Pierre Bourlier         

        Pierre Bourlier  

 - LA PASSION DE L'AVENTURE, ou Gaston Vedel   
 - BUCHENWALD MATRICULE 76888   
 - LE TEMPS DE L'OUBLI  LE TEMPS DE LA MÉMOIRE    

Pierre Bourlier évoque pour vous"Le Temps de l'Oubli... Le Temps de la Mémoire"         
Conférence Avril 1995.  fichier MP3 de 24 MO, 1 heure 30 à 56000


Pendant 50 ans je n'ai voulu lire aucun témoignage, voir aucun film. Encore aujourd'hui je ne suis pas sûr de dominer mon émotion et si celle-ci surgit je vous serai reconnaissant de bien vouloir m'excuser. 

BUCHENWALD MATRICULE 76888 
alias Pierre Bourlier 

MA RÉSISTANCE    L'ARRESTATION   LA PRISON DE FRESNES   LE VOYAGE   LE CAMP DE BUCHENWALD   UN KOMMANDO: LEIPZIG   WANSLEBEN   LA LONGUE MARCHE   ENFIN , LIBRES   

MA RÉSISTANCE                              

Je cherchais désespérément le moyen de rentrer en rapport avec ceux qui n'acceptaient pas le joug de l'occupant. Mais il fallait de la patience et de la persévérance.
Faux papiers, cachettes, et travail non déclaré pour assurer la subsistance.. L'ancien président du club d'éducation physique dans lequel j'avais  trouvé beaucoup de satisfaction travaillait aux Chemins de fer. Il m'a mis en rapport avec un autre cheminot qui m'a introduit auprès du responsable clandestin du parti socialiste du secteur banlieue nord. Celui-ci m'a écouté, a réfléchi, mais n'a rien rien . Je devais attendre qu'il me fasse signe .
Ce signe est venu. Quelque temps plus tard je rencontrais Bertille qui m'a dit avoir déjà un agent de liaison mais que le responsable militaire du secteur ouest en cherchait un. J'acceptais la proposition et j'ai pris contact avec Pic commandant ayant en charge dans la Résistance secteur militaire du département de Seine-et-Oise.
"Pic" était un homme posé, approchant la soixantaine. Par la suite je devais apprendre qu'il était directeur d'une école avec cours complémentaires à Sceaux et réserviste dans l'Aviation .
- Avez-vous un domicile sûr?
- Oui et hors de la zone d'action qui m'est affectée, mais je peux le quitter si c'est nécessaire
- Non, je voulais savoir si vous aviez un abri sûr.
- Avez-vous un nom de guerre? 
- Non.
- Alors, vous serez "Guillaume".
J'étais un peu déçu de cet entretien. Ce nom me paraissait très conventionnel et pas du tout à l'image du rôle que je croyais avoir à jouer.
Pic me fixe rendez-vous deux jours plus tard dans la salle des pas perdus de la gare Saint Lazare, côté cour de Rome. A l'heure, plutôt avant qu'après, personne. Inquiétude car je n'avais aucun moyen de reprendre contact si ce rendez-vous n'avait pas lieu. Regards à droite ... regards à gauche ...Puis, une tape sur l'épaule par derrière .... Ce n'était pas vrai, je ne pouvais pas déjà être repéré. Le coeur battant à cent à l'heure, je me retourne. Un monsieur rit de bon coeur et me dit:
- Vous ne me reconnaissez pas, bien joué.
C'était le Commandant Pic, lunettes, chapeau, gabardine bleue. Il avait fait un test, pour lui d'abord, mais aussi pour moi. Il me faudra à l'avenir être plus physionomiste.
Il me présenta à son adjoint "Rémond", un militaire. Des missions me furent confiées. J'arpentais Paris et une partie de ses environs, sans que mon emploi du temps soit surchargé.
Pour la fin d'année "Bertille" me demande si je ne veux pas exceptionnellement aider le secteur politique. Il s'agissait de transporter des journaux clandestins d'un hôtel du IIIème arrondissement de Paris à une "planque" près de la gare du Nord. Pas question de prendre le métro. Un itinéraire est étudié. Nous sommes trois. Avec nos chargements nous marchons en décroché . Sur le pont de chemin de fer près de la gare de l'Est, mon paquet tombe, le titre des journaux apparaît, c'est "Défense de la France". Panique. Regards de tous les côtés, pas d'uniforme. Je ramasse mes journaux tant bien que mal. Le reste du chemin m'a semblé interminable. Tout est arrivé à destination, mission accomplie.
Le semaine suivante nous apprenions que "Clémentin", le responsable qui nous avait remis les journaux avait été arrêté à l'Hôtel.
Début 1944, les Forces Françaises de l'Intérieur regroupèrent tous les mouvements de résistance à l'exception des communistes. Des secteurs furent délimités. "Libération-Nord" reçut celui de l'ouest nord-ouest de la Seine et Oise qui comprenait Versailles. Ce fut donc la zone d'action de Pic et par conséquence la mienne.
Avec l'état-major de la région parisienne qui comprenait dix départements, nous avions trois contacts par semaine. Ceux-ci étaient assurés par Rémond et par moi-même, le Commandant restant en retrait ce qui lui permit d'éviter l'arrestation.
Les missions devinrent plus nombreuses. A Enghien les bains, j'ai rencontré un commandant de gendarmerie, à Poissy un ingénieur, à Versailles un directeur d'école. 
Un jour je reçus un demi ticket de métro pour rendre visite à un curé de campagne. Je sonnais au presbytère et présentais ma partie de ticket. Le curé mit sa moitié face à la mienne, cela concordait, je pouvais entrer. La discussion s'est engagée, cordiale, un excellent vin ( de messe?) et une question est posée:
- Est-ce que le Général de Gaulle est prêt à reconnaître la religion catholique comme religion d'état?
Je reste éberlué. Notre seul objectif est de rendre à la France et aux Français la liberté en chassant l'occupant du territoire. Je n'avais aucun pouvoir pour répondre à la place du Chef de la France libre. Une prise de position affirmative m'aurait préalablement fait renoncer à mon action. Mon attitude montrait bien que je n'étais pas d'accord, pourtant ma mission était de rattacher ce petit groupe, dont le curé était l'instigateur, à la résistance organisée. Ma réponse n'a pas satisfait mon interlocuteur. Je suis reparti comme j'étais venu mais sans ma moitié de ticket de métro.
Un soir en rentrant, j'apprends que "Roland" un jeune aulnaysien, employé à la Préfecture de Paris qui nous aidait pour les pièces d'identité et nous donnait des informations précieuses est arrêté. Je dois immédiatement prendre le large. Je quitte mon domicile et m'installe dans le XVème  arrondissement dans un petit appartement. Je change mon allure, un chapeau, une gabardine feront l'affaire. Renouvelant l'expérience faite par Pic à la gare Saint Lazare, j'ai pu tester que j'étais méconnaissable. Les cachets pour faire les pièces d'identité me sont parvenus et nous avons continué notre action.
Une autre mission délicate à laquelle nous n'aurions pas du participer nous est demandée par le secteur "Action". Dans un café de la rue de l'Échelle à Paris, Pic m'a remis un pain de plastic et un crayon détonateur à transporter à Versailles et destinés au professeur responsable du secteur. Je devais prendre le train à la Gare Saint Lazare, endroit particulièrement surveillé. Je n'étais pas fier du tout et peut-être que je n'arrivais pas à dissimuler mon appréhension. Tout est arrivé à destination et le lendemain nous apprenions qu'un plasticage avait eu lieu au poste de dispatching des chemins de fer à Porchefontaine .
Nous sentions l'échéance proche, la tension augmentait. Des rencontres eurent lieu avec des envoyés de Londres, d'Alger, avec des agents de l'Intelligence Service et nous gardions le contact avec le secteur politique de "Libé-Nord".
J'ai vu "Bonnet" qui tenait un magasin d'équipement de laboratoires rue Thénard près de l'École des Travaux Publics . J'ai vu "Lérin" dont le bureau était au-dessus de son magasin à l'angle des avenues de l'Opéra et des Pyramides . J'ai rencontré le colonel "Le Tinguy", un ancien de la Coloniale qui n'avait à l'esprit que l'objectif militaire et qui était mal perçu par "Gildas" le chef d'État-major .
Les arrestations se multipliaient : Bonnet, Lérin, Le Tinguy. Pic est devenu "Roc". Nous redoublions de précautions d'autant que subsistaient des inquiétudes sur l'arrestation de Le Tinguy. Rencontrant "Gildas" il a eu cette réponse que je ne saurais qualifier: "Paix sur ses cendres".
Près de la station de métro Quai de Javel, j'avais rendez-vous avec "Gildas", le chef d'état-major en personne. A la demande du Général de Gaulle, qui avait ses raisons, un civil était à la tête de l'État-major de la région parisienne et il lui était adjoint un militaire de carrière . C'est cette dualité de commandement qu'utilisa la Gestapo pour démanteler le réseau. 
Je vais à ce rendez-vous. Gildas me remet une somme d'argent destinée au Commandant Roc. Des informations qu'il me communiqua, il découlait que les Allemands avaient investi plusieurs terrains de parachutages d'armes et autres destinés à la région et qu'il avait fallu recourir à un palliatif, recueillir de l'argent en France.
Je n'étais pas au bout de mes surprises. Gildas savaient bien que les responsables de notre secteur étaient socialistes. Alors avec beaucoup de longues phrases, il me dit que nous allions avoir de plus en plus de difficultés dans les liaisons avec Alger, que les terrains de parachutages étaient souvent "grillés" et qu'il avait eu une proposition: le Comité des Forges était prêt à financer la Résistance non communiste, à lui fournir des armes à condition ... d'accepter à la Libération de constituer une milice anticommuniste.
Ma stupéfaction, face au curé, innocent missionnaire de sa foi n'avait rien été à côté de celle-ci. J'avais près de 22 ans et devant moi le représentant officiel pour Paris et ses environs du futur chef de la France libérée. Je n'étais qu'un petit agent de liaison et je n'aurais pas du recevoir cette information. Mais j'avais entendu et j'ai répondu que c'était horrible. Les communistes participaient à la lutte contre l'occupant d'une autre manière que nous, soit, mais nous étions quand même du même côté de la barrière.
Je transmettrai, c'était mon rôle, mais ne laissais à mon interlocuteur aucune illusion sur le sens de la réponse. 

