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LA
PASSION
DE L'AVENTURE, ou Gaston Vedel - BUCHENWALD MATRICULE 76888 - LE TEMPS DE L'OUBLI LE TEMPS DE LA MÉMOIRE |
Pierre Bourlier
évoque pour vous"Le
Temps de l'Oubli... Le Temps de la Mémoire" |
Pendant 50 ans je n'ai voulu lire aucun
témoignage, voir aucun film. Encore aujourd'hui je ne suis
pas sûr de dominer mon
émotion et si celle-ci surgit je vous serai reconnaissant de
bien
vouloir m'excuser.
BUCHENWALD MATRICULE 76888 alias Pierre
Bourlier
MA RÉSISTANCE L'ARRESTATION LA PRISON DE FRESNES LE VOYAGE LE CAMP DE BUCHENWALD UN KOMMANDO: LEIPZIG WANSLEBEN LA LONGUE MARCHE ENFIN , LIBRES |
Je cherchais désespérément le moyen de
rentrer en
rapport avec ceux qui n'acceptaient pas le joug de l'occupant.
Mais il fallait
de la patience et de la persévérance.
Faux papiers, cachettes, et travail non déclaré pour assurer
la subsistance.. L'ancien président du club d'éducation physique
dans lequel j'avais trouvé beaucoup de satisfaction
travaillait
aux Chemins de fer. Il m'a mis en rapport avec un autre cheminot
qui m'a
introduit auprès du responsable clandestin du parti socialiste
du
secteur banlieue nord. Celui-ci m'a écouté, a réfléchi, mais n'a
rien rien . Je devais attendre qu'il me fasse signe .
Ce signe est venu. Quelque temps plus tard je rencontrais
Bertille qui m'a dit avoir déjà un agent de liaison mais que le
responsable
militaire du secteur ouest en cherchait un. J'acceptais la
proposition et
j'ai pris contact avec Pic commandant ayant en charge dans la
Résistance
secteur militaire du département de Seine-et-Oise.
"Pic" était un homme posé, approchant la soixantaine. Par
la suite je devais apprendre qu'il était directeur d'une école
avec cours complémentaires à Sceaux et réserviste dans
l'Aviation .
- Avez-vous un domicile sûr?
- Oui et hors de la zone d'action qui m'est affectée, mais je
peux
le quitter si c'est nécessaire
- Non, je voulais savoir si vous aviez un abri sûr.
- Avez-vous un nom de guerre?
- Non.
- Alors, vous serez "Guillaume".
J'étais un peu déçu de cet entretien. Ce nom me paraissait
très conventionnel et pas du tout à l'image du rôle que
je croyais avoir à jouer.
Pic me fixe rendez-vous deux jours plus tard dans la salle des
pas perdus
de la gare Saint Lazare, côté cour de Rome. A l'heure, plutôt
avant qu'après, personne. Inquiétude car je n'avais aucun moyen
de reprendre contact si ce rendez-vous n'avait pas lieu. Regards
à
droite ... regards à gauche ...Puis, une tape sur l'épaule
par derrière .... Ce n'était pas vrai, je ne pouvais pas déjà
être repéré. Le coeur battant à cent à
l'heure, je me retourne. Un monsieur rit de bon coeur et me dit:
- Vous ne me reconnaissez pas, bien joué.
C'était le Commandant Pic, lunettes, chapeau, gabardine bleue.
Il
avait fait un test, pour lui d'abord, mais aussi pour moi. Il me
faudra à
l'avenir être plus physionomiste.
Il me présenta à son adjoint "Rémond", un militaire.
Des missions me furent confiées. J'arpentais Paris et une partie
de
ses environs, sans que mon emploi du temps soit surchargé.
Pour la fin d'année "Bertille" me demande si je ne veux pas
exceptionnellement
aider le secteur politique. Il s'agissait de transporter des
journaux clandestins
d'un hôtel du IIIème arrondissement de Paris à une "planque"
près de la gare du Nord. Pas question de prendre le métro.
Un itinéraire est étudié. Nous sommes trois. Avec nos
chargements nous marchons en décroché . Sur le pont de chemin
de fer près de la gare de l'Est, mon paquet tombe, le titre des
journaux
apparaît, c'est "Défense de la France". Panique. Regards de
tous les côtés, pas d'uniforme. Je ramasse mes journaux tant
bien que mal. Le reste du chemin m'a semblé interminable. Tout
est
arrivé à destination, mission accomplie.
Le semaine suivante nous apprenions que "Clémentin", le
responsable qui nous avait remis les journaux avait été arrêté
à l'Hôtel.
Début 1944, les Forces Françaises de l'Intérieur regroupèrent
tous les mouvements de résistance à l'exception des communistes.
Des secteurs furent délimités. "Libération-Nord" reçut
celui de l'ouest nord-ouest de la Seine et Oise qui comprenait
Versailles.
Ce fut donc la zone d'action de Pic et par conséquence la
mienne.
Avec l'état-major de la région parisienne qui comprenait dix
départements, nous avions trois contacts par semaine. Ceux-ci
étaient
assurés par Rémond et par moi-même, le Commandant restant
en retrait ce qui lui permit d'éviter l'arrestation.
Les missions devinrent plus nombreuses. A Enghien les bains,
j'ai rencontré
un commandant de gendarmerie, à Poissy un ingénieur, à
Versailles un directeur d'école.
Un jour je reçus un demi ticket de métro pour rendre visite
à un curé de campagne. Je sonnais au presbytère et présentais
ma partie de ticket. Le curé mit sa moitié face à la
mienne, cela concordait, je pouvais entrer. La discussion s'est
engagée,
cordiale, un excellent vin ( de messe?) et une question est
posée:
- Est-ce que le Général de Gaulle est prêt à
reconnaître la religion catholique comme religion d'état?
Je reste éberlué. Notre seul objectif est de rendre à
la France et aux Français la liberté en chassant l'occupant
du territoire. Je n'avais aucun pouvoir pour répondre à la
place du Chef de la France libre. Une prise de position
affirmative m'aurait
préalablement fait renoncer à mon action. Mon attitude montrait
bien que je n'étais pas d'accord, pourtant ma mission était de
rattacher ce petit groupe, dont le curé était l'instigateur,
à la résistance organisée. Ma réponse n'a pas
satisfait mon interlocuteur. Je suis reparti comme j'étais venu
mais
sans ma moitié de ticket de métro.
Un soir en rentrant, j'apprends que "Roland" un jeune
aulnaysien, employé
à la Préfecture de Paris qui nous aidait pour les pièces
d'identité et nous donnait des informations précieuses est
arrêté. Je dois immédiatement prendre le large. Je quitte
mon domicile et m'installe dans le XVème arrondissement
dans
un petit appartement. Je change mon allure, un chapeau, une
gabardine feront
l'affaire. Renouvelant l'expérience faite par Pic à la gare
Saint Lazare, j'ai pu tester que j'étais méconnaissable. Les
cachets pour faire les pièces d'identité me sont parvenus et
nous avons continué notre action.
Une autre mission délicate à laquelle nous n'aurions pas du
participer nous est demandée par le secteur "Action". Dans un
café
de la rue de l'Échelle à Paris, Pic m'a remis un pain de plastic
et un crayon détonateur à transporter à Versailles et
destinés au professeur responsable du secteur. Je devais prendre
le
train à la Gare Saint Lazare, endroit particulièrement
surveillé.
Je n'étais pas fier du tout et peut-être que je n'arrivais pas
à dissimuler mon appréhension. Tout est arrivé à
destination et le lendemain nous apprenions qu'un plasticage
avait eu lieu
au poste de dispatching des chemins de fer à Porchefontaine .
Nous sentions l'échéance proche, la tension augmentait. Des
rencontres eurent lieu avec des envoyés de Londres, d'Alger,
avec
des agents de l'Intelligence Service et nous gardions le contact
avec le
secteur politique de "Libé-Nord".
J'ai vu "Bonnet" qui tenait un magasin d'équipement de
laboratoires rue Thénard près de l'École des Travaux Publics .
J'ai
vu "Lérin" dont le bureau était au-dessus de son magasin à
l'angle des avenues de l'Opéra et des Pyramides . J'ai rencontré
le colonel "Le Tinguy", un ancien de la Coloniale qui n'avait à
l'esprit
que l'objectif militaire et qui était mal perçu par "Gildas"
le chef d'État-major .
Les arrestations se multipliaient : Bonnet, Lérin, Le Tinguy.
Pic
est devenu "Roc". Nous redoublions de précautions d'autant que
subsistaient des inquiétudes sur l'arrestation de Le Tinguy.
Rencontrant "Gildas" il a eu cette réponse que je ne saurais
qualifier: "Paix sur ses
cendres".
Près de la station de métro Quai de Javel, j'avais rendez-vous
avec "Gildas", le chef d'état-major en personne. A la demande du
Général de Gaulle, qui avait ses raisons, un civil était à la
tête
de l'État-major de la région parisienne et il lui était
adjoint un militaire de carrière . C'est cette dualité de
commandement
qu'utilisa la Gestapo pour démanteler le réseau.
Je vais à ce rendez-vous. Gildas me remet une somme d'argent
destinée
au Commandant Roc. Des informations qu'il me communiqua, il
découlait
que les Allemands avaient investi plusieurs terrains de
parachutages d'armes
et autres destinés à la région et qu'il avait fallu
recourir à un palliatif, recueillir de l'argent en France.
Je n'étais pas au bout de mes surprises. Gildas savaient bien
que
les responsables de notre secteur étaient socialistes. Alors
avec
beaucoup de longues phrases, il me dit que nous allions avoir de
plus en
plus de difficultés dans les liaisons avec Alger, que les
terrains
de parachutages étaient souvent "grillés" et qu'il avait eu
une proposition: le Comité des Forges était prêt à
financer la Résistance non communiste, à lui fournir des armes
à condition ... d'accepter à la Libération de constituer
une milice anticommuniste.
Ma stupéfaction, face au curé, innocent missionnaire de sa
foi n'avait rien été à côté de celle-ci.
J'avais près de 22 ans et devant moi le représentant officiel
pour Paris et ses environs du futur chef de la France libérée.
