CHAPITRE V
 LA PREMIÈRE LIAISON POSTALE 

 
 

Tout en couvrant l'Argentine et les autres pays d 'Amérique du Sud d'un gigantesque réseau de lignes aériennes, M. Marcel Bouilloux-Lafont pensait déjà à la traversée de l'Atlantique Sud. Daurat fait préparer, et essayer un nouveau Latécoère 28, muni de flotteurs. 
 En 1930, il me rappelle d'Amérique du Sud pour me le confier.
Après avoir battu, les 11 et 12 avril, le record monde de distance en circuit fermé pour hydravion avec 4.308 kilomètres en 30 heures 25 minutes de vol, je pars pour Saint-Louis-du-Sénégal avec mes deux coéquipiers Dabry et Gimie.
Dès cette date, j'ai pensé qu'il était possible de traverser l'Atlantique Sud par air, d'une façon régulière et que ce n'était qu'une question de méthode, de volonté et d'esprit de suite. Notre ligne France-Amérique du Sud pouvait devenir entièrement aérienne, le jour où nous le voudrions vraiment.
Les progrès réalisés en aviation permettaient de nourrir les plus grandes ambitions.
Le 12 mai, je traverse l'Atlantique sur le Laté 28 à flotteurs, monomoteur, de Saint-Louis-du-Sénégal à Natal, en un peu plus de dix-neuf heures. Nous avons à notre bord 130 kilos de courrier, le premier courrier aérien transatlantique. Ce courrier fut distribué à Rio trois jours après son départ de Paris, à Buenos-Aires trois jours et demi après, à Santiago-du-Chili le quatrième jour !
Un équipage français avait assuré, pour la première fois, la liaison postale entre les deux continents. 

Lorsque nous nous sommes envolés, le 12 mai, du fleuve Sénégal, à Saint-Louis, notre hydravion Latécoère 28 Hispano-Suiza 650 CV était pourvu de 2.600 litres d'essence et pesait 5.500 kilos. Pour moi, comme pour mes deux compagnons, le navigateur Dabry et le radiotélégraphiste Gimié, dont je tiens à faire un éloge tout particulier, notre tentative semblait devoir réussir sans grand mal. 
Je n’insisterai jamais assez sur le caractère de notre entreprise. Nous allions faire une expérience et nous ne tentions pas un raid.
Évidemment, il est curieux qu'un simple vol postal régulier ait été supérieur au record du monde. S'il en est ainsi, c'est précisément parce que l'aviation française avait accompli un magnifique mouvement de redressement, parce que les services Techniques des compagnies aériennes commerciales avaient une idée exacte de l'aviation et que l'alliance d'un pilote, d'un navigateur et d'un radiotélégraphiste constituait une grande force.
Nous avions passé la période d'improvisation, la méthode permettait d'espérer le succès.


Pilotes de ligne
Habitués à voler par tous les temps, le jour et la nuit à des jours et à des heures déterminés à l'avance, les pilotes de ligne ont acquis un sens de l'air qui leur paraît maintenant tout à fait naturel.
C'est si vrai que lorsque nous nous sommes engagés au-dessus de l'Atlantique Sud, après avoir viré au-dessus de Saint-Louis-du-Sénégal, nous n'avons éprouvé aucune émotion et aucune crainte. Pour nous, nous ne faisions qu'accomplir un vol ordinaire.
Dabry et Gimié étaient installés dans une cabine relativement vaste, où ils étaient à l'aise, le premier pour effectuer ses observations et ses calculs, et le second pour se servir de son poste d'émission et de réception de T. S. F. 
Dakar était déjà à quelques kilomètres de nous lorsque Gimié lança son premier appel au poste radio terrestre. Le bruit du moteur me ravissait. Et, je ne puis le cacher, j'avais la joie dans le cœur.
Mes deux coéquipiers, qui comptaient alors chacun près de cinquante traversées Marseille-Alger, avaient enfin, eux aussi, l'occasion de faire du grand sport.
Pendant le vol, mille préoccupations accaparent un équipage. Avec le recul, ce vol paraît d'une facilité inouïe et une phrase vient tout naturellement, bêtement au bout de la plume : ce fut un vol sans histoire.
Pourtant il fallut rester en communication avec différents postes radiotélégraphiques, assurer avec précision la navigation et rester des heures aux commandes de l'avion. Tout cela n'est que de l'aviation.
Toute la journée, je suis resté à une très faible altitude, entre 50 et 200 mètres, en atteignant régulièrement la vitesse de 160 kilomètres-heure. La mer était relativement calme et d'une couleur vert foncé, uniforme. Nous n'avons vu aucun bateau, autre que le Phocée, placé à 900 kilomètres de Dakar, par mesure de sécurité. Deux cents kilomètres au delà du Phocée, que nous avons passé en trombe, à trente mètres au-dessus de la passerelle, nous étions toujours en relations avec, le poste radiogoniométrique de Saint-Louis. Dabry contrôla aisément sa navigation tous les quarts d'heure, à la suite des réceptions sur 600 mètres de longueur d'onde, réalisées par Gimié.