Fin mai 1944 , Roc me dit:
- C'est pour bientôt, je pars dans l'Yonne embrasser ma femme. Je serai de retour le dimanche 4 juin, rendez-vous à la brasserie l'Européen en face de la gare de Lyon à 11 heures et il me donne son adresse pour pouvoir le contacter s'il y a urgence.
D'autre part il m'avait fait visiter sa cachette à Versailles pour pouvoir le retrouver si un de nos rendez-vous échouait.
A peine parti, la jeune femme qui assurait les liaisons avec l'État-major me remet un pli très urgent et très important pour Roc. Dans l'enveloppe une convocation pour une réunion le 3 juin. Télégramme à Roc et information à Rémond. Au rendez-vous suivant je dis à l'agent de liaison que probablement Roc ne pourra être là. Elle insiste et demande qu'il soit représenté par son adjoint si besoin.
La fièvre augmente. Nous avons le texte du message codé qui doit annoncer le débarquement "L'acide rougit le tournesol".
Étant continuellement en déplacement, je charge "Tony" d'écouter la BBC. Le soir même le message est diffusé et il n'y a pas de contre-message. Donc c'est bon. Je préviens Tony que je dois aller à une réunion très importante et que je risque de rentrer tard mais il faut que nous restions en contact. 
Ma mission, dès l'annonce du débarquement était de guider deux radios parachutés vers un étang en forêt de Rambouillet où avait été immergé un container contenant du matériel.    

L'ARRESTATION                                  TOP

J'ai rendez-vous avec Rémond, l'adjoint de Roc, au métro Pasteur C'est lui qui remplacera Roc à la réunion de l'État-major. Les sirènes retentissent. Alerte, le métro ne fonctionne plus. La réunion est à 17 heures. Toujours pas de Rémond, vraisemblablement bloqué dans le métro. Alors je décide d'aller moi-même prendre les instructions.
Je me rends à l'endroit prévu, rue Lecourbe. Je sonne. "Thierry" un agent de liaison de l'État-major que j'avais déjà rencontré, ouvre. J'excuse Roc et son adjoint. Je prends place autour de la table. Dix personnes sont déjà là: Gildas le chef d'État-major, Péchery son adjoint militaire, les chefs de secteurs ou leurs représentants plus un jeune médecin .. Il s'agit de prendre les dernières dispositions pour le débarquement.
Nouveau coup de sonnette. Thierry va ouvrir. Agitation et nous nous retrouvons tous face aux murs, mains en l'air. Un seul s'est précipité vers une mitraillette mais il est vite maîtrisé. Les menottes claquent.
- Vous avez joué, vous avez perdu. 
Nous sommes conduits deux par deux vers des voitures qui démarrent aussitôt, direction rue des Saussaies.
Pourquoi avoir organisé cette réunion? Telle était notre interrogation. Bien vite nous apprenons que les convocations étaient l'oeuvre de la Gestapo. Profitant de la rivalité entre Gildas et Péchery, suivant que les destinataires avaient la possibilité de les rencontrer les convocations étaient signées par l'un ou par l'autre. Un ancien officier français appartenant à la Gestapo s'était infiltré dans notre groupe et l'avait noyauté en mettant en place des agents de liaison pour les contacts avec les secteurs.
Nous avions effectivement perdu la partie, pour nous c'était fini.
Les interrogatoires se succédaient. Vers minuit ce fut mon tour. J'avais eu le temps de préparer mon histoire. Lorsque j'ai eu fini, je me suis fait injurier et un gestapiste est sorti puis revenu avec un dossier. Dedans étaient tous les rapports que j'avais fournis et dont la destination avait été détournée. Plus rien à faire. Mais je n'étais pas Roc. Et comme ils m'ont dit me suivre depuis pas mal de temps, ils n'avaient plus besoin de mon témoignage.
Ma carte d'identité était une vraie-fausse, c'est à dire que le numéro était vrai et le nom aussi, seule la photo était différente. C'est pourquoi je figure sur les fichiers de Fresnes et de déportation sous la fausse identité de Wehrlé Gaston
D'autre part sur mon carnet figurait le rendez-vous du lendemain avec Roc sous l'abréviation "Europe".  J'ai dit que c'était à la station de métro Europe qui était fermée. J'ai su qu'ils y avaient été. Roc qui avait reçu le télégramme s'est méfié et de toutes façons le rendez-vous était à la brasserie l'Européen.
Ceux qui les intéressaient avaient déjà été soumis à la torture et par leurs agents de liaison, ils savaient comment prendre les autres.
Arrêtés à onze, nous nous retrouvions plus de 60 le lendemain au petit jour dans les camions cellulaires en partance pour la prison de Fresnes. Au fur et à mesure des interrogatoires toute la nuit les véhicules étaient allés chercher d'autres résistants et les femmes des premiers arrêtés.

Après mon retour de déportation , j'ai été cité comme témoin au procès des Français de la Gestapo.
Je n'étais jamais rentré au Palais de Justice de Paris, je fus impressionné.
Dans le box des accusés, beaucoup de monde dont la jeune femme qui avait assuré pendant plusieurs mois les liaisons entre notre secteur et l'État-major .
J'avais 23 ans, timide, j'ai été bousculé par des avocats commis d'office. Celui qui avait en charge mon agent de liaison s'appelait Blum ou quelque chose d'approchant et j'étais outré qu'il se comporte ainsi, essayant de me mettre dans l'embarras.
J'ai quand même apporté mon témoignage avec des précisions qui ont surpris le tribunal. Pourquoi? Parce que l'affaire portait sur plusieurs mois avant le débarquement et notre arrestation le 3 juin 1944 . Le tribunal n'avait pas le calendrier de l'époque et ne pouvait vérifier mes assertions très précises. La défense en a profité pour mettre en doute mon témoignage. Le tribunal a décidé de faire comparaître Pic devenu Roc puis après mon arrestation "Forestier".
Quelques jours plus tard, "Pic-Roc-Forestier " venant de sa campagne où il avait pris sa retraite a raconté ses aventures après mon arrestation qui étaient particulièrement "croustillantes", ce qui lui valut la sympathie du tribunal. Il confirma mon rôle.
Je suis revenu à la barre. Le président a dit que mon témoignage avait été vérifié tant au point de vue des dates et des lieux cités et que mon Commandant avait apporté la lumière nécessaire.
J'ai quitté le tribunal avec soulagement. L'ambiance m'avait fortement déplu.

Voilà , je n'ai pas tout raconté. Il y eut des moments exaltants, d'autres de découragement, des moments où nous avions peur d'être coupés de l'Organisation, de ne pouvoir remplir notre mission et presque arrivés au but ....le trou.
Peut-être aurais-je dû vous dire que lorsque nous pressentions la fin, une démarche avait été entreprise pour que les agents de liaison soient  "planqués" dans des administrations. La manoeuvre était astucieuse pour démanteler les réseaux en les privant de leurs forces les plus jeunes. Certains ont accepté. J'ai refusé et j'ai continué sachant pertinemment ce qui m'attendait. Aussi j'ai commencé à m'entraîner à rester le plus longtemps possible la tête immergée. Nous savions que le supplice de la baignoire était pratique courante.

C'est une histoire toute simple , sans signe particulier. Auteur-sujet : Monsieur Tout le monde, un peu entêté, un peu curieux.
Quel a été l'impact de notre action? Je crois avoir participé à entretenir le moral des Français qui attendaient des jours meilleurs, assis dans un fauteuil, près d'un feu de bois.
Fallait-il pour cela prendre tous ces risques?
Pic, ne me voyant pas à la brasserie l'Européen a tout de suite compris et pris le large. Il a refait surface au moment des combats et a rempli sa mission. Rémond a été arrêté le lundi suivant au rendez-vous fixe que nous avions avec l'agent de liaison de l'État-major .
Tout l'État-major arrêté, l'organisation a perdu ses contacts. C'était le vide, vite comblé par le groupement communiste que le Général de Gaulle avait tenu à l'écart et qui a ainsi profité de la situation pour se propulser au premier rang.
Le professeur de Versailles avait été tué lors de l'évacuation de son camp , 48 heures avant l'arrivée des Américains. Thierry, Bertille, Bonnet, Lérin, Le Tinguy et combien d'autres morts en déportation, Rémond sur un lit d'hôpital, très diminué .
Gildas , déporté au camp de Buchenwald avec nous, avait été libéré, sans gloire . (Il trouvera la mort dans un accident d'automobile plusieurs années plus tard sans que je ne l'ai revu).
Et moi, je suis là, plus fataliste que jamais, sur la ligne de départ pour une nouvelle vie .

