.
- Vous avez besoin de repos...
- Mais je me sens très bien...
- Quand suis-je à nouveau de courrier?
- M. Daurat a dit de vous accorder huit jours de repos
complet. Pour vous distraire, vous essaierez les avions
révisés.
- Huit jours plus les quatre perdus par l'affaire
d'Alcoceber, cela fait pas mal de courrier en moins.
Cette tempête me coûte cher.
- Demandez une indemnité de compensation.
- Je ne vais pas faire le mendigot. Si le Patron me
l'accorde, je la prendrai. Je ne suis pas habitué à
quémander, pas plus qu'à supplier. Vanier coupe court:
- On va vous ramener chez vous. Dans la maison calme de
Chourriana, la femme de ménage exprime sa satisfaction
de voir Verdier:
- Apportez des provisions pour plusieurs jours.. Des
oeufs, du jambon, du fromage, des fruits, du vin, je
m'arrangerez tout seul... ne me parlez pas, j'ai besoin
de calme et de repos.
Au bout de cinq jours de solitude coupes de promenades
par la montagne, Gilbert Verdier, lavé, rasé, récuré,
costume bien repassé, souliers soigneusement cirés,
faitune apparition au terrain. Il va vers l'un, vers
l'autre. salue Vanier, s'excuse auprès de Camoin de son
lâchage à Alicante. Un nouveau Verdier, un regard dur a
remplacé le regard gai, rieur; le regard de celui qui
est allé jusqu'au bout d'un voyage d'où on revient
rarement.
un nouvel ami Louis Mingat et
ses pigeons qui doublent le radio..
HAUT
En ce début de l'été 1924, une nouvelle ligne
est née, Alicante-Oran par hydravion
bimoteur. Sensationnelle innovation, la radio à
bord fait son apparition. Le but: éviter au courrier
pour Oran et l'Algérie le détour par Casa et Fez.
Malheureusement, le matériel est encore moins bien
adapté au but poursuive que le Breguet XIV de
Toulouse-Casa. L'hydravion utilisé est beaucoup trop
lourd pour ses deux petits moteurs de 180ch, ce qui
oblige à voler constamment presque plein moteur sous
peine de ne pas tenir en l'air. De plus, l'appareil
radio ainsi sue le radio-navigant constituent un poids
supplémentaire dont le malheureux hydro se passerait,
d'autant que la radio est faible, sans portée réelle et
affligée de pannes sans nombre. Pour pallier ces
regrettables défaillances, on a eu, en haut lieu, une
idée aussi anachronique qu'efficace. On a doublé le
radio d'un joli panier contenant quatre pigeons
voyageurs. Le radio donc, se double d'un colombophile
et, en bout de ligne, à Alicante et à Oran, on a
installé un colombier. Paul Vachet a été nommé patron de
cette ligne à laquelle est affecté comme pilote un
charmant garçon, Louis Mingat qui devient rapidement
l'ami de Gilbert Verdier. Sa façon cocasse de raconter
les avatars de la ligne Alicante-Oran distrait Gilbert
qui oublie, un moment les pensées pessimistes et
agressives qui l'assaillent depuis son
accident.
Justement, ce jour-là, les mains enveloppées de
pansements, il raconte sa dernière aventure en mer.
Parti d'Oran à six heures avec le radio Ducault,
quelques maigres sacs de courrier et le panier de
pigeons voyageurs, un moteur explose à moitié parcours
en mettant le feu au côté droit de l'hydro. Mingat
amerrit et, aidé du radio, tente d'éteindre. Peine
perdue. Seuls résultats, quelques bonnes brûlures. aux
deux mains. Le feu gagne et il est clair qu'il va se
propager à l'autre à l'autre moteur, faisant exploser le
réservoir, détruisant l'hydravion qui sombrera en
quelques minutes. Les deux hommes se déshabillent en
vitesse, accrochent leurs ceintures de sauvetage, fixent
à celles-ci les sacs étanches du courrier, libèrent les
pigeons sans avoir eu le temps de confier un message,
car bien entendu, au moment le plus pathétique, la radio
a déclaré forfait. Une fois à l'eau, le pilote et le
radio assistent à la destruction de leur appareil qui
sombre rapidement, ne laissant à leur surface qu'un
flotteur d'aile, heureusement intact, auquel ils
s'accrochent avec l'énergie du désespoir. Après dix
heures de trempette, ils sont enfin récupérés. Une
semaine après cette traversée mouvementée, Mingat
reprend les commandes avec ses pansements aux mains et
raconte l'affaire. Tournée, retournée, on boit à sa
chance et à celle de son radio, absent ce
jour-là...