Je n'étais qu'un petit agent de liaison et je n'aurais pas du
recevoir
cette information. Mais j'avais entendu et j'ai répondu que
c'était horrible. Les communistes participaient à la lutte
contre l'occupant
d'une autre manière que nous, soit, mais nous étions quand
même du même côté de la barrière.
Je transmettrai, c'était mon rôle, mais ne laissais à
mon interlocuteur aucune illusion sur le sens de la
réponse.
Fin mai 1944 , Roc me dit:
- C'est pour bientôt, je pars dans l'Yonne embrasser ma femme.
Je
serai de retour le dimanche 4 juin, rendez-vous à la brasserie
l'Européen
en face de la gare de Lyon à 11 heures et il me donne son
adresse
pour pouvoir le contacter s'il y a urgence.
D'autre part il m'avait fait visiter sa cachette à Versailles
pour
pouvoir le retrouver si un de nos rendez-vous échouait.
A peine parti, la jeune femme qui assurait les liaisons avec
l'État-major
me remet un pli très urgent et très important pour Roc. Dans
l'enveloppe une convocation pour une réunion le 3 juin.
Télégramme
à Roc et information à Rémond. Au rendez-vous suivant
je dis à l'agent de liaison que probablement Roc ne pourra être
là. Elle insiste et demande qu'il soit représenté par
son adjoint si besoin.
La fièvre augmente. Nous avons le texte du message codé qui
doit annoncer le débarquement "L'acide rougit le tournesol".
Étant continuellement en déplacement, je charge "Tony" d'écouter
la BBC. Le soir même le message est diffusé et il n'y a pas
de contre-message. Donc c'est bon. Je préviens Tony que je dois
aller
à une réunion très importante et que je risque de rentrer
tard mais il faut que nous restions en contact.
Ma mission, dès l'annonce du débarquement était de
guider deux radios parachutés vers un étang en forêt
de Rambouillet où avait été immergé un container
contenant du matériel.
J'ai rendez-vous avec Rémond, l'adjoint
de Roc, au métro
Pasteur C'est lui qui remplacera Roc à la réunion de
l'État-major.
Les sirènes retentissent. Alerte, le métro ne fonctionne plus.
La réunion est à 17 heures. Toujours pas de Rémond,
vraisemblablement bloqué dans le métro. Alors je décide
d'aller moi-même prendre les instructions.
Je me rends à l'endroit prévu, rue Lecourbe. Je sonne. "Thierry"
un agent de liaison de l'État-major que j'avais déjà
rencontré, ouvre. J'excuse Roc et son adjoint. Je prends place
autour
de la table. Dix personnes sont déjà là: Gildas le chef
d'État-major, Péchery son adjoint militaire, les chefs de
secteurs
ou leurs représentants plus un jeune médecin .. Il s'agit de
prendre les dernières dispositions pour le débarquement.
Nouveau coup de sonnette. Thierry va ouvrir. Agitation et nous
nous retrouvons tous face aux murs, mains en l'air. Un seul
s'est précipité
vers une mitraillette mais il est vite maîtrisé. Les menottes
claquent.
- Vous avez joué, vous avez perdu.
Nous sommes conduits deux par deux vers des voitures qui
démarrent
aussitôt, direction rue des Saussaies.
Pourquoi avoir organisé cette réunion? Telle était
notre interrogation. Bien vite nous apprenons que les
convocations étaient
l'oeuvre de la Gestapo. Profitant de la rivalité entre Gildas et
Péchery,
suivant que les destinataires avaient la possibilité de les
rencontrer
les convocations étaient signées par l'un ou par l'autre. Un
ancien officier français appartenant à la Gestapo s'était
infiltré dans notre groupe et l'avait noyauté en mettant en
place des agents de liaison pour les contacts avec les secteurs.
Nous avions effectivement perdu la partie, pour nous c'était
fini.
Les interrogatoires se succédaient. Vers minuit ce fut mon tour.
J'avais eu le temps de préparer mon histoire. Lorsque j'ai eu
fini,
je me suis fait injurier et un gestapiste est sorti puis revenu
avec un dossier.
Dedans étaient tous les rapports que j'avais fournis et dont la
destination
avait été détournée. Plus rien à faire.
Mais je n'étais pas Roc. Et comme ils m'ont dit me suivre depuis
pas
mal de temps, ils n'avaient plus besoin de mon témoignage.
Ma carte d'identité était une vraie-fausse, c'est à
dire que le numéro était vrai et le nom aussi, seule la photo
était différente. C'est pourquoi je figure sur les fichiers
de Fresnes et de déportation sous la fausse identité de Wehrlé
Gaston
D'autre part sur mon carnet figurait le rendez-vous du lendemain
avec Roc
sous l'abréviation "Europe". J'ai dit que c'était à
la station de métro Europe qui était fermée. J'ai su
qu'ils y avaient été. Roc qui avait reçu le télégramme
s'est méfié et de toutes façons le rendez-vous était à la
brasserie l'Européen.
Ceux qui les intéressaient avaient déjà été
soumis à la torture et par leurs agents de liaison, ils savaient
comment
prendre les autres.
Arrêtés à onze, nous nous retrouvions plus de 60 le
lendemain au petit jour dans les camions cellulaires en partance
pour la
prison de Fresnes. Au fur et à mesure des interrogatoires toute
la
nuit les véhicules étaient allés chercher d'autres résistants
et les femmes des premiers arrêtés.
Après mon retour de déportation , j'ai été cité
comme témoin au procès des Français de la Gestapo.
Je n'étais jamais rentré au Palais de Justice de Paris, je
fus impressionné.
Dans le box des accusés, beaucoup de monde dont la jeune femme
qui
avait assuré pendant plusieurs mois les liaisons entre notre
secteur
et l'État-major .
J'avais 23 ans, timide, j'ai été bousculé par des avocats
commis d'office. Celui qui avait en charge mon agent de liaison
s'appelait
Blum ou quelque chose d'approchant et j'étais outré qu'il se
comporte ainsi, essayant de me mettre dans l'embarras.
J'ai quand même apporté mon témoignage avec des précisions
qui ont surpris le tribunal. Pourquoi? Parce que l'affaire
portait sur plusieurs
mois avant le débarquement et notre arrestation le 3 juin 1944 .
Le
tribunal n'avait pas le calendrier de l'époque et ne pouvait
vérifier
mes assertions très précises. La défense en a profité
pour mettre en doute mon témoignage. Le tribunal a décidé
de faire comparaître Pic devenu Roc puis après mon arrestation
"Forestier".
Quelques jours plus tard, "Pic-Roc-Forestier " venant de sa
campagne où
il avait pris sa retraite a raconté ses aventures après mon
arrestation qui étaient particulièrement "croustillantes",
ce qui lui valut la sympathie du tribunal. Il confirma mon rôle.
Je suis revenu à la barre. Le président a dit que mon témoignage
avait été vérifié tant au point de vue des dates
et des lieux cités et que mon Commandant avait apporté la
lumière
nécessaire.
J'ai quitté le tribunal avec soulagement. L'ambiance m'avait
fortement
déplu.
Voilà , je n'ai pas tout raconté. Il y
eut des moments exaltants,
d'autres de découragement, des moments où nous avions peur
d'être coupés de l'Organisation, de ne pouvoir remplir notre
mission et presque arrivés au but ....le trou.
Peut-être aurais-je dû vous dire que lorsque nous pressentions
la fin, une démarche avait été entreprise pour que les
agents de liaison soient "planqués" dans des
administrations.
La manoeuvre était astucieuse pour démanteler les réseaux
en les privant de leurs forces les plus jeunes. Certains ont
accepté.
J'ai refusé et j'ai continué sachant pertinemment ce qui
m'attendait.
Aussi j'ai commencé à m'entraîner à rester le
plus longtemps possible la tête immergée. Nous savions que le
supplice de la baignoire était pratique courante.
C'est une histoire toute simple , sans
signe particulier. Auteur-sujet
: Monsieur Tout le monde, un peu entêté, un peu curieux.
Quel a été l'impact de notre action? Je crois avoir participé
à entretenir le moral des Français qui attendaient des jours
meilleurs, assis dans un fauteuil, près d'un feu de bois.
Fallait-il pour cela prendre tous ces risques?
Pic, ne me voyant pas à la brasserie l'Européen a tout de
suite compris et pris le large. Il a refait surface au moment
des combats
et a rempli sa mission. Rémond a été arrêté
le lundi suivant au rendez-vous fixe que nous avions avec
l'agent de liaison
de l'État-major .
Tout l'État-major arrêté, l'organisation a perdu ses
contacts. C'était le vide, vite comblé par le groupement
communiste
que le Général de Gaulle avait tenu à l'écart
et qui a ainsi profité de la situation pour se propulser au
premier
rang.
Le professeur de Versailles avait été tué lors de l'évacuation
de son camp , 48 heures avant l'arrivée des Américains. Thierry,
Bertille, Bonnet, Lérin, Le Tinguy et combien d'autres morts en
déportation,
Rémond sur un lit d'hôpital, très diminué .
Gildas , déporté au camp de Buchenwald avec nous, avait été
libéré, sans gloire . (Il trouvera la mort dans un accident
d'automobile plusieurs années plus tard sans que je ne l'ai
revu).
Et moi, je suis là, plus fataliste que jamais, sur la ligne de
départ
pour une nouvelle vie .
La Résistance cela avait été quoi?
Ceux qui avaient participé avaient-ils envie de témoigner?
De nombreux compagnons étaient tombés sous les balles, d'autres
ne devaient jamais revenir des camps, des prisons, d'autres
avaient, sur
la pointe des pieds, abandonné la lutte, d'autres n'ont pas été
à la hauteur des tâches qui leur avaient été confiées.
Et puis, il faut bien le dire, tous ceux qui restaient, avec
leurs qualités, leurs insuffisances reconnues ou non , cela
faisait peu de monde .
Par contre, tous les attentistes qui n'ont montré le bout du nez
qu'après le repli allemand, tous ceux qui sont allés acclamer
les troupes alliés, tous ceux qui écoutaient, bien à
l'abri, les émissions de la France Libre, ont pu croire avoir
"fait"
de la Résistance. Nous laisserons de côté les opportunistes.
Ceux-là savent toujours au bon moment prendre la direction du
vent.
Alors tous ces gens en possession d'une carte d'un mouvement de
résistance,
qui n'avaient pris aucun risque, devant les témoins que nous
étions,
que pouvaient-ils faire d'autre que s'esquiver ?