La Résistance cela avait été quoi?
Ceux qui avaient participé avaient-ils envie de témoigner?
De nombreux compagnons étaient tombés sous les balles, d'autres ne devaient jamais revenir des camps, des prisons, d'autres avaient, sur la pointe des pieds, abandonné la lutte, d'autres n'ont pas été à la hauteur des tâches qui leur avaient été confiées.
Et puis, il faut bien le dire, tous ceux qui restaient, avec leurs qualités, leurs insuffisances reconnues ou non , cela faisait peu de monde .
Par contre, tous les attentistes qui n'ont montré le bout du nez qu'après le repli allemand, tous ceux qui sont allés acclamer les troupes alliés, tous ceux qui écoutaient, bien à l'abri, les émissions de la France Libre, ont pu croire avoir "fait" de la Résistance. Nous laisserons de côté les opportunistes. Ceux-là savent toujours au bon moment prendre la direction du vent.
Alors tous ces gens en possession d'une carte d'un mouvement de résistance, qui n'avaient pris aucun risque, devant les témoins que nous étions, que pouvaient-ils faire d'autre que s'esquiver ?
Et c'est ainsi que presque tous les mouvements de résistance disparurent très vite.
Nous avions été inconscients de nous engager pour la défense de la liberté, maladroits de nous faire arrêter, mais nous dépassions toutes les bornes, en étant revenus, décidés malgré tout à tenir notre serment: TÉMOIGNER .
Nous aurions sans doute dû nous faire oublier. La "Société" n'aime pas ceux qui, même si ce n'est qu'un court instant, ne respectent pas ses lois. Ils peuvent toujours avoir envie de recommencer. Nous étions aussi très durs vis à vis de certains de nos chefs qui ne semblaient pas avoir respecté les règles de notre engagement.
Peu de temps après mon retour du camp, j'ai eu connaissance d'un long rapport mettant en cause la femme de Gildas qui était présentement représentante de la France à l'O.N.U.. Gildas, chef de la Résistance pour Paris et dix départements, arrêté le 3 juin en même temps que tous les responsables de la région, après la prison de Fresnes, était arrivé au camp de Buchenwald .
Un soir d'appel sur la grande esplanade du camp , Gildas est demandé. Il sort des rangs. Nous ne devions plus le revoir au camp. Qu'était-il devenu? Le rapport qui venait de m'être confié racontait l'aventure .
Sa femme avait mis tout en oeuvre pour récupérer son mari qui, à la Libération, devait recevoir un poste ministériel. Elle rencontre les autorités françaises de l'époque, négocie avec le commandement allemand en France et obtient l'échange d'un responsable militaire allemand contre son mari. Le rapport déniait à cette dame le droit d'échange, lui reprochant ses interventions diverses dont une auprès de Laval. Ses agissements ne concordaient pas avec la foi qui avait animé la Résistance. Il était demandé un jury d'honneur . Tous les résistants arrêtés avec Gildas le 3 juin étaient invités à témoigner ..
Le dossier avait été distribué à l'Assemblée Nationale, un exemplaire était entre les mains du Ministre de l'Intérieur, un autre dans celles du Ministre de la Justice.
Me voilà témoin, participant à une rencontre dans un lieu privé avec un émissaire du Ministre de l'Intérieur. J'entends qu'il était reconnu que j'avais fait honorablement mon devoir, qu'étant jeune, il était de mon intérêt d'oublier cette "erreur" de parcours . Il m'était conseillé de me tenir en dehors de cette affaire qui impliquait une représentante de la France dans un organisme international.
Je suis sorti de cet entretien complètement déboussolé. Nous avions eu le droit de mourir pour notre pays mais nous devions passer par profits et pertes, les dessous qui n'étaient pas jolis, jolis .
Nous avions encore devant les yeux les visages des camarades morts que l'on emmenait au four crématoire. Nous avions soif de justice. Et  pourtant... 
J'ai appris par la suite que le dossier avait mystérieusement disparu du bureau du Ministre de la Justice qui était du même parti politique que Madame Lefaucheux et que l'affaire serait classée.
Lefaucheux alias Gildas n'a pas eu le ministère de l'Industrie qu'il avait espéré mais il fut nommé Président Directeur Général de la Régie Renault .Sa femme a continué à représenter la France à l'O.N.U.
D'après le dossier que nous avions étudié attentivement, il n'y avait aucun doute, Madame Lefaucheux avait utilisé les pouvoirs qu'elle détenait à son profit exclusif. La négociation d'échange aurait pu permettre d'obtenir beaucoup plus que la libération de son mari.

L'aventure s'était terminée pour moi le jour où l'avion, qui me ramenait, avait atterri au Bourget. Notre résistance se terminait sur une image décevante. Ces vers de La Fontaine me revenaient à l'esprit:
"Selon que vous serez puissant ou misérable
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir."
Par la suite, j'ai été invité à un banquet qui devait réunir les rescapés du 3 juin 1944, j'ai été aussi désigné comme membre de la commission d'attribution des cartes de résistant. J'ai préféré renoncer, la page était tournée.
J'en avais vu de toutes les couleurs: les luttes d'influence des groupes de résistants pendant l'occupation, la proposition du Comité des Forges, les rivalités des chefs avec leurs sinistres conséquences, j'avais été témoin au procès des Français de la Gestapo, j'avais vu les pseudo-résistants.
J'avais eu beaucoup d'enthousiasme, beaucoup de foi, beaucoup d'espoir. J'avais pris conscience des dimensions de l'engagement et aussi de sa démesure?                     

LA PRISON DE FRESNES                             TOP

Retournons un peu en arrière, nous étions partis dans des fourgons cellulaires vers 5 heures du matin le 4 juin 1944. Quelque peu chaotique et très inconfortable, ce voyage. Arrêt et nous entendons s'ouvrir des grilles et ensuite les portes des fourgons . Nous sommes dans une grande cour. C'est dimanche. Encore de nombreuses portes, chacun prend place dans une petite cellule sans air, ni commodités.
Ouf! Enfin seul. Les nerfs lâchent et je m'endors. Au réveil, j'aperçois un petit rayon de soleil. J'entends le bruit de la foule qui acclame les sportifs au stade de la Croix de Berny. Nous sommes à la prison de Fresnes .. Et je suis là, enfermé entre quatre murs .. Oh! liberté, liberté chérie!
Le hurlement des sirènes! Enfin une source de joie. Oui, ici notre état d'esprit change. Nous savons que malheureusement des bombes tombent sur des Français mais nous savons aussi qu'elles hâtaient la fin de la guerre. Et puis, il fallait entendre le remue-ménage à l'intérieur de la prison. Vous aviez droit à un deuxième tour de clé, après quoi, ces messieurs allaient aux abris.
C'est alors qu'un "miracle" s'est produit. J'ai entendu:
- Allô, allô, ici Adé. Y-a-t-il des gars de l'Alliance parmi vous?
C'est ainsi que j'ai su qu'il existait ce que pompeusement nous avons appelé "Radio-Fresnes". Puis la nuit tomba et la fatigue m'entraîna dans un sommeil quelque peu agité.
Le lendemain, à la première heure, un garde est venu nous chercher. Nous empruntons un escalier qui descend, vers où?, un cachot peut-être? J'arrive dans un couloir où se trouvent quelques connaissances. Tant bien que mal nous échangeons quelques confidences. J'apprends ainsi ce qui s'est passé rue des Saussaies et les noms de ceux qui de l'autre côté de la barrière avaient joué le double jeu .
Déshabillage, puis la douche. Pour nous essuyer, un seul linge sans fin, c'est donc le voisin que vous essuyez. Devant moi Péchery , le chef militaire de l'État-major. Il laisse échapper quelques plaintes. Je n'avais pas vu son dos où une matraque plate avait laissé ses empreintes, c'est à dire qu'il n'y avait pratiquement plus de peau. Je m'excuse et tamponne le dos au lieu d'essuyer. Un sourire me remerciera. Nous sommes vivants et cela suffit pour l'heure à notre bonheur.
Nous nous habillons et chacun est introduit dans une cellule plus petite qu'une cabine téléphonique. Après une longue attente, c'est la fouille. Nous remettons à un greffier: montre, objet précieux, portefeuille, ceinture, cravate, lacets. Et nous repartons. Des portes s'ouvrent et se referment. Des escaliers, fouille et refouille. Devant une porte, je suis poussé brutalement à l'intérieur. La clé tourne deux fois dans la serrure. Je suis dans la cellule 307, un peu aveuglé par la lumière provenant d'une grande fenêtre fermée.
Devant moi deux hommes au teint cireux, débraillés, mal peignés, mal rasés .. Qui sont ces personnes? Quel type de prisonniers? Un timide bonjour et aussitôt je suis assailli de questions. Tout le monde se méfie de tout le monde. Dès que j'ai dit que j'étais de la Résistance, les visages se sont détendus. Quelles sont les nouvelles? Depuis 48 heures j'ai quitté la vie civile, je ne sais pas ce qui a pu se passer. Je sais seulement que le débarquement est annoncé.