Hélas, un jour abominable. Amerrissant à Alicante après
un vol sans histoire, le pilote Louis Mingat, rasant les
toitures pour se poser dans le port, heurta un
paratonnerre, s'écrasant en pleine ville et mourut
carbonisé avec son radio, ses pigeons et son courrier.
Pauvre cher Mingat, si gai, si gentil. Sa chance aura
été courte. Quant au radio Ducault, son habituel
coéquipier, n'étant pas de service ce jour-là, il
échappa à la mort et fut muté au Maroc, où elle lui
avait donné rendez-vous. Pris au piège d'un immense banc
de brume, il mourut noyé avec son pilote Emile
Lécrivain, à la fin d'un voyage heureux de Dakar à
Casablanca. Mingat et Ducault disparus, Papade, le chien
mascotte qu'ils avaient "apprivoisé" sombra dans un
désespoir muet jusqu'à se laisser mourir de faim.
initiation forcée à la
panne
HAUT
Passé de l'aviation militaire à l'aviation
commerciale, le Pilote Guilmet effectue sur la Ligne
Toulouse-Casa le classique voyage de reconnaissance. A
Alicante, il devient le passager de Gilbert Verdier pour
le tronçon Alicante-Malaga. Partis à six heures ils
survolent la vallée de Murcie. De temps en temps,
Verdier lui passe des papiers hâtivement griffonnés
portant divers explications sur la route suivie.
Très beau temps, altitude mille mètres. Aux approches
d'Almeria, le pilote débute une montée pour franchir
avec plus de sécurité les cent kilomètres d'Almeria à
Motril. Hélas, le moteur n'en veut pas et décide de
s'arrêter, c'est la classique "salade de bielles".
Hélice calée, un leger vent siffle dans les tendeurs
reliant les ailes. Le pilote décide de rejoindre la
plage pourtant assez loin et se met en vol plané
maximum. Arrivera? Arrivera pas? On n'arrive pas. Une
dernière dune haute de cent mètres, interdit au Breguet
la plage convoitée. Contact avec la colline: l'avion est
freiné sèchement, le sable avale les roues, le train
d'atterrissage tout entier. Les ailes, à leur tour,
arrivent au contact, tout s'arrête. Le Breguet est cloué
là comme un papillon sur un carton. En bas, le village
de pêcheurs qui regardent l'oiseau argenté. Verdier
défait son harnachement et à Guilmet:
- Reste maintenant le plus dur, se sortir de là et
rejoindre ces braves gens sans enliser nous-mêmes.
Glissade sur le derrière. Le pilote entame la
conversation:
- Téléphone, - C'est loin" (air connu).
- Des mules, une carriole. Je paierai.
Au soir on arrive enfin à Almeria. Vanier au bout du
fil. Explications rapides.
- Je serai là demain matin de bonne heure, je me poserai
sur la plage.
Retour au village de pêcheurs. A quatre heures du matin,
le courrier, les paquets, les bagages sont réunis dans
la maisonnette du chef du village. On boit l'anis coupé
d'eau fraîche, on grignote quelques sardines grillées en
attendant l'avion dépanneur, trop de moustiques pour
dormir. Vanier arrive. Tout se passe très vite. Moteur
tournant, le chargement est effectué rapidement. Le chef
d'escale reste sur place pour récupérer l'avion. Le
courrier s'envole, à nouveau, sans problème. Avant midi,
il se pose sur le terrain du Rompedizo. Guilmet continue
sur Casa, "Drôle de distraction sur la Ligne." Il a pris
un bon coup de soleil.
auprès du Patron.. les hantises de M.
Daurat déjà les
médias
HAUT
Exceptionnellement, Gilbert Verdier convoie un
courrier du Maroc sur Toulouse. Beau temps, mais le
moteur est à bout de souffle, passages à vide,
pétarades, vibrations. Aussi est-ce d'exécrable humeur
que le pilote se pose à Montaudran. Il serre
quelques mains et, au chef de piste qui l'interroge sur
l'état de la mécanique, il répond d'un air aigre et à
haute voix. Puis:
- M. Daurat n'est pas là?
- Non. Il est à l'atelier de dégroupage des moteurs,
occupé à surveiller le travail de manoeuvre qu'il a
eu, depuis quelque temps, l'idée de faire exécuter
par les candidats pilotes.