Et c'est ainsi que presque tous les mouvements de résistance
disparurent
très vite.
Nous avions été inconscients de nous engager pour la défense
de la liberté, maladroits de nous faire arrêter, mais nous
dépassions
toutes les bornes, en étant revenus, décidés malgré
tout à tenir notre serment: TÉMOIGNER .
Nous aurions sans doute dû nous faire oublier. La "Société"
n'aime pas ceux qui, même si ce n'est qu'un court instant, ne
respectent
pas ses lois. Ils peuvent toujours avoir envie de recommencer.
Nous étions
aussi très durs vis à vis de certains de nos chefs qui ne
semblaient
pas avoir respecté les règles de notre engagement.
Peu de temps après mon retour du camp, j'ai eu connaissance d'un
long rapport mettant en cause la femme de Gildas qui était
présentement
représentante de la France à l'O.N.U.. Gildas, chef de la
Résistance
pour Paris et dix départements, arrêté le 3 juin en même
temps que tous les responsables de la région, après la prison
de Fresnes, était arrivé au camp de Buchenwald .
Un soir d'appel sur la grande esplanade du camp , Gildas est
demandé.
Il sort des rangs. Nous ne devions plus le revoir au camp.
Qu'était-il
devenu? Le rapport qui venait de m'être confié racontait
l'aventure
.
Sa femme avait mis tout en oeuvre pour récupérer son mari
qui, à la Libération, devait recevoir un poste ministériel.
Elle rencontre les autorités françaises de l'époque,
négocie avec le commandement allemand en France et obtient
l'échange
d'un responsable militaire allemand contre son mari. Le rapport
déniait
à cette dame le droit d'échange, lui reprochant ses
interventions
diverses dont une auprès de Laval. Ses agissements ne
concordaient
pas avec la foi qui avait animé la Résistance. Il était
demandé un jury d'honneur . Tous les résistants arrêtés
avec Gildas le 3 juin étaient invités à témoigner
..
Le dossier avait été distribué à l'Assemblée
Nationale, un exemplaire était entre les mains du Ministre de
l'Intérieur,
un autre dans celles du Ministre de la Justice.
Me voilà témoin, participant à une rencontre dans
un lieu privé avec un émissaire du Ministre de l'Intérieur.
J'entends qu'il était reconnu que j'avais fait honorablement mon
devoir,
qu'étant jeune, il était de mon intérêt d'oublier
cette "erreur" de parcours . Il m'était conseillé de me tenir
en dehors de cette affaire qui impliquait une représentante de
la
France dans un organisme international.
Je suis sorti de cet entretien complètement déboussolé.
Nous avions eu le droit de mourir pour notre pays mais nous
devions passer
par profits et pertes, les dessous qui n'étaient pas jolis,
jolis
.
Nous avions encore devant les yeux les visages des camarades
morts que l'on emmenait au four crématoire. Nous avions soif de
justice. Et
pourtant...
J'ai appris par la suite que le dossier avait mystérieusement
disparu
du bureau du Ministre de la Justice qui était du même parti
politique que Madame Lefaucheux et que l'affaire serait classée.
Lefaucheux alias Gildas n'a pas eu le ministère de l'Industrie
qu'il
avait espéré mais il fut nommé Président Directeur
Général de la Régie Renault .Sa femme a continué
à représenter la France à l'O.N.U.
D'après le dossier que nous avions étudié attentivement,
il n'y avait aucun doute, Madame Lefaucheux avait utilisé les
pouvoirs
qu'elle détenait à son profit exclusif. La négociation
d'échange aurait pu permettre d'obtenir beaucoup plus que la
libération
de son mari.
L'aventure s'était terminée pour moi le
jour où l'avion,
qui me ramenait, avait atterri au Bourget. Notre résistance se
terminait
sur une image décevante. Ces vers de La Fontaine me revenaient à
l'esprit:
"Selon que vous serez puissant ou misérable
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir."
Par la suite, j'ai été invité à un banquet qui
devait réunir les rescapés du 3 juin 1944, j'ai été
aussi désigné comme membre de la commission d'attribution des
cartes de résistant. J'ai préféré renoncer, la
page était tournée.
J'en avais vu de toutes les couleurs: les luttes d'influence des
groupes
de résistants pendant l'occupation, la proposition du Comité
des Forges, les rivalités des chefs avec leurs sinistres
conséquences,
j'avais été témoin au procès des Français
de la Gestapo, j'avais vu les pseudo-résistants.
J'avais eu beaucoup d'enthousiasme, beaucoup de foi, beaucoup
d'espoir.
J'avais pris conscience des dimensions de l'engagement et aussi
de sa
démesure?
Retournons un peu en arrière, nous
étions partis dans des
fourgons cellulaires vers 5 heures du matin le 4 juin 1944.
Quelque peu chaotique
et très inconfortable, ce voyage. Arrêt et nous entendons
s'ouvrir
des grilles et ensuite les portes des fourgons . Nous sommes
dans une grande
cour. C'est dimanche. Encore de nombreuses portes, chacun prend
place dans
une petite cellule sans air, ni commodités.
Ouf! Enfin seul. Les nerfs lâchent et je m'endors. Au réveil,
j'aperçois un petit rayon de soleil. J'entends le bruit de la
foule
qui acclame les sportifs au stade de la Croix de Berny. Nous
sommes à
la prison de Fresnes .. Et je suis là, enfermé entre quatre
murs .. Oh! liberté, liberté chérie!
Le hurlement des sirènes! Enfin une source de joie. Oui, ici
notre
état d'esprit change. Nous savons que malheureusement des bombes
tombent
sur des Français mais nous savons aussi qu'elles hâtaient la
fin de la guerre. Et puis, il fallait entendre le remue-ménage à
l'intérieur de la prison. Vous aviez droit à un deuxième
tour de clé, après quoi, ces messieurs allaient aux abris.
C'est alors qu'un "miracle" s'est produit. J'ai entendu:
- Allô, allô, ici Adé. Y-a-t-il des gars de l'Alliance
parmi vous?
C'est ainsi que j'ai su qu'il existait ce que pompeusement nous
avons appelé "Radio-Fresnes". Puis la nuit tomba et la fatigue
m'entraîna dans un sommeil quelque peu agité.
Le lendemain, à la première heure, un garde est venu nous
chercher. Nous empruntons un escalier qui descend, vers où?, un
cachot
peut-être? J'arrive dans un couloir où se trouvent quelques
connaissances. Tant bien que mal nous échangeons quelques
confidences.
J'apprends ainsi ce qui s'est passé rue des Saussaies et les
noms
de ceux qui de l'autre côté de la barrière avaient joué
le double jeu .
Déshabillage, puis la douche. Pour nous essuyer, un seul linge
sans
fin, c'est donc le voisin que vous essuyez. Devant moi Péchery ,
le
chef militaire de l'État-major. Il laisse échapper quelques
plaintes. Je n'avais pas vu son dos où une matraque plate avait
laissé
ses empreintes, c'est à dire qu'il n'y avait pratiquement plus
de
peau. Je m'excuse et tamponne le dos au lieu d'essuyer. Un
sourire me remerciera.
Nous sommes vivants et cela suffit pour l'heure à notre bonheur.
Nous nous habillons et chacun est introduit dans une cellule
plus petite
qu'une cabine téléphonique. Après une longue attente,
c'est la fouille. Nous remettons à un greffier: montre, objet
précieux,
portefeuille, ceinture, cravate, lacets. Et nous repartons. Des
portes s'ouvrent
et se referment. Des escaliers, fouille et refouille. Devant une
porte, je
suis poussé brutalement à l'intérieur. La clé
tourne deux fois dans la serrure. Je suis dans la cellule 307,
un peu aveuglé
par la lumière provenant d'une grande fenêtre fermée.
Devant moi deux hommes au teint cireux, débraillés, mal peignés,
mal rasés .. Qui sont ces personnes? Quel type de prisonniers?
Un
timide bonjour et aussitôt je suis assailli de questions. Tout
le monde
se méfie de tout le monde. Dès que j'ai dit que j'étais
de la Résistance, les visages se sont détendus. Quelles sont
les nouvelles? Depuis 48 heures j'ai quitté la vie civile, je ne
sais
pas ce qui a pu se passer. Je sais seulement que le débarquement
est
annoncé.
Comment se passe une journée à la cellule 307?
Outre l'aspect bizarre des occupants de la cellule, j'avais été
frappé par le brillant du parquet qui semblait ciré. Je devais
comprendre le lendemain matin. Après le réveil à 6 heures
et le quart de jus, il fallait astiquer la "piaule". Les trois
"taulards"
à genoux frottent avec le bord de la gamelle les lames de bois.
Les
taches disparaissent et ça brille. A 8 heures, le sergent
inspecte
, tout est en ordre.
Vient l'heure de la toilette, pas de serviette, pas de savon,
une bassine
et de l'eau. Chacun son tour. Puis c'est l'attente de la
distribution de
soupe. Comment est-elle? Claire? Épaisse? Chacun y va de son
pronostic.
Faut-il qu'on ait perdu tout sens de la dignité pour se
préoccuper
de cela. Il faut dire que la faim nous tenaille. Ce breuvage
avalé,
nous cherchons dans le sommeil l'oubli de cette vie sans vie. Un
bruit de
chariot et c'est la demie boule de pain qui est distribuée. Les
trois
demies boules sont comparées et on tire au sort. Vers 15 heures
arrive
le café. A 19 heures, c'est la relève des soldats. Un voile
de tranquillité recouvre la prison, les gardiens ont mis des
espadrilles,
c'est le calme, le grand calme, plus rien pour se raccrocher.
Chaque cellule a établi ses règles. A la 307 , le repas est
à 19 heures. Nous n'avons pas de montre mais nous savons
l'heure.
Le plus ancien sait qu'à tel endroit sur le mur d'en face
l'ombre
marque telle heure, le pied de la balustrade, telle autre heure
.. Lorsqu'il
pleut ou que le temps est couvert, l'émetteur de "Radio-Fresnes"
se
met en marche et un prisonnier annonce l'heure.
Donc à 19 heures, repas pantagruélique composé d'un
morceau de pain et de 5 grammes de margarine. Puis c'est à
nouveau
la quête du sommeil. S'il ne vient pas ce sont les souvenirs et
les
projets qui s'agitent dans une tête qui ne sait plus penser.