Comment se passe une journée à la cellule 307?
Outre l'aspect bizarre des occupants de la cellule, j'avais été frappé par le brillant du parquet qui semblait ciré. Je devais comprendre le lendemain matin. Après le réveil à 6 heures et le quart de jus, il fallait astiquer la "piaule". Les trois "taulards" à genoux frottent avec le bord de la gamelle les lames de bois. Les taches disparaissent et ça brille. A 8 heures, le sergent inspecte , tout est en ordre.
Vient l'heure de la toilette, pas de serviette, pas de savon, une bassine et de l'eau. Chacun son tour. Puis c'est l'attente de la distribution de soupe. Comment est-elle? Claire? Épaisse? Chacun y va de son pronostic. Faut-il qu'on ait perdu tout sens de la dignité pour se préoccuper de cela. Il faut dire que la faim nous tenaille. Ce breuvage avalé, nous cherchons dans le sommeil l'oubli de cette vie sans vie. Un bruit de chariot et c'est la demie boule de pain qui est distribuée. Les trois demies boules sont comparées et on tire au sort. Vers 15 heures arrive le café. A 19 heures, c'est la relève des soldats. Un voile de tranquillité recouvre la prison, les gardiens ont mis des espadrilles, c'est le calme, le grand calme, plus rien pour se raccrocher.
Chaque cellule a établi ses règles. A la 307 , le repas est à 19 heures. Nous n'avons pas de montre mais nous savons l'heure.  Le plus ancien sait qu'à tel endroit sur le mur d'en face l'ombre marque telle heure, le pied de la balustrade, telle autre heure .. Lorsqu'il pleut ou que le temps est couvert, l'émetteur de "Radio-Fresnes" se met en marche et un prisonnier annonce l'heure. 
Donc à 19 heures, repas pantagruélique composé d'un morceau de pain et de 5 grammes de margarine. Puis c'est à nouveau la quête du sommeil. S'il ne vient pas ce sont les souvenirs et les projets qui s'agitent dans une tête qui ne sait plus penser.
Ceci est la relation de la vie de tous les jours. Mais bien rares sont les journées aussi paisibles. Souvent un bruit de clé nous fait sursauter. Dès que la porte s'ouvre, nous devons nous mettre au garde à vous devant la fenêtre. C'est une inspection, voire la fouille complète de la cellule. Quatre fois en deux mois et demi, nous avons eu droit à une distribution de livres. Si la porte s'ouvre à sept heures le matin, c'est pour emmener l'un de nous au "Tribunal" où l'attendent la "schlague" et les tortures en tous genres.
Une fois toutes les trois semaines c'est la douche. Nous devons descendre, sans vêtement, simplement enveloppés dans une couverture. C'est la cavalcade dans les escaliers où, si nous n'allons pas assez vite au gré de nos gardiens, nous sommes malmenés, coups de pied, coups de poing ... Descendre trois étages, la douche, la remontée, le tout en moins de cinq minutes pas le temps de flâner!
Quelquefois, c'est la promenade. Nous sommes ravis de prendre l'air. Une fois dans la cour, cet air dont nous sommes privés, les fenêtres des cellules étant clouées, nous étourdit et nous assomme.
L'autre dérivatif à cet emploi du temps c'est "Radio-Fresnes". Toutes les ruses sont utilisées. Le miracle qu'a accompli Radio-Londres en exhortant l'esprit de la Résistance, en renseignant sur les opérations militaires et les dessous diplomatiques, se répète ici chaque jour. C'est pour le prisonnier un réconfort, une raison d'espérer. Si Radio-Fresnes annonce la progression des troupes alliées, c'est l'explosion de joie, si cela n'avance pas aussi vite que nous le souhaiterions, on espère que ce sera pour le lendemain.
Comment arrivent les nouvelles? D'abord par les nouveaux prisonniers. Chaque jour amène son contingent, ensuite par les "calfators", prisonniers parlant l'allemand, qui sont en contact avec nos geôliers et parviennent à glaner quelques  renseignements. Souvent les nouvelles sont fausses ou pour le moins prématurées. Aucune importance, l'essentiel est que le moral soit maintenu au plus haut niveau .
Les émissions de Radio-Fresnes démontrent toute l'ingéniosité des êtres humains pour communiquer. Les fenêtres étant fermées, il faut ou bien casser un carreau, ce qui attire au délinquant une pluie de coups de trique et en cas de récidive le cachot, ou démastiquer le carreau pour le faire descendre un peu en prenant soin après usage de camoufler l'opération. Il y avait des spécialistes de ce genre de travail, des volontaires prêts à tout, mais ils ne résistaient pas longtemps, le cachot ayant toujours le dernier mot.
Les femmes n'étaient pas les dernières à s'activer. Leur bâtiment était juste en face du nôtre. Grâce aux chansons transmises à fortes voix, aux nouvelles plus ou moins fantaisistes qu'elles propageaient, le moral tenait le coup.
Certains jours, les Allemands faisaient la chasse aux beaux parleurs et malheur à celui qui se faisait prendre. Il existait d'autres moyens pour communiquer. Cela se faisait d'un bâtiment à l'autre. Un opérateur avec un mouchoir appliqué sur une vitre dessine à l'envers des lettres. En face on peut déchiffrer et répondre de la même façon.
Il y a aussi le morse-maison sur le tuyau d'eau: A, un coup, B, deux coups etc. . Il fallait de la patience et du temps mais ce sont deux choses dont nous ne manquions pas. 
Dans notre cellule de trois mètres sur quatre, les trois occupants, les mains derrière le dos entamaient des rondes effrénées. La cadence dépendait du moral qui était soumis à rude épreuve. Les esprits étaient ailleurs, chacun avec les siens ou perdu dans des projets fantastiques. La machine à broyer du noir fonctionnait à plein, mais la vie, même carcérale est faite de contrastes.  Un des compagnons entamait une chanson bientôt reprise par les deux autres puis d'une cellule à l'autre. Cela exaspérait les gardiens qui venaient frapper à nos portes avant de sévir. Le reste du temps nous discutions.
Le 5 juillet, est arrivé à la cellule 307 un nouveau locataire qui avait beaucoup voyagé. Nous avons commencé un petit tour du monde. Un jour c'était le midi de la France, Bordeaux, Toulouse, Agen, le Lot, Marseille, la Côte d'Azur, le lendemain c'était l'Espagne, sa campagne très en retard, ses anarchistes, la Catalogne.
Que de rêves j'ai fait dans les quartiers de Barcelone, pendant la révolution. Nous avons vécu cinq années dans ce coin d'Espagne en quelques jours. Après, nous avons été en Abyssinie vers 1933. La France y envoyait des as de l'aviation, et le drapeau français s'il ne flottait pas aux frontons des édifices était dans tous les coeurs. Le prestige de notre pays ne venait pas de nos armées mais de l'oeuvre accomplie par des hommes de conviction.
Après c'était la Tunisie et le Liban, les plantations de pamplemousses, les colonies sionistes, le désert. Nous avions aussi des discussions philosophiques, littéraires, politiques et même culinaires. Nous avons même pris rendez-vous pour le jour "L"
comme libre pour faire ensemble un bon repas.
Pendant ce temps là, nous ne pensions plus à notre condition, nous étions dans les domaines du rêve, de l'indéfini, de la poésie, de l'irréel. Un regard, les barreaux, les verrous étaient toujours là. Mais Radio-Fresnes, grâce à ses infatigables annonceurs nous apprend que les Alliés approchent . C'était bon d'y croire .
Notre ami Pascal, le grand voyageur, part à l'interrogatoire le 10 août. Il en a vu d'autres mais il sait ce qui l'attend, il est pâle. Il me confie son alliance où sont gravées des initiales qui ne sont pas celles du nom sous lequel il est parmi nous. Pourquoi l'a-t-il encore? Mystère.
Dans la matinée , le remue-ménage commence. Des prisonniers passent sans arrêt avec quelques affaires sous les bras. A 15 heures, Pascal revient. Il nous apporte des nouvelles qui font sensation : la Gestapo a suspendu les interrogatoires et brûle sans discontinuer des papiers. Notre joie éclate, surtout lorsqu'on apprend que Pascal vient d'échapper à une série de tortures. Il n'est pas encore remis de ses émotions lorsque nous sommes informés que la prison de Fresnes allait être évacuée. Déception, car notre libération que nous espérions proche est de la sorte différée et notre destination est sans doute celle d'un camp de concentration. Malgré tout, nous voulons croire que l'avance des alliés contrecarrera ces plans. Les prisonniers continuent à passer devant notre cellule. Et, à la tombée de la nuit, la porte s'ouvre : "M... P... G... W... présents, bagages (?),  dans deux heures".
Nous risquons d'être séparés. Nous promettons de nous retrouver. L'un après l'autre nous quittons la cellule. Passage au greffe où nous sont remis nos objets personnels sauf argent et bijoux. Ce n'est pas encore le départ et nous remontons vers de nouvelles cellules où nous sommes classés par ordre alphabétique. L'anxiété grandit. Départ ou pas départ 
Le 13 août, branle-bas à quatre heures du matin Du café, un colis Croix-Rouge pour quatre. C'est le départ. Non pas encore... Ce sera pour le 15 août. Même scénario, café et c'est l'entassement dans des camions sous l'oeil vigilant de très nombreux Feld-polizeï et de S.S. En route vers une destination inconnue.
Paris ne m'a jamais paru si beau que ce 15 août 1944, ce Paris que j'avais quitté le 3 juin. Le soleil brille.
Malgré la gravité des événements, hommes et femmes qui attendent la libération ont le sourire. Paris montre son vrai visage. Malheureusement nous devons le quitter pour un autre paysage moins sympathique.  