- Ah! et, qu'est-ce qu'on leur fait faire?
- Ils dégroupent les moteurs rentrant en révision, les
mains dans la vieille huile de vidange. Il paraît que
c'est pour briser leur orgueil et les assouplir.
- C'est peut-être bon, mais je préfère avoir coupé à
cette corvée.
Il se dirige vers la salle des pilotes et commence à
rédiger son rapport. Brusquement M. Daurat surgit dans
son dos et sans vains préambules, l'admoneste vertement
sur le jugement qu'il a porté, tout à l'heure, à haute
voix, sur le matériel de la Compagnie.
- Si vos critiques, dit le Patron, arrivent aux oreilles
de la presse, vos imprudentes paroles vont être montées
en épingle et, par votre faute, d'injustes accusations
seront lancées contre nous.
Excédé, Verdier regimbe et riposte avec énergie,
oubliant le sacro-saint principe qui interdit de
répondre à M. Daurat. Stupéfait de cet acte
d'insubordination inqualifiable, le Patron, chapeau en
bataille, furieux, tourne le dos et part en maugréant.
- Et puis... merde, Verdier se remet à son
rapport.
D'autorité, il saute dans la voiture qui va amener le
courrier au centre de tri de la gare et se fait déposer
à cet hôtel, devenu celui de la Ligne, le Grand Balcon.
Verdier se reproche son impulsivité, d'avoir répondu
grossièrement à M. Daurat qui lui ouvert les portes de
la Ligne. Rozes, d'un poing vigoureux, frappe à la porte
et entre dans la chambre sans attendre de réponse:
- Tu es devenu fou ou quoi? Tu as répondu à M. Daurattt
sur un ton inadmissible. Tu sais bien que le Patron vit
dans la hantise de la presse, et, il n'a pas tout à fait
tort, elle ne nous pas ménagés depuis le début de la
Ligne. De toute façon, tort ou raison, M. Daurattt est
M. Daurattt. Ma parole, je vais finir par croire ce
qu'on raconte sur la Ligne à ton sujet. On raconte que
depuis ton coup dur d'Alcoceber, tu n'es plus le même,
que tu envoies promener tout le monde. Que tu ne
supportes plus la moindre observation et, pire de tout,
que ton pilotage est devenu brutal, que tu fonces comme
un démon, que tu malmènes les moteurs, que tu deviens
dangereux... le Patron devrait te mettre au repos
forcé... Allez, viens on va dîner ensemble.
Au cours du repas, Verdier s'explique:
- Oui, c'est vrai, je suis devenu irritable, mais je ne
suis pas fou. Je suis au contraire clairvoyant, plus
lucide. Où ça ne va pas, c'est dans mes rapports avec
les uns et les autres, y compris avec les chefs
d'escale. Tout à l'heure, avec M. Daurat, j'ai eu, tout
à coup, une furieuse envie de lui rentrer dedans.
- Bon Dieu. Il faut absolument te calmer.
- Et ce n'est pas tout, quand je décolle, je ne suis pas
plutôt en l'air que je voudrais être arrivé. Le lenteur
du Breguet me met en rage. Je suis toujours plein gaz au
risque de crever le moteur. Je me dispute avec tout, les
nuages, la pluie, le vent, les sierras. Je ris de
moi-même, je me calme et, je recommence.
- Tu as vu un médecin?
- Oui, sans rien dire à personne un spécialiste, à
Malaga. Il m'a conseillé de me mettre au vert, à la
campagne pour une durée de six mois à un an. C'est lui
qui est fou. Le Patron ne me reprendra jamais. Et puis,
pour cela, il faudrait que j'aille chez ma mère qui en
veut à l'aviation d'avoir pris son fils. Elle m'irritera
d'avantage. Il faut que je me soigne tout seul...
- Je tâcherai de voir M. Daurattt, demain. Je passerai
te prendre. Nous irons ensemble au terrain. Je te ferai
connaître quelques nouveaux qui ont l'air d'avoir de
l'étoffe. Ils arriveront, s'ils ne se tuent avant.