Ceci est la relation de la vie de tous les jours. Mais bien
rares sont les journées aussi paisibles. Souvent un bruit de clé
nous fait
sursauter. Dès que la porte s'ouvre, nous devons nous mettre au
garde
à vous devant la fenêtre. C'est une inspection, voire la fouille
complète de la cellule. Quatre fois en deux mois et demi, nous
avons
eu droit à une distribution de livres. Si la porte s'ouvre à
sept heures le matin, c'est pour emmener l'un de nous au
"Tribunal" où
l'attendent la "schlague" et les tortures en tous genres.
Une fois toutes les trois semaines c'est la douche. Nous devons
descendre,
sans vêtement, simplement enveloppés dans une couverture. C'est
la cavalcade dans les escaliers où, si nous n'allons pas assez
vite
au gré de nos gardiens, nous sommes malmenés, coups de pied,
coups de poing ... Descendre trois étages, la douche, la
remontée,
le tout en moins de cinq minutes pas le temps de flâner!
Quelquefois, c'est la promenade. Nous sommes ravis de prendre
l'air. Une
fois dans la cour, cet air dont nous sommes privés, les fenêtres
des cellules étant clouées, nous étourdit et nous assomme.
L'autre dérivatif à cet emploi du temps c'est "Radio-Fresnes".
Toutes les ruses sont utilisées. Le miracle qu'a accompli
Radio-Londres
en exhortant l'esprit de la Résistance, en renseignant sur les
opérations militaires et les dessous diplomatiques, se répète
ici chaque
jour. C'est pour le prisonnier un réconfort, une raison
d'espérer.
Si Radio-Fresnes annonce la progression des troupes alliées,
c'est
l'explosion de joie, si cela n'avance pas aussi vite que nous le
souhaiterions,
on espère que ce sera pour le lendemain.
Comment arrivent les nouvelles? D'abord par les nouveaux
prisonniers. Chaque jour amène son contingent, ensuite par les
"calfators", prisonniers parlant l'allemand, qui sont en contact
avec nos geôliers et parviennent
à glaner quelques renseignements. Souvent les nouvelles
sont
fausses ou pour le moins prématurées. Aucune importance,
l'essentiel
est que le moral soit maintenu au plus haut niveau .
Les émissions de Radio-Fresnes démontrent toute l'ingéniosité
des êtres humains pour communiquer. Les fenêtres étant
fermées, il faut ou bien casser un carreau, ce qui attire au
délinquant
une pluie de coups de trique et en cas de récidive le cachot, ou
démastiquer
le carreau pour le faire descendre un peu en prenant soin après
usage
de camoufler l'opération. Il y avait des spécialistes de ce
genre de travail, des volontaires prêts à tout, mais ils ne
résistaient pas longtemps, le cachot ayant toujours le dernier
mot.
Les femmes n'étaient pas les dernières à s'activer.
Leur bâtiment était juste en face du nôtre. Grâce
aux chansons transmises à fortes voix, aux nouvelles plus ou
moins
fantaisistes qu'elles propageaient, le moral tenait le coup.
Certains jours, les Allemands faisaient la chasse aux beaux
parleurs et
malheur à celui qui se faisait prendre. Il existait d'autres
moyens
pour communiquer. Cela se faisait d'un bâtiment à l'autre. Un
opérateur avec un mouchoir appliqué sur une vitre dessine à
l'envers des lettres. En face on peut déchiffrer et répondre
de la même façon.
Il y a aussi le morse-maison sur le tuyau d'eau: A, un coup, B,
deux coups etc. . Il fallait de la patience et du temps mais ce
sont deux choses dont
nous ne manquions pas.
Dans notre cellule de trois mètres sur quatre, les trois
occupants,
les mains derrière le dos entamaient des rondes effrénées.
La cadence dépendait du moral qui était soumis à rude
épreuve. Les esprits étaient ailleurs, chacun avec les siens
ou perdu dans des projets fantastiques. La machine à broyer du
noir
fonctionnait à plein, mais la vie, même carcérale est
faite de contrastes. Un des compagnons entamait une
chanson bientôt
reprise par les deux autres puis d'une cellule à l'autre. Cela
exaspérait
les gardiens qui venaient frapper à nos portes avant de sévir.
Le reste du temps nous discutions.
Le 5 juillet, est arrivé à la cellule 307 un nouveau
locataire qui avait beaucoup voyagé. Nous avons
commencé
un petit tour du monde. Un jour c'était le midi de la France,
Bordeaux,
Toulouse, Agen, le Lot, Marseille, la Côte d'Azur, le lendemain
c'était
l'Espagne, sa campagne très en retard, ses anarchistes, la
Catalogne.
Que de rêves j'ai fait dans les quartiers de Barcelone, pendant
la
révolution. Nous avons vécu cinq années dans ce coin
d'Espagne en quelques jours. Après, nous avons été en
Abyssinie vers 1933. La France y envoyait des as de l'aviation,
et le drapeau
français s'il ne flottait pas aux frontons des édifices était
dans tous les coeurs. Le prestige de notre pays ne venait pas de
nos armées
mais de l'oeuvre accomplie par des hommes de conviction.
Après c'était la Tunisie et le Liban, les plantations de
pamplemousses,
les colonies sionistes, le désert. Nous avions aussi des
discussions philosophiques, littéraires, politiques et même
culinaires.
Nous avons même pris rendez-vous pour le jour "L"
comme libre pour faire ensemble un bon repas.
Pendant ce temps là, nous ne pensions plus à notre condition,
nous étions dans les domaines du rêve, de l'indéfini,
de la poésie, de l'irréel. Un regard, les barreaux, les verrous
étaient toujours là. Mais Radio-Fresnes, grâce à
ses infatigables annonceurs nous apprend que les Alliés
approchent
. C'était bon d'y croire .
Notre ami Pascal, le grand voyageur, part à l'interrogatoire le
10
août. Il en a vu d'autres mais il sait ce qui l'attend, il est
pâle.
Il me confie son alliance où sont gravées des initiales qui
ne sont pas celles du nom sous lequel il est parmi nous.
Pourquoi l'a-t-il
encore? Mystère.
Dans la matinée , le remue-ménage commence. Des prisonniers
passent sans arrêt avec quelques affaires sous les bras. A 15
heures,
Pascal revient. Il nous apporte des nouvelles qui font sensation
: la Gestapo
a suspendu les interrogatoires et brûle sans discontinuer des
papiers.
Notre joie éclate, surtout lorsqu'on apprend que Pascal vient
d'échapper
à une série de tortures. Il n'est pas encore remis de ses
émotions
lorsque nous sommes informés que la prison de Fresnes allait
être
évacuée. Déception, car notre libération que
nous espérions proche est de la sorte différée et notre
destination est sans doute celle d'un camp de concentration.
Malgré
tout, nous voulons croire que l'avance des alliés contrecarrera
ces
plans. Les prisonniers continuent à passer devant notre cellule.
Et,
à la tombée de la nuit, la porte s'ouvre : "M... P... G...
W... présents, bagages (?), dans deux heures".
Nous risquons d'être séparés. Nous promettons de nous
retrouver. L'un après l'autre nous quittons la cellule. Passage
au
greffe où nous sont remis nos objets personnels sauf argent et
bijoux.
Ce n'est pas encore le départ et nous remontons vers de
nouvelles
cellules où nous sommes classés par ordre alphabétique.
L'anxiété grandit. Départ ou pas départ
Le 13 août, branle-bas à quatre heures du matin Du café,
un colis Croix-Rouge pour quatre. C'est le départ. Non pas
encore...
Ce sera pour le 15 août. Même scénario, café et
c'est l'entassement dans des camions sous l'oeil vigilant de
très
nombreux Feld-polizeï et de S.S. En route vers une destination
inconnue.
Paris ne m'a jamais paru si beau que ce 15 août 1944, ce Paris
que
j'avais quitté le 3 juin. Le soleil brille.
Malgré la gravité des événements, hommes et
femmes qui attendent la libération ont le sourire. Paris montre
son
vrai visage. Malheureusement nous devons le quitter pour un
autre paysage
moins sympathique.
Un quai, des wagons à bestiaux, des
barbelés. Nous sommes
entassés par groupe de 70. Il est 10 heures du matin. A nouveau
fouillés,
comptés, ravitaillés!!! La Croix-Rouge est là très
active. Nous obtenons quelques nouvelles et cela nous
réconforte.
Partirons-nous? Le train fait quelques manoeuvres sans plus. A
la tombée
de la nuit, départ. Combien de scénarios ont traversé
nos esprits en ces instants? Toute une journée à Pantin à
quelques kilomètres de mon domicile ...!
Toute la nuit, le train roule, 70 par wagon, sans air, certains
restent debout,
quelques-uns dorment, d'autres discutent, sans oublier les
crises de nerfs.
Quelle atmosphère!
Enfin le jour paraît, pour peu de temps. Vers 10 heures le train
entre
dans un tunnel. La locomotive s'arrête. Un bruit court. Le
tunnel est
bouché à la suite d'un bombardement. Durant plusieurs heures,
qui nous semblent interminables, nous sommes restés dans le
noir.
L'air est irrespirable, nous étouffons. Le train enfin
s'ébranle,
il fait marche arrière et nous retrouvons la lumière. Sur la
voie à côté un train pullman. Parmi les voyageurs se
trouvent des "souris grises", des miliciens et certaines
personnalités
de la Collaboration telles que, paraît-il, Marcel Déat, de
Bassompierre
... Certains d'entre nous reçoivent l'ordre de transporter les
bagages
des ces messieurs-dames. Crânement les prisonniers refusent .
Les Allemands
laissent faire.
Nous sommes parqués dans un champ, puis c'est le départ à
pied sur une route. Nous doutons de nos forces mais nous
respirons l'air
pur de la campagne. Lors de la traversée du village de
"Nanteuil",
des habitants tentent de nous donner quelques vivres. Ils sont
aussitôt
repoussés à coup de crosse de fusil vers les maisons. Vers
le soir, c'est à nouveau l'embarquement dans un autre train et
le
départ.
De temps en temps des coups de feu, des sifflets, le train
s'arrête.
Ce n'est qu'une tentative d'évasion. Le chef de convoi veille.