LE VOYAGE                                                     TOP

Un quai, des wagons à bestiaux, des barbelés. Nous sommes entassés par groupe de 70. Il est 10 heures du matin. A nouveau fouillés, comptés, ravitaillés!!! La Croix-Rouge est là très active. Nous obtenons quelques nouvelles et cela nous réconforte. Partirons-nous? Le train fait quelques manoeuvres sans plus. A la tombée de la nuit, départ. Combien de scénarios ont traversé nos esprits en ces instants? Toute une journée à Pantin à quelques kilomètres de mon domicile ...! 
Toute la nuit, le train roule, 70 par wagon, sans air, certains restent debout, quelques-uns dorment, d'autres discutent, sans oublier les crises de nerfs.  Quelle atmosphère! 
Enfin le jour paraît, pour peu de temps. Vers 10 heures le train entre dans un tunnel. La locomotive s'arrête. Un bruit court. Le tunnel est bouché à la suite d'un bombardement. Durant plusieurs heures, qui nous semblent interminables, nous sommes restés dans le noir. L'air est irrespirable, nous étouffons. Le train enfin s'ébranle, il fait marche arrière et nous retrouvons la lumière. Sur la voie à côté un train pullman. Parmi les voyageurs se trouvent des "souris grises", des miliciens et certaines personnalités de la Collaboration telles que, paraît-il, Marcel Déat, de Bassompierre ... Certains d'entre nous reçoivent l'ordre de transporter les bagages des ces messieurs-dames. Crânement les prisonniers refusent . Les Allemands laissent faire. 
Nous sommes parqués dans un champ, puis c'est le départ à pied sur une route. Nous doutons de nos forces mais nous respirons l'air pur de la campagne. Lors de la traversée du village de "Nanteuil", des habitants tentent de nous donner quelques vivres. Ils sont aussitôt repoussés à coup de crosse de fusil vers les maisons. Vers le soir, c'est à nouveau l'embarquement dans un autre train et le départ. 
De temps en temps des coups de feu, des sifflets, le train s'arrête. Ce n'est qu'une tentative d'évasion. Le chef de convoi veille. Il a charge d'âmes.  Dans le milieu de la nuit une fusillade nourrie laisse présager l'attaque du train qui avait été annoncée de wagon en wagon. Nous étions tous prêts avec un petit paquet de vivres. Puis plus rien, le train repart. 
L'enquête parlementaire dont j'ai déjà parlé, a révélé que l'attaque du train avait été annulée sous la pression de la femme du Chef d'état-major de la région parisienne, parce qu'elle avait entamé des pourparlers avec les autorités afin d'obtenir la libération de son mari d'une autre façon. C'est sûr, l'attaque du train aurait fait de nombreuses victimes aussi bien du côté des assaillants que du côté des prisonniers. Mais dans ce dernier convoi parti de Paris, nous étions 1600, 300 seulement sont revenus, certains en mauvais état. Nous avons le droit, je pense, de nous interroger sur la responsabilité de cette dame. Cela ne l'a pas empêchée de jouer un rôle politique important après la Libération . 
Le train continue de rouler. Nous arrivons en gare de Châlons-sur-Marne. Nouvel espoir. Un bruit circule : "La Croix-Rouge suédoise intervient". Les femmes de la Croix-Rouge française apportent à manger, à boire et acceptent quelques messages pour les familles. 
Espoir déçu, le voyage se poursuit. Les souffrances augmentent, certains ont la diarrhée, c'est insupportable. Pour ma part, je suis incapable d'avaler quelque nourriture que ce soit . 
Et c'est Revigny où nous devons dire adieu à la Croix-Rouge puis Lunéville où les Allemands avant de quitter le sol de France chantèrent,  chahutèrent, s'enivrèrent pendant que nous essayions d'oublier dans le sommeil notre condition. Le quatrième jour, c'est le passage de la frontière à  Nouvel-Avricourt. Cette fois tout espoir disparaît, c'est bien la déportation. 
Quelle désillusion, lorsque nous constatons qu'en Allemagne, les chemins de fer fonctionnent normalement. Dans les gares, il y a même des touristes, des gens aux allures paisibles, de bons bourgeois en villégiature, des hommes d'affaires. Dans leur regard pas la moindre considération. Nous  sommes des "terroristes". 
Il faudra encore une journée et demie pour arriver en gare de Weimar, car il a fallu s'arrêter souvent pour laisser la priorité à la machine de guerre allemande. Avons-nous terminé notre calvaire? Non, pas encore, nous restons dans ce maudit wagon toute la nuit. Les langues commencent à pendre, des yeux se révulsent, certains divaguent. 
Le lendemain, c'est dimanche. Le train s'ébranle. Peu de temps après, c'est le débarquement. Cinq jours et cinq nuits dans ces wagons. Personne ne pourra trouver les mots pour relater ce qu'a été ce voyage. Malades, assoiffés, sales, puants, étouffants, anxieux, nous ne sommes plus que des loques lorsque nous mettons pied à terre. 
Nous n'étions pas au bout de nos peines. Devant nous des fils de fer barbelés électrifiés et derrière, des forçats. Ce camp ne peut être pour nous.  Nous, nous sommes des déportés politiques! Nous traversons des jardinets, des rangées de baraques simples mais soignées. Encore deux ou trois illusions, le parc zoologique et c'est fini. Ce camp, celui de Buchenwald est bien pour nous. 

LE CAMP DE BUCHENWALD                    TOP

L'attente, des bruits circulent, nous ne voulons y croire. Pourtant il faut se rendre à l'évidence. C'est bien notre destination. 
En rangs, nous traversons la grande cour et nous arrivons dans un "block" où nous nous engouffrons un par un. Sur un comptoir doivent être déposés "bagages", valeurs - du moins celles que nous ont laissées ces messieurs de la Gestapo - et buchenwald-barbeles.jpg (12662 octets) nous nous retrouvons entièrement nus. Même les prothèses (jambe artificielle) doivent être déposées. 
Nous pénétrons dans une salle où des tondeuses pendent du plafond et c'est la tonte totale, cheveux et poils, et tant pis si un morceau de peau y  passe.. Dans la pièce suivante, nous devons fermer les yeux, inutile de vous dire que nous sommes dociles. C'est l'arrosage au grésil puis à l'eau froide. Toujours en nudistes, nous passons dans des couloirs où à un tournant nous sommes aspergés d'essence de serpolet et nous nous retrouvons dans le "somptueux" magasin d'habillement. Une chemise, un treillis de l'armée russe, un calot et allez donc, la nouvelle bande de va-nu-pieds se dirige à travers le camp. Je m'entends appeler, je me retourne, c'est l'agent de liaison d'Aulnay avec qui j'échange quelques nouvelles mais je dois suivre la colonne vers le petit camp de la "quarantaine". 
Un appel interminable où nous sommes comptés et recomptés, une soupe que nous apprécions après notre long périple. Ainsi se termine notre première journée au camp de Buchenwald. 
La nuit se passe à la belle étoile, plutôt mal que bien. A 4 h.30 réveil, un vaste brouhaha et une équipe part pour la corvée de "jus". Une quelconque eau chaude nous est distribuée et c'est le premier appel. Le déporté, encore moins docile que tout autre, ne veut pas comprendre qu'il a tout intérêt à se ranger par dix, alors ce sont des bousculades, des cris. 
La règle semble être de se laisser vivre. Toute pensée, toute envie de réagir ont été abandonnées à la porte du camp. L'homme est devenu une machine à obéir. Chaque appel dure au minimum une heure et demie. Vient ensuite une corvée, déplacer des pierres ou des planches. Vers midi, quelquefois vers 14 heures, qu'importe, la soupe arrive. Chaque groupe de 30 dispose de 5 gamelles et de 3 cuillères. Il reçoit un bouteillon de soupe. Il faut attendre qu'une gamelle, qui n'est pas lavée entre deux usagers car il n'y a pas d'eau, soit vide. Nous en verrons bien d'autres au cours de notre "villégiature". 
Dans l'après midi distribution de pain. Un pain pour trois, une boîte de "singe" pour 20 et le plantureux repas, le seul de la journée, peut commencer. Vite, à nouveau appel. Sur place, figés au garde-à- vous, muets, nous devons rester ainsi, parfois des heures quand il n'y a pas prolongation qui dure toute la nuit quelque soit le temps. Ces appels sur la grande place sont tristement gravés dans toutes les mémoires. L'hiver 43, les déportés sont restés 32 heures debout, les pieds dans la neige, caressés par un vent glacial. Plus de 200 se sont écroulés et ont été dirigés directement vers le four crématoire. Puis c'est le coucher, une couverture pour cinq sur le sol humide, en plein vent sur le plateau de Weimar. 
Pendant cette quarantaine nous devons décliner notre état-civil complet et celui de nos parents. Les maladies que nous avons eues sont répertoriées. Puis la queue à "l'Arbeit stastic", office de placement qui doit décider de notre affectation dans un kommando. La visite médicale consiste à passer  devant un médecin, assez loin pour qu'il ne soit pas contaminé et vous entendez la formule rituelle "bon pour le service". Nous avons eu droit aux vaccinations, ne me demandez pas lesquelles, nous ne l'avons jamais su. Nous passions devant un infirmier qui vous vaccinait sans jamais, ou si rarement, changer d'aiguille. 
Trois jours après notre arrivée au camp, vers midi, le bruit caractéristique des avions parvient à nos oreilles. Ordre de s'allonger ou tout au moins de nous asseoir. Soudain des bombes déchirent la voûte azurée et des flammes montent vers le ciel. La panique s'empare des prisonniers et sans doute de nos gardiens. Le bombardement n'était pas pour le camp mais pour des usines à proximité où travaillaient des Kommandos. L'eau déjà si rare a manqué pendant trois jours. 
Des déportés furent employés au déblaiement et certains ont trouvé des boîtes de conserve. Le soir nous avons eu droit à une belle harangue pour nous faire part de la disparition de boîtes qui contenaient soi-disant du gaz bleu très dangereux risquant de provoquer la mort de milliers de déportés. Certains riaient sous cape et ce soir là les déblayeurs ont amélioré l'ordinaire. 
Un matin, nous avons été conduits vers les bâtiments où nous avions déposé nos habits. Nouveau déshabillage. Cette fois nous avons reçu notre costume de bagnard, rayé bleu et blanc. Aux pieds nous avions des chaussettes russes et des sabots. Tout cela sentait le neuf mais aussi le départ vers les Kommandos. 
A 14 heures, appel sur la grande place, le chef de camp en personne est passé dans les rangs pour s'assurer que nous avions bien cousu nos numéros qui constituaient notre identité. Le mien, 76888. A 17 heures retour vers notre petit camp. Il pleuvait. Distribution de pain et nouvel appel.  A la tombée de la nuit, un S.S. passe, l'appel est terminé. Direction un petit bois à proximité où nous pataugeons les pieds dans la boue, aspergés par  les arbres secoués par la tempête. On appelle des numéros, nous ne sommes plus que cela . Ils avancent et se rangent à part. Sous la pluie avec un simple costume en synthétique, nous grelottons, des camarades s'écroulent, interdiction de leur porter secours. Le lendemain, ils prendront le chemin du crématoire. Cette comédie dura jusqu'à 2 heures du matin . 
Cette nuit là 1200 déportés partirent pour le tunnel de Dora d'où bien peu sont revenus. N'étant pas appelé, je m'adresse à l'interprète qui me répond: "ce sera pour demain". Trois jours après, j'étais dans un autre groupe: destination Leipzig. Le départ s'est effectué de manière pittoresque.  Au petit jour, rassemblement sur la grande place. Des musiciens en uniforme jouaient une musique qui ressemblait à de la musique de cirque. Au pas  cadencé, les kommandos partaient l'un après l'autre vers les lieux de travail. Notre tour est arrivé, direction : le quai d'embarquement vers les wagons à bestiaux.  