Le lendemain Verdier et Rozes sont au terrain, à
Montaudran, où M. Daurat est invisible, enfermé dans son
bureau. A l'atelier de dégroupage, Une demi-douzaine de
jeunes pilotes sont là, les mains dans la graisse ou la
potasse. Un grand garçon maigre mais bien découplé aux
yeux rieurs, Jean Mermoz, son camarade Guillaumet,
Delaunay, Bayle, Dubourdieu, brossent, nettoient avec
énergie... discutent et rient. Rozes est bien connu de
tous. Ses histoires, ses colères plus ou moins simulées,
son accent toulousain, l'estime que M. Daurat lui porte
en font un personnage à part, hors série, comme Delrieu
moins accessible. M. Daurat arrive. Tous se remettent au
travail. Rozes et Verdier le saluent, un mot aimable
pour Rozes, un grognement pour Verdier qui reste muet
malgré la colère qui monte en lui.
Un jour, deux jours passent, Verdier n'est pas inscrit
au tableau de départ. Le troisième jour il est appelé au
bureau dictatorial.
- Monsieur Verdier, sous assurerez le courrier demain
jusqu'à Malaga. Vous devez cette décision à M. Rozes.
Moi, je n'apprécie pas votre orgueil, votre
susceptibilité et votre façon inadmissible de
répondre. Je vous engage à redevenir celui que vous
étiez à vos débuts ici.
- M. Daurat, n'ai-je pas accompli fidèlement mon
service. Ne me suis-je pas sorti correctement de
situations critiques...
- Il semble que cela vous monte à la tête, vous jouez
les mauvais esprits...
- Moi, un mauvais esprit...
- Il suffit, Monsieur Verdier. j'ai autre chose à faire
que de discuter avec mes pilotes... Je n'écouterai pas
deux fois M. Rozes. Je vous renvoie à Malaga. C'est
tout.
Tapie au fond de l'âme, la colère de Verdier reste à
l'affût. Merci quand même, ami Rozes.
un couac qui coûtera
cher, les robes de Mme maréchale Lyautey
HAUT
Alicante. Six heures. le courrier va continuer
sur Malaga et le Maroc. Quatre volumineux cartons.
Origine: Paris. Expéditeurs: deux grands noms de la
haute couture. Destinataire: Mme la maréchale Lyautey,
Rabat. Les cartons contiennent des robes du soir pour la
maréchale et les femmes de certains hauts fonctionnaires
ou négociants français.
Le Breguet décolle. Temps gris, pas de vent, visibilité
réduite. Jusqu'à Motril, étape normale. Puis une immense
nappe de brume. Tous les sommets au-dessus de mille
mètres apparaissent. Jusqu'où descend cette brume?
Verdier arrive à l'estime au-dessus de Malaga. Il
tourne, identifie les hauteurs du Rompedizo. Il descend
vers en direction de la mer. Deux cents mètres, cent,
cinquante, trente, zéro à l'altimètre. Une crête
blanche. L'eau est là. Cap plein ouest, lunettes
relevées, le pilote attend la côte. Une bande marron
clair, Verdier s'y accroche. Un gros bourg, un petit
port coupant la bande de sable: Torremolinis. Virage dur
la mer, retour au fil de sable conducteur. Les avancées
du port de Malaoa. Un virage sur la mer, retour à la
bande de sable. A nouveau, Torremolinos, l'aérodrome est
là entre ces deux points. Il cherche le point de repère
qui l'amènera au centre du terrain, une villa aux tons
rose criard, aux volets vert tendre. Virage, re-virage,
la villa rose bonbon est bien là. Verticale, rasant de
la toiture, réduction moteur, la vitesse diminue, cap
sur le terrain invisible, la petite route côtière, une
masse sombre devant, l'aérodrome. Bien visé. Allumage
coupé, manche au ventre... l'avion est brusquement
freiné. Les fils de la ligne téléphonique qui borde le
terrain se sont entortillées autour du moyeu de
l'hélice. Déjà en perte de vitesse, l'avion s'enfonce,
touche sol durement, le train d'atterrissage s'efface
jusqu'aux coffrets contenant les robes de soirée qui se
sont étalées. Verdier a vaincu la brume, a cassé l'avion
et a éclaté de rire sans retenue! "On
l'avait prévu, allaient dire les bons apôtres.
Verdier n'est plus normal, le Patron aurait dû le
stopper... " Quatre jours après, Verdier est prié dans
les formes, de rejoindre Toulouse en passager. La note
de Daurat ne fait allusion à rien mais on s'est aperçu
qu'il est en retard sur la date de sa visite médicale
semestrielle que chaque pilote du transport public doit
passer au Bourget.
M. Daurat élimine le pilote
Verdier par le
biais de la visite médicale
HAUT
Contrairement à son habitude, M. Daurat n'est
pas à l'arrivée du courrier. Les quelques pilotes se
défilent. Seul Rozes est là.