Il
a charge d'âmes. Dans le milieu de la nuit une fusillade
nourrie
laisse présager l'attaque du train qui avait été annoncée
de wagon en wagon. Nous étions tous prêts avec un petit paquet
de vivres. Puis plus rien, le train repart.
L'enquête parlementaire dont j'ai déjà parlé,
a révélé que l'attaque du train avait été
annulée sous la pression de la femme du Chef d'état-major de
la région parisienne, parce qu'elle avait entamé des pourparlers
avec les autorités afin d'obtenir la libération de son mari
d'une autre façon. C'est sûr, l'attaque du train aurait fait
de nombreuses victimes aussi bien du côté des assaillants que
du côté des prisonniers. Mais dans ce dernier convoi parti de
Paris, nous étions 1600, 300 seulement sont revenus, certains en
mauvais état. Nous avons le droit, je pense, de nous interroger
sur la responsabilité de cette dame. Cela ne l'a pas empêchée de
jouer un rôle
politique important après la Libération .
Le train continue de rouler. Nous arrivons en gare de
Châlons-sur-Marne. Nouvel espoir. Un bruit circule : "La
Croix-Rouge suédoise intervient".
Les femmes de la Croix-Rouge française apportent à manger, à
boire et acceptent quelques messages pour les familles.
Espoir déçu, le voyage se poursuit. Les souffrances augmentent,
certains ont la diarrhée, c'est insupportable. Pour ma part, je
suis
incapable d'avaler quelque nourriture que ce soit .
Et c'est Revigny où nous devons dire adieu à la Croix-Rouge
puis Lunéville où les Allemands avant de quitter le sol de
France chantèrent, chahutèrent, s'enivrèrent pendant
que nous essayions d'oublier dans le sommeil notre condition. Le
quatrième
jour, c'est le passage de la frontière à Nouvel-Avricourt.
Cette fois tout espoir disparaît, c'est bien la
déportation.
Quelle désillusion, lorsque nous constatons qu'en Allemagne, les
chemins de fer fonctionnent normalement. Dans les gares, il y a
même
des touristes, des gens aux allures paisibles, de bons bourgeois
en villégiature,
des hommes d'affaires. Dans leur regard pas la moindre
considération.
Nous sommes des "terroristes".
Il faudra encore une journée et demie pour arriver en gare de
Weimar,
car il a fallu s'arrêter souvent pour laisser la priorité à
la machine de guerre allemande. Avons-nous terminé notre
calvaire?
Non, pas encore, nous restons dans ce maudit wagon toute la
nuit. Les langues
commencent à pendre, des yeux se révulsent, certains
divaguent.
Le lendemain, c'est dimanche. Le train s'ébranle. Peu de temps
après,
c'est le débarquement. Cinq jours et cinq nuits dans ces wagons.
Personne
ne pourra trouver les mots pour relater ce qu'a été ce voyage.
Malades, assoiffés, sales, puants, étouffants, anxieux, nous
ne sommes plus que des loques lorsque nous mettons pied à
terre.
Nous n'étions pas au bout de nos peines. Devant nous des fils de
fer barbelés électrifiés et derrière, des forçats.
Ce camp ne peut être pour nous. Nous, nous sommes des
déportés
politiques! Nous traversons des jardinets, des rangées de
baraques
simples mais soignées. Encore deux ou trois illusions, le parc
zoologique
et c'est fini. Ce camp, celui de Buchenwald est bien pour
nous.
L'attente, des bruits circulent, nous
ne voulons y croire. Pourtant il
faut se rendre à l'évidence. C'est bien notre destination.
En rangs, nous traversons la grande cour et nous arrivons dans
un "block"
où nous nous engouffrons un par un. Sur un comptoir doivent être
déposés "bagages", valeurs - du moins celles que nous ont
laissées
ces messieurs de la Gestapo - et
nous nous retrouvons entièrement nus.
Même les prothèses (jambe artificielle) doivent être
déposées.
Nous pénétrons dans une salle où des tondeuses pendent
du plafond et c'est la tonte totale, cheveux et poils, et tant
pis si un
morceau de peau y passe.. Dans la pièce suivante, nous
devons
fermer les yeux, inutile de vous dire que nous sommes dociles.
C'est l'arrosage
au grésil puis à l'eau froide. Toujours en nudistes, nous
passons
dans des couloirs où à un tournant nous sommes aspergés
d'essence de serpolet et nous nous retrouvons dans le
"somptueux" magasin
d'habillement. Une chemise, un treillis de l'armée russe, un
calot
et allez donc, la nouvelle bande de va-nu-pieds se dirige à
travers
le camp. Je m'entends appeler, je me retourne, c'est l'agent de
liaison d'Aulnay
avec qui j'échange quelques nouvelles mais je dois suivre la
colonne
vers le petit camp de la "quarantaine".
Un appel interminable où nous sommes comptés et recomptés,
une soupe que nous apprécions après notre long périple.
Ainsi se termine notre première journée au camp de
Buchenwald.
La nuit se passe à la belle étoile, plutôt mal que bien.
A 4 h.30 réveil, un vaste brouhaha et une équipe part pour
la corvée de "jus". Une quelconque eau chaude nous est
distribuée
et c'est le premier appel. Le déporté, encore moins docile
que tout autre, ne veut pas comprendre qu'il a tout intérêt
à se ranger par dix, alors ce sont des bousculades, des
cris.
La règle semble être de se laisser vivre. Toute pensée,
toute envie de réagir ont été abandonnées à
la porte du camp. L'homme est devenu une machine à obéir. Chaque
appel dure au minimum une heure et demie. Vient ensuite une
corvée,
déplacer des pierres ou des planches. Vers midi, quelquefois
vers
14 heures, qu'importe, la soupe arrive. Chaque groupe de 30
dispose de 5
gamelles et de 3 cuillères. Il reçoit un bouteillon de soupe.
Il faut attendre qu'une gamelle, qui n'est pas lavée entre deux
usagers
car il n'y a pas d'eau, soit vide. Nous en verrons bien d'autres
au cours
de notre "villégiature".
Dans l'après midi distribution de pain. Un pain pour trois, une
boîte
de "singe" pour 20 et le plantureux repas, le seul de la
journée,
peut commencer. Vite, à nouveau appel. Sur place, figés au
garde-à- vous, muets, nous devons rester ainsi, parfois des
heures
quand il n'y a pas prolongation qui dure toute la nuit quelque
soit le temps.
Ces appels sur la grande place sont tristement gravés dans
toutes
les mémoires. L'hiver 43, les déportés sont restés
32 heures debout, les pieds dans la neige, caressés par un vent
glacial.
Plus de 200 se sont écroulés et ont été dirigés
directement vers le four crématoire. Puis c'est le coucher, une
couverture
pour cinq sur le sol humide, en plein vent sur le plateau de
Weimar.
Pendant cette quarantaine nous devons décliner notre état-civil
complet et celui de nos parents. Les maladies que nous avons
eues sont répertoriées.
Puis la queue à "l'Arbeit stastic", office de placement qui doit
décider
de notre affectation dans un kommando. La visite médicale
consiste
à passer devant un médecin, assez loin pour qu'il ne
soit pas contaminé et vous entendez la formule rituelle "bon
pour
le service". Nous avons eu droit aux vaccinations, ne me
demandez pas lesquelles,
nous ne l'avons jamais su. Nous passions devant un infirmier qui
vous vaccinait
sans jamais, ou si rarement, changer d'aiguille.
Trois jours après notre arrivée au camp, vers midi, le bruit
caractéristique des avions parvient à nos oreilles. Ordre de
s'allonger ou tout au moins de nous asseoir. Soudain des bombes
déchirent
la voûte azurée et des flammes montent vers le ciel. La panique
s'empare des prisonniers et sans doute de nos gardiens. Le
bombardement n'était
pas pour le camp mais pour des usines à proximité où
travaillaient des Kommandos. L'eau déjà si rare a manqué
pendant trois jours.
Des déportés furent employés au déblaiement
et certains ont trouvé des boîtes de conserve. Le soir nous
avons eu droit à une belle harangue pour nous faire part de la
disparition
de boîtes qui contenaient soi-disant du gaz bleu très dangereux
risquant de provoquer la mort de milliers de déportés. Certains
riaient sous cape et ce soir là les déblayeurs ont amélioré
l'ordinaire.
Un matin, nous avons été conduits vers les bâtiments
où nous avions déposé nos habits. Nouveau déshabillage.
Cette fois nous avons reçu notre costume de bagnard, rayé bleu
et blanc. Aux pieds nous avions des chaussettes russes et des
sabots. Tout
cela sentait le neuf mais aussi le départ vers les
Kommandos.
A 14 heures, appel sur la grande place, le chef de camp en
personne est passé dans les rangs pour s'assurer que nous avions
bien cousu nos
numéros qui constituaient notre identité. Le mien, 76888.
A 17 heures retour vers notre petit camp. Il pleuvait.
Distribution de pain
et nouvel appel. A la tombée de la nuit, un S.S. passe,
l'appel
est terminé. Direction un petit bois à proximité où
nous pataugeons les pieds dans la boue, aspergés par les
arbres secoués par la tempête. On appelle des numéros, nous
ne sommes plus que cela . Ils avancent et se rangent à part.
Sous
la pluie avec un simple costume en synthétique, nous grelottons,
des
camarades s'écroulent, interdiction de leur porter secours. Le
lendemain,
ils prendront le chemin du crématoire. Cette comédie dura
jusqu'à
2 heures du matin .
Cette nuit là 1200 déportés partirent pour le tunnel
de Dora d'où bien peu sont revenus. N'étant pas appelé,
je m'adresse à l'interprète qui me répond: "ce sera
pour demain". Trois jours après, j'étais dans un autre groupe:
destination Leipzig. Le départ s'est effectué de manière
pittoresque. Au petit jour, rassemblement sur la grande
place. Des
musiciens en uniforme jouaient une musique qui ressemblait à de
la
musique de cirque. Au pas cadencé, les kommandos partaient
l'un
après l'autre vers les lieux de travail. Notre tour est arrivé,
direction : le quai d'embarquement vers les wagons à
bestiaux.