UN KOMMANDO: LEIPZIG                       TOP

Le voyage s'est effectué dans de meilleures conditions que celui qui nous avait amenés à Weimar. L'arrivée eut lieu en pleine nuit. Un petit camp de trois baraquements. Dans le premier résidaient nos gardiens, dans le second, des Russes et des Polonais. Des Tchèques occupaient une partie du troisième où une pièce était réservée aux nouveaux arrivants, tous Français. 
Dès le premier jour, divisés en deux équipes, une pour le jour, une pour la nuit, nous devons aller à l'usine . Usine modèle: fierté des nazis, nous  sommes des apprentis. C'est l'école. D'abord, cinq minutes de gymnastique puis au travail. En cadence, donnée par un moniteur qui tape sur un établi avec un marteau, nous devons avec une lime mettre à l'équerre sous toutes ses faces une pièce métallique. Ensuite on regagnait le camp. Si nous n'avions pas bien marché au pas ou si notre calot n'a pas claqué sur le pantalon lors du passage du sergent, un petit supplément au programme nous  était réservé. Au commandement d'un sous-officier assisté par un interprète, nous devions faire la "pelote": courir, se coucher dans la boue, se relever, se mettre en rang et ainsi de suite, pendant une heure ou deux. Si le sous-officier jugeait que l'exercice avait été mal exécuté, rouge de colère, il administrait au hasard quelques coups de schlague. Ce n'était plus un homme, ses cheveux se dressaient sur la tête, il bavait, sortait son revolver et menaçait. 
Le dimanche, l'usine est fermée. C'est la vie au camp, triste et monotone, coupée d'interminables appels. Certains soirs, les rivalités entre les ethnies  s'estompaient pour laisser place au chant et à la musique. J'en profitais pour me retirer dans un coin. Je mordais ce qui servait d'oreiller et je pleurais  comme un enfant. Cela soulage. Après, on dort mieux. Le lendemain, c'était à nouveau l'usine, l'établi, la cadence, le cauchemar. 
Après trois semaines de cette vie, nous étions censés en savoir assez. Ce fut le départ. Sans en connaître les raisons, celui-ci a été retardé. Pendant quinze jours nous sommes restés sans occupation. Les stratèges du café du commerce s'en donnaient à coeur joie, certains jouaient aux cartes en cachette, d'autres, l'oeil triste, le vague à l'âme, l'esprit on ne sait où, mettaient à nu leur passé. Les projets ne manquaient pas non plus pour le jour où ... Pendant ce temps, notre estomac se faisait oublier. C'était déjà cela .. 
Un beau jour d'octobre, le 13, cette date ne s'oublie pas, nous sommes montés dans un camion pour une destination inconnue. 

WANSLEBEN, LA MINE ET L'USINE SOUTERRAINE                                TOP

Quelle impression nous a fait l'arrivée à la tombée de la nuit au camp de WANSLEBEN! Un puits de mine, une briqueterie avec sa cheminée, des bâtiments en ruine, de la boue, des miradors, des barbelés, des prisonniers sales, en lambeaux. 
Après la distribution de gamelles, ce fut l'appel . Pour la première fois nous entendons parler français. Surprise le secrétaire du camp parle français. Il  mène rondement l'appel, un quart d'heure. Nous apprécions. Nous sommes dirigés vers un grand local pour y dormir mais il n'y a pas de châlit pour nous. Il faut attendre le départ d'une équipe de nuit pour pouvoir nous étendre un peu. Le sommeil est quand même venu pour très peu de temps,  réveil à quatre heures. 
Nous avons été conduits dans une immense salle vide à l'étage supérieur. Notre petit groupe de 74 français devait construire les châlits. Cette salle contiendra bientôt 350 prisonniers. Un chef de salle est désigné, ce sera un russe, ainsi que des "Stubendienst" polonais, dont le rôle est de distribuer la soupe, le pain, faire la propreté. Mais ces messieurs ayant un "pouvoir" en abusent. Moyennant une ration supplémentaire prélevée sur l'attribution  commune, ils font faire leur travail par des "esclaves". Ils excitent les jalousies en menant une vie privilégiée et en se nourrissant abondamment. Nous, nous avions faim. 
Le travail ce n'était rien, les coups pas grand chose, le manque de sommeil rien, l'inconfort rien, la vermine un accident, mais la faim ne cessait de nous rappeler notre condition. J'ai souvent pensé à ces mots d'enfants lorsque le goûter se faisait attendre: "Maman, j'ai faim". J'ai repensé aussi à ces premiers mois d'occupation au cours desquels la nourriture commençait à manquer. Nous serrions les dents. Mais là, je constate que la faim rend  méchant, hargneux, jaloux. C'est la lutte pour la vie. On rêve de tables garnies, de mets recherchés. Chacun donne ses recettes ou celles de la grand-mère. Véritable obsession, cette nourriture. Il faut faire de gros efforts pour oublier et ne penser à rien. 
En prison, je m'étais entraîné à faire le vide. Je crois y être arrivé. Mais après ces exercices, des difficultés surgissent lorsqu'il s'agit de retrouver le  passé. Les événements, la vie, la mort tout vous est égal. Nous devenons des automates. 
A notre arrivée au camp de Wansleben, la nourriture nous semblait plus copieuse qu'à Buchenwald, mais avec la venue de nouveaux prisonniers, la soupe devint plus claire, les rations ont diminué. Cela a été très sensible à partir de janvier 1945. Ma mère disait souvent: "Tu manges ton pain blanc le premier". Là, j'ai compris ce que cela pouvait vouloir dire . 
La journée commençait vers 4 heures du matin. Un immense individu, Sacha le russe, tirait les couvertures de ceux qui dormaient et les sortaient du pays des rêves avec brutalité. Puis des caricatures d'hommes venaient chercher un peu d'eau brunâtre appelée café que l'on salait pour donner un peu de goût. S'il y avait de l'eau, nous pouvions nous rendre aux toilettes. Bien souvent l'eau était coupée aux heures où nous pouvions les utiliser. Lorsque j'étais de nuit, je me levais dans la matinée pour me laver, mais ensuite, je ne pouvais plus me rendormir. Une fois la semaine, jusqu'en février, nous avions la distribution de linge et le contrôle des poux . Celui qui en avait était envoyé à la désinfection. 
Le dimanche, la vie avait un autre rythme. Au lieu de l'usine souterraine où la température était de l'ordre de 30°, nous devions avec les mêmes  vêtements à l'extérieur par moins 15° assurer des corvées. L'appel durait plus longtemps, deux ou trois heures. Le commandant du camp distribuait  lui-même les récompenses: des coups de schlague par ci par là. 
Une mention spéciale doit être attribuée au Noël 1944 . L'usine était fermée quatre jours pour permettre aux ingénieurs, tous du parti, de se rendre  dans leur famille. Nous avions espéré un peu de repos. Et bien non. Nous avons manutentionner des éléments de baraques dans la campagne par  moins 18°. Nos rations alimentaires ont été réduites puisque nous ne produisions pas. Joyeux Noël!  
Le camp était sous la responsabilité d'un adjudant S.S. . Était-il fou? éthéromane ? En tous cas son comportement était pathologique. Trois sergents,  plus très jeunes, et pourtant cruels étaient ses adjoints. Autour d'eux des soldats remplissaient consciencieusement leur rôle. Les S.S. étaient  responsables des prisonniers mais, par je ne sais quel accord, laissaient la vie à l'intérieur du camp à d'anciens prisonniers allemands arrêtés parce  que communistes. 
A Wansleben, c'était "le Vieux", très marqué par douze années de camp au point qu'il semblait ne plus avoir toutes ses facultés mentales. Avait-il été  pour nous, bon ou mauvais? Les Américains, sans doute informés par des "rancuniers" l'ont fusillé sur le champ. Directement sous ses ordres, un  luxembourgeois tenait le secrétariat, des chefs de salle, des "stubendienst", des "lagerschutz" ou policiers de camp, tous déportés de nationalité russe, polonaise, belge. 
Au travail, les chefs d'équipe, les kapos, et leurs adjoints, "Vorarbeiter" étaient tous polonais. Le moins que l'on puisse dire c'est que ce n'étaient pas des tendres. Ils tenaient à leur place qui leur procurait de petits avantages. Un jour, un russe a été déclaré responsable du sabotage de pièces. Un kapo et un Vorarbeiter l'ont frappé jusqu'à ce qu'il tombe à terre et ont continué à lui donner des coups de pied. 
Personne n'avait de coeur à l'ouvrage mais il fallait le dissimuler. Toutes les ruses habituelles étaient utilisées. Nous allions volontiers à l'infirmerie pour obtenir un jour de repos. En y allant plusieurs jours de suite, le médecin finissait par céder. C'était une journée qui rompait la monotonie et c'était toujours bon à prendre. 
Quand nous étions de l'équipe de nuit, le jour, s'il y avait alerte, nous devions nous rendre aux abris. A croire que nos vies avaient quelque  importance. Nous étions serrés les uns contre les autres pendant des heures. Quand le signal de fin d'alerte se faisait entendre, nous étions transis et  dans l'impossibilité de retrouver le sommeil. Si étant de l' équipe de jour, au moment de remonter à la surface, l'alerte sonnait, la benne de remontée  s'arrêtait et nous stationnions dans les couloirs de la mine jusqu'à la fin de l'alerte. Certaines équipes de jour ne sont rentrées à la chambrée qu'à 23  heures et à 4 heures le réveil. 
Ah! cette mine. La première fois où j'ai pris place dans la benne, j'ai eu les oreilles bouchées. 400 mètres de descente pour arriver dans une galerie.  C'était une mine de potasse qui avait été aménagée pour faire une usine souterraine à l'abri des bombardements. La lumière artificielle nous a éblouis.  L'atmosphère était irrespirable à cause de la poussière, la température était de l'ordre de 30°. Nous avons été utilisés pour transporter des machines  et les installer. Puis les déportés ont été affectés en fonction de leurs compétences supposées. Par groupe de huit sont sortis les perceurs, les  fraiseurs, les tourneurs etc.. Je me rappelais ce que m'avait dit mon père à propos du principe militaire. Si tu arguais d'un savoir particulier, tu étais  affecté aux tâches les plus dévalorisantes. Alors je n'ai pas répondu aux premiers appels. Il ne restait plus que seize déportés, de quoi faire deux  groupes. L'ingénieur a demandé ceux qui connaissait la table de logarithmes. Spontanément, j'ai levé la main ainsi que quelques autres qui n'y  connaissaient rien, en particulier un vendeur de meubles de chez Lévitan. 
Notre petit groupe a été conduit dans une partie de la galerie où étaient installées des tables et des chaises. Chacun a reçu du petit outillage de  contrôle : palmers, calibres divers permettant de vérifier en bout de course des pièces usinées dans les autres salles. Ainsi s'est passée, cette  première nuit, assis, attentifs, ne voulant pas être déclarés inaptes à ce job bien tranquille. C'était trop beau pour durer. 
Plus le grand Reich avait besoin, moins les prisonniers produisaient. Les mauvaises pièces étaient nombreuses, les contrôleurs laissaient passer. Mais  au montage en usine civile ça ne marchait pas. Alors il fallait trouver un ou des responsables. Un ingénieur chimiste hongrois prisonnier a été accusé  d'avoir accepté 200 pièces inutilisables qui étaient destinées au V2. Il a reçu devant nous tous 50 coups de schlague et a été contraint à une séance   de gymnastique particulièrement humiliante. O stupeur ! Après les coups il s'est relevé et s'est mis au garde-à-vous. Sans doute a-t-il voulu montrer  au S.S. qui l'avait frappé qu'il était le plus fort, mais j'aurais été incapable d'une telle attitude. 
A la suite de cette découverte, nous sommes devenus contrôleurs sur machines et nous avions chacun un poinçon numéroté. Il était ainsi facile de  trouver le responsable des pièces défectueuses. 
A la mine, les S.S. étaient là pour répondre à toute demande des Ingénieurs nazis et pour garantir l'ordre. 
Si, épuisés, nous tombions de sommeil, ils venaient vous frictionner les côtes avec un bâton. Si vous traîniez dans les couloirs, si votre démarche  n'était pas assez vive, ils vous empoignaient par le fond du pantalon et vous ramenaient à votre poste non sans vous avoir gratifié de quelques coups.  Les S.S. changeaient souvent. Quelquefois, les nouveaux étaient plus doux, ceux-là ne restaient pas bien longtemps. 
Dans l'usine souterraine, des civils Français, Russes, Italiens, travaillaient avec nous. Ils étaient conditionnés par la propagande et pour eux nous étions des brigands, des assassins, des terroristes. Nous n'avions rien à attendre de leur part. Ils étaient fiers quand les Allemands leur confiaient des  postes de moniteurs. 
Même si de temps en temps le cafard prenait le dessus, dans l'ensemble le moral restait bon puisque nous disions que cela cesserait un jour et pour tenir le coup il fallait espérer. 
Les Allemands allaient à l'entraînement de la "Volksturm ". Leurs rations alimentaires diminuaient. Ils s'absentaient de plus en plus. Vers fin mars 45,  ils ne pouvaient plus cacher leur appréhension et nous devinions que les événements se précipitaient. L'expérience, nous avait appris à ne pas nous  réjouir trop vite. Alors résignés, nous attendions en espérant toutefois que tout aille assez vite pour que nous ayons encore un aspect humain lorsque  le grand jour arriverait. 
De nouveaux prisonniers qui n'étaient pas en costume de bagnard sont venus nous rejoindre. Ils venaient du camp de Northausen qui avait été évacué. Ils furent assaillis de questions. Les Américains approchaient, et dans l'instant, cela suffisait à notre bonheur. 
Les visages des civils allemands se décomposaient. Le "Vieux" nous fit un grand discours et nous indiqua l'attitude qu'il souhaitait nous voir tenir.  C'était très équivoque. Sans doute craignait-il pour sa vie et incitait -il les uns et les autres à garder leur calme. 
Le 11 avril 1945, j'étais de l'équipe de nuit. Nous sommes descendus dans la mine comme d'habitude, mais le climat était lourd. Dans la journée  nous avions entendu le bruit des canons. A notre arrivée dans la galerie, l'ambiance était bizarre. Les civils allemands se concertaient et ne cachaient   pas que les Américains avançaient sans trouver beaucoup de résistance. Les Ingénieurs sont arrivés. Aussitôt les civils ont quitté leur poste, les  machines ont cessé leur ronronnement. A 3 heures du matin, nous sommes tous remontés, non sans avoir eu quelques craintes. Pendant un moment  qui nous parut très long, les ventilateurs s'étaient arrêtés, l'air était devenu irrespirable. La peur marquait certains visages. N'étions-nous pas  condamnés à mourir au fond de la mine? L'ordre est enfin arrivé de nous rassembler auprès du monte-charge. Il faisait nuit noire lorsque nous  sommes arrivés à la surface. C'était l'agitation, pour ne pas dire l'affolement. 