- Je te conduis à la gare. On mangera au buffet en
attendant le départ du train pour Paris." Le repas
commence.
- Mais enfin qu'est-ce qui t'a pris de rire après avoir
fauché le train d'atterrissage? Il n'y avait rien de
drôle. Avec cette brume au sol, tu avais toutes les
chances de te noyer ou de flamber. Ta chance insolente
t'a sauvé une fois de plus la vie et tu te fous à
rigoler comme un c..
- Pas comme un c.., dit Verdier, sombre. J'ai ri, je ne
sais pas pourquoi ou plutôt si. Ça m'a paru subitement
stupide d'avoir risqué ma peau pour trimbaler des
fanfreluches... j'ai craqué... Tu crois que le Patron
m'en veut vraiment? tu crois que les médecins du Bourget
m'attendent pour me retirer ma licence.
- Je le crois, dit Henri Rozes. Il a contacté le docteur
Garseaux qui a certainement compris et te rendra
service.
- Un drôle de service: mettre sur le sable un pilote qui
n'a aucune blessure, et auquel on n'a rien à reprocher
sur le plan travail, rétorque Verdier agressif.
Techniquement je suis irréprochable. Personne, et pas
davantage le patron ne peut rien me reprocher.
- C'est là que tu te trompes. Le reproche qu'on a à te
faire, c'est que tu as besoin d'un repos assez long,
trois, six mois ou peut-être un an et sans salaire. Un
jour viendra où tout cela se règlera selon d'autres
méthodes. Pour le moment, nous sommes considérés comme
des aventuriers qui courent tous les risques pour
satisfaire leur passion de l'aviation, et ce sans être
couverts de rien. Quelle est la compagnie d'assurances
qui voudrait nous garantir personnellement ou garantir
sérieusement la compagnie? Aucune, ou alors elle
exigerait des primes énormes, impossible à payer.
- Dans deux jours, je serai de retour et demanderai une
entrevue au Patron.
- Je t'accompagnerai au terrain, dit Rozes. Delrieu sera
peut-être rentré, on discutera de tout ça avec lui.
Quant à influencer le Patron, je doute qu'il puisse
faire plus que moi.
fin
Rozes écrit à Verdier, l'affrontement avec le Patron
Didier Daurat
HAUT
A son retour de Paris, quatre heures trente à
la gare de Toulouse, Verdier se rend à l'hôtel Terminus.
Il demande une chambre, décline son identité. Le portier
de nuit lui remet alors une lettre signée Rozes.
"Cher Gilbert,
Au moment où tu liras ce mot, je serai à Alicante ou
Malaga, en convoyage d'un avion pour Casa.
Le Patron a exigé que ce soit moi qui effectue ce
travail alors que d'autres pouvaient parfaitement le
faire. Je pense qu'il a agit ainsi pour éviter ma
présence à tes côtés lorsque tu vas le voir.
Il m'a paru maussade et un peu gêné d'avoir à te
liquider alors qu'il sait mieux que quiconque, qu'en
dehors de tes éclats de rire malencontreux après
l'accident de Malaga, et de ta réponse impertinente à
Montaudran, rien ne peut t'être reproché.
Mon avis est qu'on prend à ton égard une mesure
préventive dans la crainte de ce qui pourrait
t'arriver de grave, un jour ou l'autre.
Devant cela, je te conseille le calme. Te fâcher
n'arrangerait rien et rendrait, au contraire, ton
retour à la Ligne impossible.
Après mûre réflexion, je crois que le mieux est de
prendre ce désagrément avec sang-froid et d'aller te
reposer chez toi puisque, de toute façon, tu n'as pris
aucun congé depuis ton entrée à la Compagnie. Pendant
ce temps, nous, tes amis qui te connaissons bien, nous
tâcherons d'arranger les choses dès que ton état
permettra qu'on te rende ta licence.
Oui, tout doit s'arranger. Il faut que ça s'arrange
parce qu'au fond le Patron, malgré son air dur,
t'apprécie et t'aime bien.
Ne broie pas trop de noir et attends mon retour.
Avec ma fidèle
amitié.
Henri Rozes.
C'est l'arrêt brutal, comment s'expliquer avec M.
Daurat? Rentrer dans le rang, faire comme les autres. Un
bon mois de repos par an, plus quelques jours
d'indisponibilité par ci, par là. Rien de tel pour
durer. Ce qu'il a fait jusqu'à présent est stupide. Même
un colosse comme Rozes ne serait pas resté une vingtaine
de mois sur la Ligne, à piloter presque en permanence et
sans prendre une semaine de repos de temps à autre.