Le voyage s'est effectué dans de
meilleures conditions que celui
qui nous avait amenés à Weimar. L'arrivée eut lieu en
pleine nuit. Un petit camp de trois baraquements. Dans le
premier résidaient
nos gardiens, dans le second, des Russes et des Polonais. Des
Tchèques
occupaient une partie du troisième où une pièce était
réservée aux nouveaux arrivants, tous Français.
Dès le premier jour, divisés en deux équipes, une pour
le jour, une pour la nuit, nous devons aller à l'usine . Usine
modèle:
fierté des nazis, nous sommes des apprentis. C'est
l'école.
D'abord, cinq minutes de gymnastique puis au travail. En
cadence, donnée
par un moniteur qui tape sur un établi avec un marteau, nous
devons
avec une lime mettre à l'équerre sous toutes ses faces une
pièce métallique. Ensuite on regagnait le camp. Si nous n'avions
pas bien marché au pas ou si notre calot n'a pas claqué sur
le pantalon lors du passage du sergent, un petit supplément au
programme
nous était réservé. Au commandement d'un sous-officier
assisté par un interprète, nous devions faire la "pelote":
courir, se coucher dans la boue, se relever, se mettre en rang
et ainsi de
suite, pendant une heure ou deux. Si le sous-officier jugeait
que l'exercice
avait été mal exécuté, rouge de colère,
il administrait au hasard quelques coups de schlague. Ce n'était
plus
un homme, ses cheveux se dressaient sur la tête, il bavait,
sortait
son revolver et menaçait.
Le dimanche, l'usine est fermée. C'est la vie au camp, triste et
monotone, coupée d'interminables appels. Certains soirs, les
rivalités
entre les ethnies s'estompaient pour laisser place au
chant et à
la musique. J'en profitais pour me retirer dans un coin. Je
mordais ce qui
servait d'oreiller et je pleurais comme un enfant. Cela
soulage. Après,
on dort mieux. Le lendemain, c'était à nouveau l'usine,
l'établi,
la cadence, le cauchemar.
Après trois semaines de cette vie, nous étions censés
en savoir assez. Ce fut le départ. Sans en connaître les
raisons,
celui-ci a été retardé. Pendant quinze jours nous sommes
restés sans occupation. Les stratèges du café du commerce
s'en donnaient à coeur joie, certains jouaient aux cartes en
cachette,
d'autres, l'oeil triste, le vague à l'âme, l'esprit on ne sait
où, mettaient à nu leur passé. Les projets ne manquaient
pas non plus pour le jour où ... Pendant ce temps, notre estomac
se
faisait oublier. C'était déjà cela ..
Un beau jour d'octobre, le 13, cette date ne s'oublie pas, nous
sommes montés
dans un camion pour une destination inconnue.
WANSLEBEN,
LA MINE ET L'USINE SOUTERRAINE
TOP
Quelle impression nous a fait l'arrivée à la tombée
de la nuit au camp de WANSLEBEN! Un puits de mine, une
briqueterie avec sa
cheminée, des bâtiments en ruine, de la boue, des miradors,
des barbelés, des prisonniers sales, en lambeaux.
Après la distribution de gamelles, ce fut l'appel . Pour la
première
fois nous entendons parler français. Surprise le secrétaire
du camp parle français. Il mène rondement l'appel, un
quart d'heure. Nous apprécions. Nous sommes dirigés vers un
grand local pour y dormir mais il n'y a pas de châlit pour nous.
Il
faut attendre le départ d'une équipe de nuit pour pouvoir nous
étendre un peu. Le sommeil est quand même venu pour très
peu de temps, réveil à quatre heures.
Nous avons été conduits dans une immense salle vide à
l'étage supérieur. Notre petit groupe de 74 français
devait construire les châlits. Cette salle contiendra bientôt
350 prisonniers. Un chef de salle est désigné, ce sera un russe,
ainsi que des "Stubendienst" polonais, dont le rôle est de
distribuer
la soupe, le pain, faire la propreté. Mais ces messieurs ayant
un "pouvoir"
en abusent. Moyennant une ration supplémentaire prélevée
sur l'attribution commune, ils font faire leur travail par
des "esclaves".
Ils excitent les jalousies en menant une vie privilégiée et en
se nourrissant abondamment. Nous, nous avions faim.
Le travail ce n'était rien, les coups pas grand chose, le manque
de sommeil rien, l'inconfort rien, la vermine un accident, mais
la faim ne
cessait de nous rappeler notre condition. J'ai souvent pensé à
ces mots d'enfants lorsque le goûter se faisait attendre:
"Maman, j'ai
faim". J'ai repensé aussi à ces premiers mois d'occupation
au cours desquels la nourriture commençait à manquer. Nous
serrions les dents. Mais là, je constate que la faim rend
méchant,
hargneux, jaloux. C'est la lutte pour la vie. On rêve de tables
garnies,
de mets recherchés. Chacun donne ses recettes ou celles de la
grand-mère.
Véritable obsession, cette nourriture. Il faut faire de gros
efforts
pour oublier et ne penser à rien.
En prison, je m'étais entraîné à faire le vide.
Je crois y être arrivé. Mais après ces exercices, des
difficultés surgissent lorsqu'il s'agit de retrouver le
passé.
Les événements, la vie, la mort tout vous est égal. Nous
devenons des automates.
A notre arrivée au camp de Wansleben, la nourriture nous
semblait
plus copieuse qu'à Buchenwald, mais avec la venue de nouveaux
prisonniers,
la soupe devint plus claire, les rations ont diminué. Cela a été
très sensible à partir de janvier 1945. Ma mère disait
souvent: "Tu manges ton pain blanc le premier". Là, j'ai compris
ce
que cela pouvait vouloir dire .
La journée commençait vers 4 heures du matin. Un immense
individu,
Sacha le russe, tirait les couvertures de ceux qui dormaient et
les sortaient
du pays des rêves avec brutalité. Puis des caricatures d'hommes
venaient chercher un peu d'eau brunâtre appelée café
que l'on salait pour donner un peu de goût. S'il y avait de
l'eau,
nous pouvions nous rendre aux toilettes. Bien souvent l'eau
était
coupée aux heures où nous pouvions les utiliser. Lorsque j'étais
de nuit, je me levais dans la matinée pour me laver, mais
ensuite,
je ne pouvais plus me rendormir. Une fois la semaine, jusqu'en
février,
nous avions la distribution de linge et le contrôle des poux .
Celui
qui en avait était envoyé à la désinfection.
Le dimanche, la vie avait un autre rythme. Au lieu de l'usine
souterraine
où la température était de l'ordre de 30°, nous
devions avec les mêmes vêtements à l'extérieur
par moins 15° assurer des corvées. L'appel durait plus
longtemps,
deux ou trois heures. Le commandant du camp distribuait
lui-même
les récompenses: des coups de schlague par ci par là.
Une mention spéciale doit être attribuée au Noël
1944 . L'usine était fermée quatre jours pour permettre aux
ingénieurs, tous du parti, de se rendre dans leur famille.
Nous
avions espéré un peu de repos. Et bien non. Nous avons
manutentionner
des éléments de baraques dans la campagne par moins 18°.
Nos rations alimentaires ont été réduites puisque nous
ne produisions pas. Joyeux Noël!
Le camp était sous la responsabilité d'un adjudant S.S. .
Était-il fou? éthéromane ? En tous cas son comportement
était pathologique. Trois sergents, plus très jeunes,
et pourtant cruels étaient ses adjoints. Autour d'eux des
soldats
remplissaient consciencieusement leur rôle. Les S.S.
étaient
responsables des prisonniers mais, par je ne sais quel accord,
laissaient
la vie à l'intérieur du camp à d'anciens prisonniers
allemands arrêtés parce que communistes.
A Wansleben, c'était "le Vieux", très marqué par douze
années de camp au point qu'il semblait ne plus avoir toutes ses
facultés
mentales. Avait-il été pour nous, bon ou mauvais? Les
Américains, sans doute informés par des "rancuniers" l'ont
fusillé sur le champ. Directement sous ses ordres, un
luxembourgeois
tenait le secrétariat, des chefs de salle, des "stubendienst",
des
"lagerschutz" ou policiers de camp, tous déportés de nationalité
russe, polonaise, belge.
Au travail, les chefs d'équipe, les kapos, et leurs adjoints,
"Vorarbeiter" étaient tous polonais. Le moins que l'on puisse
dire c'est que ce n'étaient
pas des tendres. Ils tenaient à leur place qui leur procurait de
petits
avantages. Un jour, un russe a été déclaré responsable
du sabotage de pièces. Un kapo et un Vorarbeiter l'ont frappé
jusqu'à ce qu'il tombe à terre et ont continué à
lui donner des coups de pied.
Personne n'avait de coeur à l'ouvrage mais il fallait le
dissimuler.
Toutes les ruses habituelles étaient utilisées. Nous allions
volontiers à l'infirmerie pour obtenir un jour de repos. En y
allant
plusieurs jours de suite, le médecin finissait par céder.
C'était
une journée qui rompait la monotonie et c'était toujours bon
à prendre.
Quand nous étions de l'équipe de nuit, le jour, s'il y avait
alerte, nous devions nous rendre aux abris. A croire que nos
vies avaient
quelque importance. Nous étions serrés les uns contre
les autres pendant des heures. Quand le signal de fin d'alerte
se faisait
entendre, nous étions transis et dans l'impossibilité
de retrouver le sommeil. Si étant de l' équipe de jour, au
moment
de remonter à la surface, l'alerte sonnait, la benne de
remontée
s'arrêtait et nous stationnions dans les couloirs de la mine
jusqu'à
la fin de l'alerte. Certaines équipes de jour ne sont rentrées
à la chambrée qu'à 23 heures et à 4 heures
le réveil.
Ah! cette mine. La première fois où j'ai pris place dans
la benne, j'ai eu les oreilles bouchées. 400 mètres de descente
pour arriver dans une galerie. C'était une mine de potasse
qui
avait été aménagée pour faire une usine souterraine
à l'abri des bombardements. La lumière artificielle nous a
éblouis.
L'atmosphère était irrespirable à cause de la poussière,
la température était de l'ordre de 30°. Nous avons été
utilisés pour transporter des machines et les installer.