LA LONGUE MARCHE, la liberté au bout.                                                     TOP

A 8 heures, le 12 avril, ordre a été donné de rassembler nos "bagages". En réalité, un manteau rayé et une gamelle . Une distribution extraordinaire  de nourriture a eu lieu: de la viande conservée dans la graisse dans des tonneaux. Nous avons dévoré, sans nous soucier des conséquences  éventuelles. Nos gardiens S.S. ont fait leurs bagages. Une nouvelle terrible a alors circulé. Il était question de nous faire descendre dans la mine et de  nous y abandonner. A nouveau, la panique. Si le système de remontée était saboté par les S.S., nous aurions un splendide caveau collectif.  
Et toujours le canon? Ne pouvaient-ils aller plus vite. Un spectacle cauchemardesque: l'homme à l'état nu, entre l'envie de vivre et la peur, du  fatalisme à l'espérance en passant par la croyance en la raison humaine. 
Rassemblement dans la cour, c'est le départ par groupes de 500, encadrés par les S.S., les responsables déportés ayant retrouvés leur place normale, parmi nous. 
Nous avons marché sans aucune pause jusqu'à minuit. Marche à nouveau jusqu'à 3 heures du matin. Puis nous avons été parqués dans une carrière de kaolin près de Wettin. Nous cherchions des endroits secs qui étaient plutôt rares. Tant pis, il fallait s'allonger, récupérer pour survivre, essayer de dormir. Le froid et l'humidité nous ont réveillés. 
De la carrière de kaolin, nous sommes sortis péniblement sous le regard de l'Adjudant S.S. qui campé sur un promontoire vidait rageusement le chargeur de sa mitraillette. 
Nous étions le 13 avril. La marche a repris jusqu'à 11 heures. Lors de la traversée d'une petite ville, les habitants regardaient les "bêtes" passer. A nouveau marche forcée pour franchir un pont qui, parait-il, devait sauter. Sitôt le pont franchi, pause de 2 heures. 
Dans une ville plus importante qui venait d'être bombardée, nous avons pris la direction d'une usine. A la nuit tombante, nous sommes repartis. Il nous a semblé que nos gardiens avaient disparu. Certains déportés se sont évadés. Des coups de feu sur les côtés de la colonne ont éclaté. C'étaient des miliciens qui tiraient sur tous ceux qui s'éloignaient du convoi. 
Et nous marchions, comme des automates. Certains s'écroulaient, des camarades aussitôt les relevaient, les obligeant à continuer. J'avais des hallucinations. Le passé remontait à la surface, mon enfance, mon adolescence, tout passait devant mes yeux. Je marchais. Brutalement un bras m'a saisi, c'était un déporté russe. J'avais dormi en marchant et me retrouvais en queue de colonne. Le Russe m'a dit dans un allemand douteux: "N'as-tu pas un ami pour t'aider? si non tu vas être tué". Je n'ai pas bien compris mais je me suis ressaisi et comme un fou j'ai remonté la colonne afin de retrouver le petit groupe de français avec qui j'étais auparavant. J'ai expliqué ce qui m'était arrivé. Deux amis m'ont soutenu. Petit à petit, je suis redevenu moi-même. 
Mes aventures n'étaient pas finies. Nous avions presque tous la diarrhée à la suite de la nourriture plus abondante et sans doute avariée que nous avions avalée avant de quitter le camp. Nous devions nous arrêter au bord de la route. Pendant ce temps, la colonne avançait et nous avions vite fait de nous retrouver en queue du peloton. Alors un S.S. s'approchait, avec un poignard, il découpait votre numéro, seul moyen de vous identifier et un autre vous tirait une balle dans la nuque. J'ai aperçu le S.S. qui s'approchait. Je me suis mis à courir abandonnant ma gamelle et tenant mon pantalon à deux mains. J'ai remonté la colonne. Ouf! J'étais vivant. 
Et la marche a continué. Au petit jour après onze heures de marche, nous avons fait une pause près d'un camp d'ouvriers en bordure d'un stade. Nous nous sommes allongés sur le sol. Il était cinq heures. A 10 heures, debout. Impossible de faire un brin de toilette. En avions-nous même envie?  Tout avait perdu son sens. Nous étions dans "le brouillard". Et encore marche. La colonne s'étirait car si nous étions des automates, nos gardiens ne semblaient pas en meilleur état. 
Un camarade français n'avait pu se redresser. Il restait plié à l'équerre. Nous le tenions à tour de rôle. Il nous a suppliés de l'abandonner, l'effort était trop important pour lui et il ne voulait pas que nous risquions notre vie. Parlant parfaitement l'allemand, il s'est approché d'un de nos gardiens et lui a dit qu'il n'avait plus la force de continuer. Celui-ci lui a répondu: "Il n'y en a plus pour longtemps, il faut tenir". Ce message n'a pas évoqué grand chose dans nos esprits mais nous ne pouvions laisser notre ami. Nous l'avons aidé de notre mieux. 
A un passage à niveau, nous n'allions pas assez vite au gré de certains gardiens, alors ils chargeaient et tapaient avec des manches de grenade. Nos dos portent toujours les marques de ces coups. 
Nous étions le 14 avril. Il était presque 13 heures. Sortis de la ville, devant nous s'étendaient à perte de vue des champs, et au loin, très loin, une colonne de véhicules militaires. Les pessimistes, dont j'étais dirent: "ce sont les allemands qui se replient vite fait" . Les optimistes: "ce sont les blindés américains". Nous ne savons pas qui a commandé la pause car tous nos gardiens avaient disparu.   
A peine arrêtés sur le bord de la route, une automitrailleuse arrive dans laquelle étaient quatre américains. Non ce n'était pas un rêve. Sans un coup de feu, sans rien, tout naturellement, nous étions libres. 