Verdier, animé de pensées contradictoires, va voir M.
Daurat,
La "porte directoriale du château" s'ouvre, M. Daurat
invitant le jeune homme à rentrer et va le licencier. Il
va licencier le petit Verdier, ce petit Verdier qui, sur
son ordre, s'est lancé tant de fois à l'assaut du
mauvais temps, a triomphé des remous, de la brume, du
feu et des pannes nombreuses d'un matériel fourbu. Et
aussitôt:
- Alors, cette visite?
- Cette visite, riposte Verdier, rendu brutalement à sa
hargne, vous en connaissiez le résultat avant que je ne
la passe car, d'entrée, le docteur Garseaux m'a posé des
questions qui prouvaient sa connaissance de l'affaire
d'Alcoceber. Après on m'a tourné et retourné avant de me
dire que mes réflexes étaient perturbés, que j'avais
besoin de repos, que je devais me représenter dans six
mois et que, pour le moment, ma licence ne pouvait être
prorogée.
Et dans un flot de paroles, Verdier rappelle qu'en deux
ans, pas un des courriers qui lui ont été confiés n'a
été perdu. Le courrier devait passer, j'ai obéi
aveuglément à vos consignes...
- M. Verdier, vous êtes fatigué, très fatigué, surmené.
Je n'avais pas d'autre possibilité que la visite
médicale pour vous stopper car, apparemment vous êtes
intact. Comme je n'ai pas les moyens de vous payer six
mois ou un an de repos, comme vous n'êtes pas mécanicien
et que vous n'accepterez jamais un emploi subalterne
dans un bureau, il ne me reste plus qu'à vous renvoyer
chez vous. Je fais mon devoir vis-à-vis de la
Compagnie... J'ai reconnu publiquement vos qualités
manoeuvrières, votre sang froid, votre détermination. Je
suis prêt à le reconnaître par écrit mais ne m'en
demandez pas plus.
- Alors, ajoutez au certificat que vous vous engagez à
me reprendre dès que ma licence me sera rendue.
- Ca je ne peux pas le faire. Je n'ai pas le droit
d'engager la Compagnie à reprendre un pilote renvoyé,
même pour un motif honorable... Maintenant si vous
voulez faire un procès à la Compagnie, cela vous
regarde.
- Déchoir du rêve dans la procédure! Non, M.
Daurat.
- Le jour où votre licence vous sera rendue, revenez me
voir. Je verrai.
- J'aime la Ligne, je voudrais y rester, dit Verdier
têtu.
- Rester pour quoi faire. Vous êtes un bon pilote mais
je pense que cette Ligne est trop dure pour vous.
J'aurai dû m'en apercevoir avant. Lorsqu'on a démonté
votre moteur d'Alcoceber, on n'a rien trouvé qui motive
la baisse de régime que vous avez invoquée. J'en ai
conclu que vous aviez, à bout de forces, cherché à vous
poser n'importe où. Malheureusement vous avez choisi une
plage effroyable.
Comme piqué par un serpent, Gilbert Verdier a un brusque
recul. Il jette sur M. Daurat un regard chargé d'une
dangereuse lueur.
- Vous osez dire ça? Toutes les plages de Sitges à
Valence étaient balayées par d'énormes vagues
déferlantes. Sans la faille de terre prolongeant cette
plage et dans laquelle je me suis encastré, j'étais
perdu, ce dont vous vous foutez, sans doute, mais le
courrier aussi, ce qui vous importe davantage. Or, il a
été sauvé et l'avion aussi. Quant à prétendre qu'après
trois jours de pluie, d'embruns et de vent furieux le
moteur, fiché en terre comme une flèche, pouvait
indiquer quoi que ce soit sur son état de marche, ce
n'est qu'un mauvais prétexte auquel personne de sensé
peut croire. Pour moi, venant de vous, M. Daurat, c'est
le pire.
Gilbert Verdier, furieux, a envie de se jeter sur M.
Daurat. Frapper M. Daurat.. Oh! non. Le jeune pilote
recule... se jette sur la porte, l'ouvre avec fracas et
s'enfuit. Il file vers la station de tram. Il revient,
il embrasse les hangars, le terrain, d'un dernier regard
embué de larmes de rage, il hurle:
- Je reviendrai, monsieur Daurat, je jure que je
reviendrai.
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