Puis
les déportés ont été affectés en fonction
de leurs compétences supposées. Par groupe de huit sont sortis
les perceurs, les fraiseurs, les tourneurs etc.. Je me
rappelais ce
que m'avait dit mon père à propos du principe militaire. Si
tu arguais d'un savoir particulier, tu étais affecté
aux tâches les plus dévalorisantes. Alors je n'ai pas répondu
aux premiers appels. Il ne restait plus que seize déportés, de
quoi faire deux groupes. L'ingénieur a demandé ceux
qui connaissait la table de logarithmes. Spontanément, j'ai levé
la main ainsi que quelques autres qui n'y connaissaient
rien, en particulier
un vendeur de meubles de chez Lévitan.
Notre petit groupe a été conduit dans une partie de la galerie
où étaient installées des tables et des chaises. Chacun
a reçu du petit outillage de contrôle : palmers, calibres
divers permettant de vérifier en bout de course des pièces
usinées dans les autres salles. Ainsi s'est passée, cette
première nuit, assis, attentifs, ne voulant pas être déclarés
inaptes à ce job bien tranquille. C'était trop beau pour
durer.
Plus le grand Reich avait besoin, moins les prisonniers
produisaient. Les mauvaises pièces étaient nombreuses, les
contrôleurs
laissaient passer. Mais au montage en usine civile ça ne
marchait
pas. Alors il fallait trouver un ou des responsables. Un
ingénieur
chimiste hongrois prisonnier a été accusé d'avoir
accepté 200 pièces inutilisables qui étaient destinées
au V2. Il a reçu devant nous tous 50 coups de schlague et a été
contraint à une séance de gymnastique
particulièrement
humiliante. O stupeur ! Après les coups il s'est relevé et
s'est mis au garde-à-vous. Sans doute a-t-il voulu montrer
au S.S. qui l'avait frappé qu'il était le plus fort, mais
j'aurais
été incapable d'une telle attitude.
A la suite de cette découverte, nous sommes devenus contrôleurs
sur machines et nous avions chacun un poinçon numéroté.
Il était ainsi facile de trouver le responsable des pièces
défectueuses.
A la mine, les S.S. étaient là pour répondre à
toute demande des Ingénieurs nazis et pour garantir
l'ordre.
Si, épuisés, nous tombions de sommeil, ils venaient vous
frictionner
les côtes avec un bâton. Si vous traîniez dans les couloirs,
si votre démarche n'était pas assez vive, ils vous
empoignaient
par le fond du pantalon et vous ramenaient à votre poste non
sans
vous avoir gratifié de quelques coups. Les S.S.
changeaient
souvent. Quelquefois, les nouveaux étaient plus doux, ceux-là ne
restaient pas bien longtemps.
Dans l'usine souterraine, des civils Français, Russes, Italiens,
travaillaient
avec nous. Ils étaient conditionnés par la propagande et pour
eux nous étions des brigands, des assassins, des terroristes.
Nous
n'avions rien à attendre de leur part. Ils étaient fiers quand
les Allemands leur confiaient des postes de
moniteurs.
Même si de temps en temps le cafard prenait le dessus, dans
l'ensemble
le moral restait bon puisque nous disions que cela cesserait un
jour et pour
tenir le coup il fallait espérer.
Les Allemands allaient à l'entraînement de la "Volksturm ".
Leurs rations alimentaires diminuaient. Ils s'absentaient de
plus en plus.
Vers fin mars 45, ils ne pouvaient plus cacher leur
appréhension
et nous devinions que les événements se précipitaient.
L'expérience, nous avait appris à ne pas nous réjouir
trop vite. Alors résignés, nous attendions en espérant toutefois
que tout aille assez vite pour que nous ayons encore un aspect
humain lorsque le grand jour arriverait.
De nouveaux prisonniers qui n'étaient pas en costume de bagnard
sont venus nous rejoindre. Ils venaient du camp de Northausen
qui avait été
évacué. Ils furent assaillis de questions. Les Américains
approchaient, et dans l'instant, cela suffisait à notre
bonheur.
Les visages des civils allemands se décomposaient. Le "Vieux"
nous fit un grand discours et nous indiqua l'attitude qu'il
souhaitait nous voir tenir. C'était très équivoque. Sans
doute craignait-il
pour sa vie et incitait -il les uns et les autres à garder leur
calme.
Le 11 avril 1945, j'étais de l'équipe de nuit. Nous sommes
descendus dans la mine comme d'habitude, mais le climat était
lourd.
Dans la journée nous avions entendu le bruit des canons. A
notre
arrivée dans la galerie, l'ambiance était bizarre. Les civils
allemands se concertaient et ne cachaient pas que
les Américains
avançaient sans trouver beaucoup de résistance. Les Ingénieurs
sont arrivés. Aussitôt les civils ont quitté leur poste,
les machines ont cessé leur ronronnement. A 3 heures du
matin,
nous sommes tous remontés, non sans avoir eu quelques craintes.
Pendant
un moment qui nous parut très long, les ventilateurs
s'étaient
arrêtés, l'air était devenu irrespirable. La peur marquait
certains visages. N'étions-nous pas condamnés à
mourir au fond de la mine? L'ordre est enfin arrivé de nous
rassembler
auprès du monte-charge. Il faisait nuit noire lorsque nous
sommes
arrivés à la surface. C'était l'agitation, pour ne pas
dire l'affolement.
LA LONGUE MARCHE, la liberté au bout. TOP
A 8 heures, le 12 avril, ordre a été
donné de rassembler
nos "bagages". En réalité, un manteau rayé et une gamelle
. Une distribution extraordinaire de nourriture a eu lieu:
de la viande
conservée dans la graisse dans des tonneaux. Nous avons dévoré,
sans nous soucier des conséquences éventuelles. Nos
gardiens
S.S. ont fait leurs bagages. Une nouvelle terrible a alors
circulé.
Il était question de nous faire descendre dans la mine et
de
nous y abandonner. A nouveau, la panique. Si le système de
remontée
était saboté par les S.S., nous aurions un splendide caveau
collectif.
Et toujours le canon? Ne pouvaient-ils aller plus vite. Un
spectacle cauchemardesque:
l'homme à l'état nu, entre l'envie de vivre et la peur, du
fatalisme à l'espérance en passant par la croyance en la raison
humaine.
Rassemblement dans la cour, c'est le départ par groupes de 500,
encadrés par les S.S., les responsables déportés ayant retrouvés
leur place normale, parmi nous.
Nous avons marché sans aucune pause jusqu'à minuit. Marche
à nouveau jusqu'à 3 heures du matin. Puis nous avons été
parqués dans une carrière de kaolin près de Wettin.
Nous cherchions des endroits secs qui étaient plutôt rares.
Tant pis, il fallait s'allonger, récupérer pour survivre,
essayer
de dormir. Le froid et l'humidité nous ont réveillés.
De la carrière de kaolin, nous sommes sortis péniblement sous
le regard de l'Adjudant S.S. qui campé sur un promontoire vidait
rageusement
le chargeur de sa mitraillette.
Nous étions le 13 avril. La marche a repris jusqu'à 11 heures.
Lors de la traversée d'une petite ville, les habitants
regardaient
les "bêtes" passer. A nouveau marche forcée pour franchir un
pont qui, parait-il, devait sauter. Sitôt le pont franchi, pause
de
2 heures.
Dans une ville plus importante qui venait d'être bombardée,
nous avons pris la direction d'une usine. A la nuit tombante,
nous sommes
repartis. Il nous a semblé que nos gardiens avaient disparu.
Certains
déportés se sont évadés. Des coups de feu sur
les côtés de la colonne ont éclaté. C'étaient
des miliciens qui tiraient sur tous ceux qui s'éloignaient du
convoi.
Et nous marchions, comme des automates. Certains s'écroulaient,
des camarades aussitôt les relevaient, les obligeant à
continuer.
J'avais des hallucinations. Le passé remontait à la surface,
mon enfance, mon adolescence, tout passait devant mes yeux. Je
marchais.
Brutalement un bras m'a saisi, c'était un déporté russe.
J'avais dormi en marchant et me retrouvais en queue de colonne.
Le Russe
m'a dit dans un allemand douteux: "N'as-tu pas un ami pour
t'aider? si non
tu vas être tué". Je n'ai pas bien compris mais je me suis
ressaisi
et comme un fou j'ai remonté la colonne afin de retrouver le
petit
groupe de français avec qui j'étais auparavant. J'ai expliqué
ce qui m'était arrivé. Deux amis m'ont soutenu. Petit à
petit, je suis redevenu moi-même.
Mes aventures n'étaient pas finies. Nous avions presque tous la
diarrhée à la suite de la nourriture plus abondante et sans
doute avariée que nous avions avalée avant de quitter le camp.
Nous devions nous arrêter au bord de la route. Pendant ce temps,
la
colonne avançait et nous avions vite fait de nous retrouver en
queue
du peloton. Alors un S.S. s'approchait, avec un poignard, il
découpait
votre numéro, seul moyen de vous identifier et un autre vous
tirait une balle dans la nuque. J'ai aperçu le S.S. qui
s'approchait. Je
me suis mis à courir abandonnant ma gamelle et tenant mon
pantalon
à deux mains. J'ai remonté la colonne. Ouf! J'étais
vivant.
Et la marche a continué. Au petit jour après onze heures de
marche, nous avons fait une pause près d'un camp d'ouvriers en
bordure
d'un stade. Nous nous sommes allongés sur le sol. Il était
cinq heures. A 10 heures, debout. Impossible de faire un brin de
toilette.
En avions-nous même envie? Tout avait perdu son sens. Nous
étions
dans "le brouillard". Et encore marche. La colonne s'étirait car
si
nous étions des automates, nos gardiens ne semblaient pas en
meilleur
état.
Un camarade français n'avait pu se redresser. Il restait plié
à l'équerre. Nous le tenions à tour de rôle. Il
nous a suppliés de l'abandonner, l'effort était trop important
pour lui et il ne voulait pas que nous risquions notre vie.
Parlant parfaitement
l'allemand, il s'est approché d'un de nos gardiens et lui a dit
qu'il
n'avait plus la force de continuer. Celui-ci lui a répondu: "Il
n'y
en a plus pour longtemps, il faut tenir". Ce message n'a pas
évoqué
grand chose dans nos esprits mais nous ne pouvions laisser notre
ami. Nous
l'avons aidé de notre mieux.
A un passage à niveau, nous n'allions pas assez vite au gré
de certains gardiens, alors ils chargeaient et tapaient avec des
manches
de grenade. Nos dos portent toujours les marques de ces
coups.