ENFIN, LIBRES                                           TOP

Ils étaient la tête de pont de l'avance alliée et devaient continuer leur progression. Impossible de nous venir en aide. Nous devions nous débrouiller et marcher en direction d'un village. Ce fut la débandade. Le plus grand groupe a suivi la route jusqu'au village de Nisdorf. A quelques-uns nous sommes partis à travers champ. Nous soutenions notre ami, ce qui ralentissait notre progression mais nos visages étaient illuminés, nous marchions vers la liberté. 
Tout n'était pas fini pour autant. Un avion est passé au-dessus de nous .Persuadés qu'il était américain, nous lui avons fait des signes. Méprise, c'était un "stuka". Il nous a mitraillés. Nous nous sommes jetés dans les meules de paille devant nous. Quelques-uns ne se sont pas relevés. 
Nous sommes arrivés sur la grande route où "défilait" le convoi américain. Il avançait sans problème et lorsqu'il rencontrait un nid de résistance, il s'arrêtait, bombardait et mitraillait à tout va, après quoi l'avance reprenait. Nous sommes rentrés dans une grande ferme et avons demandé un peu d'eau. Le propriétaire nous a menacés avec son revolver. Nous étions habillés en bagnard et faisions vraiment peur. Nous avons fui, ce n'était pas le moment de prendre des risques. Nos mois de détention, nous avaient tétanisés. 
Nous sommes arrivés dans un village: Prosigk über Röthen. C'était l'affolement, les Américains étaient là sur la place du village, des civils allemands regardaient, hébétés, apeurés. Les soldats nous ont donné des cigarettes, du chocolat, du sucre et même des conserves : "Pork and apple". 
Un officier a expliqué qu'il fallait au moins trois jours avant que les services d'intendance arrivent. Il était très optimiste. Entre temps nous étions réduits à la loi de la jungle. 
Partis 1600, nous n'étions plus que 1000. Mille dans deux petits villages! Combien de nationalités? Combien de morales? Des déportés russes  jouaient comme des enfants avec des bicyclettes. Certains s'installaient dans des maisons bourgeoises en prenant tout ce qui pouvait les intéresser.  Notre petit groupe français a été accueilli par des prisonniers de guerre qui nous ont guidés vers un local utilisé antérieurement par des travailleurs  étrangers. Il y avait encore les châlits . Nous nous sommes installés. Cela sentait le renfermé, mais c'était sans importance, c'était mieux que ce que nous avions l'habitude d'avoir. 
Nous n'étions pas des petits saints, loin de là, mais nous ne pensions pas avoir le droit de piller les maisons, d'en chasser les occupants. Pourtant il  nous fallait des vêtements, nous ne pouvions rester dans des pantalons souillés. Que la douche, même froide a été bonne! Du linge propre, quel luxe!  Ce n'est qu'après que nous avons pu croire que nous étions libres. 
Nous avons retrouvé une partie de nos gardiens, prisonniers des américains. Cela valait mieux pour eux. Certains kapos et autres déportés ayant eu  des responsabilités dans le camp avaient été victimes d'une justice expéditive que nous ne pouvions condamner. 
Les prisonniers de guerre ont préparé un repas aux 23 français que nous étions. Beaucoup se sont précipités sur la nourriture ce qui n'a pas été sans inconvénient. Pendant quelques jours, la vie communautaire nous a occupés et le reste du temps nous restions allongés sur nos paillasses, immobiles, les yeux dans le vague. 
Les prisonniers de guerre sont partis. Nous, sans organisation, sans force, nous hésitions à nous lancer sur les routes et pourtant nous savions qu'il  nous faudrait attendre longtemps dans ce petit village. Alors, nous nous sommes mis en route vers une grande ville. Sur une petite charrette en bois,  typiquement allemande, nous avons chargé des boîtes de conserves direction "Halle" . Malheureusement, nous avons du abandonner l'un des nôtres,  son état de santé ne lui permettait pas de continuer. 
A Halle, deux d'entre nous ont été à la recherche des autorités alliées. Ils étaient débordés. Nous avons été dirigés vers une très grande caserne où  étaient hébergés tous ceux qui le demandaient ou qui traînaient. Il semblait difficile d'assurer l'ordre, chacun désirant ardemment rentrer le plus vite  possible dans son pays. Il fallait héberger, nourrir, répertorier, rassurer. 
La vie avait repris dans la ville mais nous avions encore des tuniques de bagnard et les gens avaient peur. Les déportés qui parlaient l'allemand ont  essayé d'expliquer, mais la propagande nazie avait injecté son venin : nous étions des terroristes. Même les autorités militaires alliées ne savaient pas  trop qui nous étions. Il y avait les prisonniers de guerre, les travailleurs civils, mais nous ? Nous nous sommes aperçus que personne nous attendait.  Les camps de déportés devaient être évacués directement. Les alliés n'avaient pu envisager que nous serions jetés sur les routes direction  Magdebourg pour servir de monnaie d'échange. 
Dans cette caserne, nous avons rencontré les premières femmes libérées des camps de concentration, complètement déshumanisées, les visages marqués, les corps décharnés. Leurs récits nous ont fait frémir, tant d'humiliations, tant de souffrances, c'était affreux. 
Il a fallu organiser le campement, chercher un peu de nourriture pour se changer des conserves américaines. Nous ne savions pas si notre séjour  n'allait pas durer longtemps. La caserne était pleine d'anciens prisonniers de toutes nationalités. 
Après de nombreuses démarches, sans doute pour se débarrasser de nos interventions intempestives, nous sommes partis dans des camions  militaires vers l'aérodrome de Köthen. Là non plus, rien n'était prévu pour nous accueillir. Pas d'hébergement, ni cantine, pas de couverture, pas  d'argent, les fermes alentours déjà pillées. Comme d'habitude, le système D, mais pour la nourriture, nous en avons été réduits à gratter la terre avec  nos doigts pour déterrer des pommes de terre qui venaient d'être plantées. 
Les prisonniers de guerre avaient la priorité et les instructions nous concernant inexistantes. Heureusement, un officier de l'armée française portant la  croix de Lorraine a pu être contacté. Après le rappel de la promesse du général de Gaulle concernant l'urgence du rapatriement des déportés  résistants et après avoir constaté l'état de santé de certains d'entre nous, il a pris l'affaire en mains. 
Les prisonniers savaient déjà dans quel avion ils devaient partir. Il n'était pas question de remettre ces affectations en cause, certains étaient prisonniers depuis cinq ans et il n'aurait pas été bon de dresser un groupe contre un autre. Alors un compromis a été trouvé qui ne nous donnait pas entière satisfaction, mais que pouvions-nous?. Deux avions de prisonniers, un avion de déportés. 
Nous avons tous cru pouvoir être à Paris pour la grande fête du 8 mai. Nous guettions les avions. Aucun ne s'est posé. Ce fut la grande déprime, avec la sensation d'être quelque peu abandonnés. La journée a paru beaucoup plus longue que les autres. Enfin le 12 mai des avions. Nous avons atterri au Bourget en fin de matinée. 
Impossible de décrire ce que nous ressentions. Nous étions plutôt ahuris. Nous venions d'un autre monde. Ici la vie avait repris depuis 9 mois. Lorsque nous avons traversé l'aérogare, nous sommes passés entre des déportés allongés sur des brancards. Nous, sans être vaillants, nous nous déplacions par nos propres moyens. Nous avons mesuré notre chance, mais notre joie ne pouvait être complète. 
Et ce fut la fête: accueil orchestré, très théâtral. Des autobus nous ont transportés à l'Hôtel Lutétia à Paris où nous avons été interrogés par la Sécurité Militaire. Deux déportés que nous avions côtoyés pendant des mois ont été appréhendés, ils avaient été des auxiliaires des services secrets allemands. Il fallait aussi débusquer les condamnés de droit commun qui avaient été évacués des prisons françaises en même temps que nous, Puis  nous avons été examinés très soigneusement par des médecins. 
Le service d'assistance m'a proposé de m'emmener chez moi en voiture, mais il fallait attendre relativement longtemps. Le temps à nouveau existait et j'avais hâte de rentrer. Alors j'ai pris le métro, le train pour ma banlieue que j'avais quitté un an auparavant. 

L'AVENTURE, ET QUELLE AVENTURE  ÉTAIT TERMINÉE!           TOP  

  Pierre Bourlier:
- Agent de liaison du groupe de résistance Libération Nord, puis à l'unification des mouvements de résistance.
- Agent de liaison du Commandant le secteur ouest de la région parisienne des Forces Françaises de l'Intérieur (F.F.I.) et agent du Réseau Vidal Brutus des Forces Françaises Combattantes.
- Arrêté par la Gestapo le 3 juin 1944.
- Interné à la prison de Fresnes, évacué le 15 août 1944 vers Buchenwald.
- Affecté au Kommando de Wansleben où était installée une usine de fabrication de pièces pour V2 dans les galeries de la mine de sel à 400 mètres sous terre.
- Après ce qui fut appelé la Longue Marche, libéré par l'armée américaine le 14 avril 1945.    bourlier-carte-deporte.jpg (124857 octets)
- Rapatrié le 12 mai 1945.

° Membre de la fédération des déportés et internés résistants et patriote du cercle "Mémoire et Vigilance".
° Membre de l'association des membres de la Légion d'Honneur décorés au péril de leur vie. 
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