Dans le « pot-au-noir »
 
Vers 18 heures, nous avons appris, toujours par la T. S. F., la situation géographique du «pot-au-noir» que nous devions inévitablement rencontrer.
Au Sénégal et au Brésil, des marins me confèrent souvent toute leur frayeur éprouvée dans le fameux «pot-au-noir». Pour eux, les nuages très compact et noirs, couvrent la surface de l'eau et y adhèrent. Donc, nous savions quelle lutte nous aurions à soutenir pour passer cette zone de dépression.
Comme nous étions partis à 11 h. 30 (G. M. T.) pour arriver de jour à Natal, nous abordâmes le «pot-au-noir» au début de la chute du jour.
Tout l'horizon était noir, une sorte de mur gigantesque paraissait barrer notre route.
Que faire ? Prendre de l'altitude, il ne fallait pas y songer : nous ne connaissions qu’approximativement l'épaisseur de cette masse nuageuse, 5.000 mètres environ, et ne pouvions pas perdre de temps, ni gâcher de l'essence dans une entreprise aléatoire.
Instinctivement, je descendis de 150 mètres à 50 mètres, afin de voir s'il n'y avait pas un petit couloir dans lequel nous pourrions nous faufiler.
A 50 mètres, nous nous trouvions entre deux nuages, aussi noirs et aussi épais l'un que l'autre. Ici et là, vers l'Est, la lumière lunaire se glissait difficilement. Notre éclairage de bord fonctionnait.
En revanche, Gimié se trouva dans l'impossibilité absolue de recevoir des renseignements des bateaux de la Compagnie Générale Aéropostale ou des postes terrestres ; cependant, Gimié poursuivit inlassablement, tous les quarts d'heure, ses émissions sur ondes courtes.
Au milieu de ce cyclone, qui est une sorte de tornade sans vent, il faisait une chaleur étouffante. 
Je dus me débarrasser de quelques-uns de mes vêtements pour ne conserver que mon pantalon et ma chemise.
Quand Dabry m’apporta le cap à suivre, je constatai que lui aussi était en tenue légère, il me cria dans l'oreille : « Quelle chaleur ! »
Nous n'avons pu éviter des grains d'une violence inouïe, qui dégageaient une chaleur plus forte encore que celle des bains de vapeur.
Tout à coup, sans que nous ayons pu nous méfier, notre cabine de l'avant à l'arrière, baigna dans l'eau: nous étions inondés.
L'eau avait pénétré par le poste de pilotage et les fenêtres de la cabine. Nous vivions dans une atmosphère détestable et parfois suffocante. Nous étions mal à notre aise et la soif nous dévorait. Mais ce n'était pas le moment de s'apitoyer sur notre sort.
Une très légère éclaircie s'étendait vers le nord-ouest. Je changeai de direction sans hésiter, bien qu'ayant la perspective de faire un détour d'au moins 80 kilomètres. Et nous filâmes à moins de 50 mètres au-dessus des flots vers ce couloir libérateur.

Un paradis...
 