Nous étions le 14 avril. Il était presque 13 heures. Sortis
de la ville, devant nous s'étendaient à perte de vue des champs,
et au loin, très loin, une colonne de véhicules militaires.
Les pessimistes, dont j'étais dirent: "ce sont les allemands qui
se
replient vite fait" . Les optimistes: "ce sont les blindés
américains".
Nous ne savons pas qui a commandé la pause car tous nos gardiens
avaient
disparu.
A peine arrêtés sur le bord de la route, une automitrailleuse
arrive dans laquelle étaient quatre américains. Non ce n'était
pas un rêve. Sans un coup de feu, sans rien, tout naturellement,
nous
étions libres.
Ils étaient la tête de pont de l'avance
alliée et
devaient continuer leur progression. Impossible de nous venir en
aide. Nous
devions nous débrouiller et marcher en direction d'un village.
Ce
fut la débandade. Le plus grand groupe a suivi la route jusqu'au
village
de Nisdorf. A quelques-uns nous sommes partis à travers champ.
Nous
soutenions notre ami, ce qui ralentissait notre progression mais
nos visages
étaient illuminés, nous marchions vers la liberté.
Tout n'était pas fini pour autant. Un avion est passé au-dessus
de nous .Persuadés qu'il était américain, nous lui avons
fait des signes. Méprise, c'était un "stuka". Il nous a
mitraillés.
Nous nous sommes jetés dans les meules de paille devant nous.
Quelques-uns
ne se sont pas relevés.
Nous sommes arrivés sur la grande route où "défilait"
le convoi américain. Il avançait sans problème et lorsqu'il
rencontrait un nid de résistance, il s'arrêtait, bombardait
et mitraillait à tout va, après quoi l'avance reprenait. Nous
sommes rentrés dans une grande ferme et avons demandé un peu
d'eau. Le propriétaire nous a menacés avec son revolver. Nous
étions habillés en bagnard et faisions vraiment peur. Nous
avons fui, ce n'était pas le moment de prendre des risques. Nos
mois
de détention, nous avaient tétanisés.
Nous sommes arrivés dans un village: Prosigk über Röthen.
C'était l'affolement, les Américains étaient là
sur la place du village, des civils allemands regardaient,
hébétés,
apeurés. Les soldats nous ont donné des cigarettes, du chocolat,
du sucre et même des conserves : "Pork and apple".
Un officier a expliqué qu'il fallait au moins trois jours avant
que
les services d'intendance arrivent. Il était très optimiste.
Entre temps nous étions réduits à la loi de la jungle.
Partis 1600, nous n'étions plus que 1000. Mille dans deux petits
villages! Combien de nationalités? Combien de morales? Des
déportés
russes jouaient comme des enfants avec des bicyclettes.
Certains s'installaient
dans des maisons bourgeoises en prenant tout ce qui pouvait les
intéresser.
Notre petit groupe français a été accueilli par des
prisonniers de guerre qui nous ont guidés vers un local utilisé
antérieurement par des travailleurs étrangers. Il y avait
encore les châlits . Nous nous sommes installés. Cela sentait
le renfermé, mais c'était sans importance, c'était mieux
que ce que nous avions l'habitude d'avoir.
Nous n'étions pas des petits saints, loin de là, mais nous
ne pensions pas avoir le droit de piller les maisons, d'en
chasser les occupants.
Pourtant il nous fallait des vêtements, nous ne pouvions
rester
dans des pantalons souillés. Que la douche, même froide a été
bonne! Du linge propre, quel luxe! Ce n'est qu'après que
nous
avons pu croire que nous étions libres.
Nous avons retrouvé une partie de nos gardiens, prisonniers des
américains. Cela valait mieux pour eux. Certains kapos et autres
déportés
ayant eu des responsabilités dans le camp avaient été
victimes d'une justice expéditive que nous ne pouvions
condamner.
Les prisonniers de guerre ont préparé un repas aux 23 français
que nous étions. Beaucoup se sont précipités sur la
nourriture ce qui n'a pas été sans inconvénient. Pendant
quelques jours, la vie communautaire nous a occupés et le reste
du
temps nous restions allongés sur nos paillasses, immobiles, les
yeux
dans le vague.
Les prisonniers de guerre sont partis. Nous, sans organisation,
sans force, nous hésitions à nous lancer sur les routes et
pourtant nous
savions qu'il nous faudrait attendre longtemps dans ce
petit village.
Alors, nous nous sommes mis en route vers une grande ville. Sur
une petite
charrette en bois, typiquement allemande, nous avons
chargé
des boîtes de conserves direction "Halle" . Malheureusement,
nous
avons du abandonner l'un des nôtres, son état de santé
ne lui permettait pas de continuer.
A Halle, deux d'entre nous ont été à la recherche des
autorités alliées. Ils étaient débordés.
Nous avons été dirigés vers une très grande caserne où
étaient hébergés tous ceux qui le demandaient
ou qui traînaient. Il semblait difficile d'assurer l'ordre,
chacun
désirant ardemment rentrer le plus vite possible dans son
pays.
Il fallait héberger, nourrir, répertorier, rassurer.
La vie avait repris dans la ville mais nous avions encore des
tuniques de bagnard et les gens avaient peur. Les déportés qui
parlaient
l'allemand ont essayé d'expliquer, mais la propagande
nazie
avait injecté son venin : nous étions des terroristes. Même
les autorités militaires alliées ne savaient pas trop
qui nous étions. Il y avait les prisonniers de guerre, les
travailleurs
civils, mais nous ? Nous nous sommes aperçus que personne nous
attendait.
Les camps de déportés devaient être évacués
directement. Les alliés n'avaient pu envisager que nous serions
jetés
sur les routes direction Magdebourg pour servir de monnaie
d'échange.
Dans cette caserne, nous avons rencontré les premières femmes
libérées des camps de concentration, complètement déshumanisées,
les visages marqués, les corps décharnés. Leurs récits
nous ont fait frémir, tant d'humiliations, tant de souffrances,
c'était
affreux.
Il a fallu organiser le campement, chercher un peu de nourriture
pour se changer des conserves américaines. Nous ne savions pas
si notre séjour
n'allait pas durer longtemps. La caserne était pleine d'anciens
prisonniers
de toutes nationalités.
Après de nombreuses démarches, sans doute pour se débarrasser
de nos interventions intempestives, nous sommes partis dans des
camions
militaires vers l'aérodrome de Köthen. Là non plus, rien
n'était prévu pour nous accueillir. Pas d'hébergement,
ni cantine, pas de couverture, pas d'argent, les fermes
alentours déjà
pillées. Comme d'habitude, le système D, mais pour la
nourriture,
nous en avons été réduits à gratter la terre
avec nos doigts pour déterrer des pommes de terre qui
venaient
d'être plantées.
Les prisonniers de guerre avaient la priorité et les
instructions
nous concernant inexistantes. Heureusement, un officier de
l'armée
française portant la croix de Lorraine a pu être contacté.
Après le rappel de la promesse du général de Gaulle
concernant l'urgence du rapatriement des déportés
résistants
et après avoir constaté l'état de santé de certains d'entre
nous, il a pris l'affaire en mains.
Les prisonniers savaient déjà dans quel avion ils devaient
partir. Il n'était pas question de remettre ces affectations en
cause,
certains étaient prisonniers depuis cinq ans et il n'aurait pas
été
bon de dresser un groupe contre un autre. Alors un compromis a
été
trouvé qui ne nous donnait pas entière satisfaction, mais que
pouvions-nous?. Deux avions de prisonniers, un avion de
déportés.
Nous avons tous cru pouvoir être à Paris pour la grande fête
du 8 mai. Nous guettions les avions. Aucun ne s'est posé. Ce fut
la
grande déprime, avec la sensation d'être quelque peu abandonnés.
La journée a paru beaucoup plus longue que les autres. Enfin le
12
mai des avions. Nous avons atterri au Bourget en fin de
matinée.
Impossible de décrire ce que nous ressentions. Nous étions
plutôt ahuris. Nous venions d'un autre monde. Ici la vie avait
repris
depuis 9 mois. Lorsque nous avons traversé l'aérogare, nous
sommes passés entre des déportés allongés sur
des brancards. Nous, sans être vaillants, nous nous déplacions
par nos propres moyens. Nous avons mesuré notre chance, mais
notre
joie ne pouvait être complète.
Et ce fut la fête: accueil orchestré, très théâtral.
Des autobus nous ont transportés à l'Hôtel Lutétia
à Paris où nous avons été interrogés par
la Sécurité Militaire. Deux déportés que nous
avions côtoyés pendant des mois ont été appréhendés,
ils avaient été des auxiliaires des services secrets allemands.
Il fallait aussi débusquer les condamnés de droit commun qui
avaient été évacués des prisons françaises
en même temps que nous, Puis nous avons été examinés
très soigneusement par des médecins.
Le service d'assistance m'a proposé de m'emmener chez moi en
voiture,
mais il fallait attendre relativement longtemps. Le temps à
nouveau
existait et j'avais hâte de rentrer. Alors j'ai pris le métro,
le train pour ma banlieue que j'avais quitté un an
auparavant.
L'AVENTURE, ET QUELLE AVENTURE ÉTAIT TERMINÉE! TOP
Pierre Bourlier:
- Agent de liaison du groupe
de résistance Libération Nord, puis à l'unification des
mouvements de résistance.
- Agent de liaison du Commandant le secteur ouest de la région
parisienne
des Forces Françaises de l'Intérieur (F.F.I.) et agent du Réseau
Vidal Brutus des Forces Françaises Combattantes.
- Arrêté par la Gestapo le 3 juin 1944.
- Interné à la prison de Fresnes, évacué le
15 août 1944 vers Buchenwald.
- Affecté au Kommando de Wansleben où était installée
une usine de fabrication de pièces pour V2 dans les galeries de
la
mine de sel à 400 mètres sous terre.
- Après ce qui fut appelé la Longue Marche, libéré
par l'armée américaine le 14 avril 1945.
- Rapatrié le 12 mai 1945.
° Membre de la fédération
des déportés
et internés résistants et patriote du cercle "Mémoire
et Vigilance".
° Membre de l'association des membres de la Légion d'Honneur
décorés au péril de leur vie.
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