Lorsque nous sortîmes du «pot-au-noir», trois heures et demie après y être entrés, nous fûmes émerveillés par la splendeur du clair de lune.
Cette lueur nous parut divine, et l'immensité, un paradis. Je dus refréner mon ardeur : comme un poney qu'on lâche dans un pré, je fus pris par le désir furieux de bondir, grimper, virer, piquer, bref de profiter de notre délivrance.
Mais nous n'étions pas là pour notre seul plaisir : nous transportions 130 kilogrammes de poste du courrier hebdomadaire France-Amérique du Sud et nous étions en plein océan.
Le beau côté de notre métier de pilote de ligne est de s'imaginer, de temps à autre, que nous vivons loin des choses d'ici-bas, que notre existence est faite d'une suite d'aventures.
Certes, nous encourons des dangers, nos facultés ne sont pas toujours suffisantes pour vaincre les éléments, notre audace est parfois excessive : la passion nous domine. Et puis ; pourquoi ne pas le dire, nous avons de l'orgueil et de l'ambition.
Je me suis toujours demandé comment on pouvait vivre sans enthousiasme, ni passion.
Dabry et Gimié, qui ont dans les veines du sang généreux de Méridionaux, puisque l'un est d'Avignon et l'autre de Marseille, exultèrent quand ils constatèrent, à la suite du relèvement transmis par le Beintivi, le deuxième bateau de sécurité, que nous étions toujours sur la bonne voie.
Gimié vint me voir et hurla pour me dire: 
- L'antenne a été arrachée par une vague. Je l'ai remplacée par une neuve de rechange. N'ayez aucune crainte: tout va bien.
Puis il me donna un sandwich, deux bananes et une bouteille de champagne. Dieu, que j'avais faim et soif ! Le changement de direction du vent indiqua que nous entrions dans l'hémisphère sud.
Les émissions du Beintivi devinrent de plus en plus intenses : nous approchions du bâtiment, amarré au rocher de Saint-Paul, sans le voir : des cumulus le masquaient à notre vue.
L'utilisation de la T. S. F., doublée par la radiogoniométrie, donne à un équipage non seulement une compagnie agréable, mais aussi une assurance indispensable. Le passage du «pot-au-noir» mis à part, nous sommes toujours restés en liaison avec un poste de navire ou terrien.
Les Brésiliens de Fernando de Noronha succédèrent au matelot-radio du Beintivi. Eux commirent une erreur sur notre position. Leur indication surprit Dabry qui fit immédiatement le point à l'aide du sextant et je n'eus pas à changer de cap.
Une heure après avoir dépassé Noronha, Gimié accrocha Natal, le poste de la ville que nous devions atteindre. Que nous importaient les grains qui tombaient sur notre chemin : nous approchions du Brésil.
Cependant je n'éprouvai pas un débordement de joie. J'eus l'impression, au contraire, que tous mes sens s'éveillaient, que j'apportais plus d'attention à bien mener le moteur, à ne pas fatiguer l'appareil et, surtout, à ne pas être le jouet d'une défaillance possible.
Il ne fallait pas compromettre une réussite très prochaine.

La minute émouvante. 
L'heure n'était plus qu'un souvenir. Le soleil brillait. Il faisait chaud, de nouveau, au poste de pilotage, autant que dans la cabine de mes deux compagnons. Ayant mis, à plusieurs reprises, la tête à la fenêtre dans le «pot-au-noir», j'avais des yeux brûlants ; la barbe me piquait désagréablement.
Je ne poussai pas plus avant mes constatations personnelles.
Devant moi, au-dessus de la ligne d'horizon, se détacha lentement un rocher. Je reconnus la pointe de Saint-Roques. Je fus frappé de stupeur, l'estomac se contracta et je ressentis un coup au cœur. Et je crus que mon esprit se détachait du corps. Je n’eus plus le contrôle de mes mouvements.
L'apparition de la terre, après avoir sillonné l'océan, m'éblouit. Ce fut une minute émouvante, la grande minute de notre randonnée.
Je poussai un cri et Dabry et Gimié accoururent.
Je n'ouvris pas la bouche. Dabry lança: Saint-Roques.
Dans un même élan, étroitement solidaires, nous sentîmes la puissance de notre collaboration et éprouvâmes la même ivresse, celle de la victoire. Avant nous, Costes-Le Brix, les premiers qui franchirent l'Atlantique Sud sans escale, les Italiens Ferrarin-Del Prete, les Espagnols Jimenez-Iglesias et l’équipage franco-uruguayen Challe-Larre Borgès connurent une émotion identique.
Cependant, je suis tenté de croire que, comme nous, ils trouvèrent aussitôt après la réalisation très normale. En approchant de Natal, toujours à une faible altitude, 75 à 125 mètres, le moteur tournant à 1.650 tours, je songeais davantage à notre tentative de retour qu'à la fin de ce vol.
Je tirai un peu sur la manette des gaz et le levier de commande. L'hydravion reprit de la hauteur. Gimié enroula l'antenne.
Natal était au-dessous de nous, je fis un virage près du bout et je piquai vers la base de l'Aéropostale installée sur le rio Potingui.
Je décrivis une large courbe, fis une «prise de terrain», l'appareil passa près des chalands, se rapprocha du fleuve et l’amerrissage fut facile.
En 21 heures exactement, nous avions amené le Courrier de Saint-Louis à Natal, transporté de Toulouse à Saint-Louis en 24 heures par Beauregard, Emler et Guerraro qui s'étaient relayés.

Terre...
 
Alors que je remettais des gaz pour pouvoir atteindre la rive, des vedettes se dirigèrent vers nous. Mais ce ne fut pas pour nous faire une escorte triomphale.
Ces trois vedettes étaient celles de la douane, de la police et du service de Santé. Alors que nous pensions être accueillis comme des oiseaux descendant du ciel, les Brésiliens nous considérèrent comme de simples voyageurs, des passagers de paquebot. Ils nous réclamèrent des passeports, le livre de bord et les autorisations de survol. Ce ne fut pas difficile de ne rien leur montrer : nous n'avions absolument emporté rien d'autre que des cartes pour assurer notre navigation.
Étant connus en Amérique du Sud, pour y avoir inauguré la ligne de l'Aéropostale de Natal à Buenos-Aires et de Buenos-Aires à Santiago-du-Chili, on finit par nous laisser libres et même les autorités locales nous félicitèrent. Cependant, nous avons dû passer une visite de santé.
Quarante-cinq minutes après notre amerrissage, Vanier décollait de l'aérodrome en emportant le courrier pour Rio-de-Janeiro, Montevideo, Buenos-Aires et Santiago-du-Chili.
La première traversée aérienne postale de l'Atlantique Sud ayant été réalisée, le courrier alla de Toulouse à Santiago-du-Chili - 13.400 kilomètres - en 108 heures 40, dont 20 heures 40 passées en escales.
A notre descente d'avion, les quelque cinquante personnes qui étaient sur la rive du rio Potingui parurent étonnées de nous voir en bras de chemise, la figure marquée par la fatigue et la chaleur, pour tout dire par notre tenue débraillée. Une heure plus tard, nous sortions de L’hôtel ragaillardis, disposés à ne pas dormir de la journée. On pourrait supposer que le déjeuner fut servi en grande pompe dans un des établissements de Natal, en réalité il n'en fut pas tout à fait ainsi. Un Français, habitant une cabane sur le bord de la côte de l'Océan Atlantique, voulut absolument nous avoir à déjeuner chez lui.
Allions-nous accepter ? Car ce compatriote, qui avait bien 55 ans, était un ancien forçat évadé de la Guyane et installé là depuis quinze ans. Il s'était réhabilité de ses fautes passées et était considéré comme un homme paisible. Nous avons donc partagé le repas de l’ancien forçat qui avait planté un drapeau tricolore sur le toit de sa baraque et qui, possesseur d'un phonographe, avait joué la Marseillaise à notre entrée dans son petit domaine.
Le lendemain nous laissions notre hydravion entre les mains des mécaniciens et nous partions pour Buenos-Aires.

L'aviation française fêtée. 

Je fis à Récif une visite personnelle et, à Montevideo, nous trouvions Marcel Bouilloux-Lafont, le président du Conseil d'administration de l'Aéropostale.
Le retour à Montevideo fut bien amusant: nous étions trente dans une camionnette américaine qui était tirée par quatre bœufs: la charge était trop lourde pour le moteur et la route était dans un état détestable. Larre Borgès était parmi nous.
A Montevideo, à Buenos-Aires et à Rio-de-Janeiro, lors de notre retour vers Natal, nous eûmes le grand honneur d'être reçus par les gouvernements de l'Uruguay, de l'Argentine et du Brésil. Il nous sembla que c'était toute l'aviation française que l'on fêtait, cette aviation qui lutte pour s'imposer dans toute l'Amérique du Sud malgré la concurrence allemand et américaine.
A Rio-de-Janeiro, je pris moi-même l'avion postal hebdomadaire chargé des sacs postaux destinés à être embarqués à Natal, à bord de l'un des avisos du trafic hebdomadaire.
Le 31 mai, nous étions de nouveau à Natal, et, dés le lendemain, je commençai les vols d'essai du moteur qui avait été dégroupé pendant notre absence.
Les décollages, les vols et les amerrissages furent très faciles, le régime du moteur très satisfaisant et nous n'avions plus qu'à attendre d'être au 8 juin pour tenter la traversée en sens inverse de Natal à Saint -Louis-du-Sénégal, comme il en avait, été décidé.
Mais nous ne nous doutions pas de ce qui nous attendait. 

 

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