Le rôle exact et les défis que
doivent relever les aéroports sont généralement
ignorés du grand public. Ils sont pourtant des acteurs de
première importance des économies modernes. En effet, en
2003, plus d'un milliard et demi de passagers ont voyagé par
avion. En tenant compte d’un départ et d’une arrivée par
vol, ce sont 3 milliards d'êtres humains qui ont traversé
les aérogares, soit l'équivalent de près de la
moitié de la population du globe !
Bien qu’ayant déjà traité du
sujet (a), la catastrophe du terminal "2E" de Roissy CDG et ses
conséquences (essentiellement pour l’Aéroport et Air
France, mais aussi les autres utilisateurs de la plate-forme, avec les
passagers et les personnels), j’ai souhaité, aujourd’hui, vous
présenter un avis autorisé, en sollicitant le
témoignage d’une personnalité de tout premier plan - le
Président Jean Fleury (b) - qui a bien voulu m’accorder
une interview pour répondre aux grandes questions
d’actualité, contribuant ainsi à mieux faire
connaître ce que sont les aéroports, alors qu’ils sont
sous les projecteurs de l’actualité.

* L’effondrement d’une partie du terminal "2E"
de Roissy-CDG
JB.- Cette catastrophe a provoqué une grande
inquiétude des utilisateurs quant à la
pérennité de telles implantations. Peut-on les rassurer ?
JF.- Pour le moment, notre
pensée doit aller, en premier lieu, à toutes les victimes
de cet accident et à tous leurs proches dans la peine. Il faut,
ensuite, rechercher les causes de la catastrophe avec
détermination et en prenant le temps nécessaire,
c’est-à-dire en permettant aux enquêteurs d’approfondir
leurs expertises. Nous devons éviter dans le monde entier que
les mêmes causes aux conséquences inacceptables se
renouvellent.
JB.- Après cette démarche prioritaire
de la recherche des causes, viendra la phase de la localisation des
responsabilités éventuelles : des exécutants en
bout de chaîne, au concepteur, en passant par la maîtrise
d’oeuvre et les différents sous-traitants. Or,
indépendamment de l’existence de malfaçons
éventuelles, de nombreux exemples - de par le monde - montrent
que les constructions, de plus en plus volumineuses et complexes,
pouvant être réalisées de nos jours - grâce
aux progrès de la technique et de la technologie - restent
vulnérables à différents phénomènes
(vent, affaissement du sous-sol,...). Comment s’en prémunir ?
JF.- Cela confirme que le risque
zéro n’existe pas dans notre civilisation post-industrielle.
Cela montre aussi qu’il faut sans cesse travailler pour obtenir un
transport aérien toujours plus sûr.
* Le financement
des infrastructures TOP
JB.- Vous nous avez dit que les aéroports
étaient comme des humains : à la naissance, ils sont
tout-petits et leurs parents (États, régions ou villes)
doivent tout leur fournir, pour qu'ils puissent vivre et se
développer : alimentation (le fonctionnement quotidien) et
logement (pistes et aérogares). Alors quid du financement des
infrastructures lorsqu’ils grandissent ?
JF.- À partir d’environ
300.000 passagers annuels l’aéroport atteint ce que l’on nomme
"le petit équilibre", c’est-à-dire qu’il couvre son
fonctionnement quotidien, grâce à ses recettes. Mais,
comme pour le jeune homme, ce sont les tuteurs (Etat, région ou
ville) qui vont financer les investissements. Vers un million de
passagers annuels, il commence à autofinancer ses installations
nouvelles (comme l'adulte, qui, à l'âge mûr et sur
ses deniers, achète sa résidence principale). De la
même manière, il fonde ensuite une famille en ayant des
enfants, c'est-à-dire des petites plates-formes, satellites
proches ou lointains. Mais, contrairement aux humains, la fin d'un
aéroport est aujourd'hui difficilement prévisible !
Pendant leur croissance, comme pour les
humains, la question des ressources financières est ainsi
essentielle. Pour donner un exemple, Aéroports de Paris (ADP) a
accueilli 70 millions de passagers en 2003. Avec un taux de croissance
de 4% par an - hypothèse crédible pour les années
à venir et comparable aux taux de la décennie
précédente - il recevra 2,8 millions de passagers
supplémentaires par an (c), pour lesquels il faudra,
chaque année, autofinancer et construire les installations
nouvelles nécessaires. C’est ainsi qu’en dehors des
reconstructions rendues nécessaires par l’effondrement d’une
partie de CDG "2E", il investira, chaque année, de l'ordre de
400 millions d'euros sur un chiffre d'affaires de 1,4 milliards, et
ceci sans recevoir de subvention de l'Etat, comme c’est le cas depuis
trente ans. La qualité des aérogares – porte
d’entrée de Paris – et le strict respect des normes de
constructions, qui ont toujours été une priorité,
resteront toujours aussi essentiels, la diversification des
activités de l’Etablissement public en fournissant les moyens.
JB.- Les compagnies aériennes ne
participent-elles pas à ces financements ?
JF.- Par le paiement de
redevances aéronautiques, elles y contribuent de façon
importante, mais non suffisante. Aussi, pour couvrir la
différence, les aéroports se sont mis à
diversifier leurs activités : commerces, parkings pour les
voitures, location de bureaux et de magasins,
électricité, chauffage, télécommunications,
etc... Aujourd'hui, au plan mondial, moins de la moitié des
recettes des aéroports proviennent de l'activité purement
aéronautique (d). Sur les plates-formes les plus
actives, cette part est encore plus faible (e).
Notez également que le
coût des aéroports ne représente qu'environ 4 % du
chiffre d'affaires des compagnies aériennes. Ce chiffre
étant demeuré constant sur les vingt-cinq
dernières années, il montre que les plates-formes ont
fait les mêmes gains de productivité que les transporteurs
aériens.
* La privatisation des
aéroports
TOP
JB.- Devenues entreprises commerciales à part
entière et en même temps recherchant des capitaux pour
leurs investissements, où en sont les projets de privatisation ?
JF.- Ce vocable recouvre,
en fait, de multiples situations différentes. Au début
des années 1980, pratiquement, tous les aéroports du
monde étaient dans le secteur public, en appartenant soit aux
États, soit aux régions, soit aux villes.
L'évolution de leur statut a débuté au Royaume-Uni
avec la privatisation des plates-formes londoniennes (British Airports
Authority), la totalité du capital étant mise en bourse.
Copenhague et Vienne ont suivi en mettant un tiers de leur capital sur
le marché, les deux autres tiers restant aux mains de
l'État et de la ville capitale. Le mouvement s'est ensuite
poursuivi en Australie, en Europe et en Amérique du Sud et du
Centre.
JB.- Et aux Etats-Unis ?
JF.- Les
États-Unis ont résisté jusqu'à maintenant,
car les plates-formes aériennes appartiennent aux villes
(comtés ou districts), et les maires tiennent à garder
sous leur contrôle l'outil indispensable au développement
de leur cité et de leur district : les aéroports sont les
ports du monde moderne par où arrivent les hommes d'affaires,
les touristes et les marchandises à haute valeur ajoutée.
Les élus savent bien qu'un des critères d'implantation
des entreprises et de leur réussite repose sur la
facilité des communications et des transports. Les
États-Unis auront, cependant, du mal à résister
à la mode de l'ouverture du capital des aéroports et
à certains lobbies !
J’enchaîne avec les
Canadiens pour dire qu’ils ont mis au point une "privatisation" aussi
originale qu'intéressante. Les principales plates-formes
aériennes restent des entités publiques autonomes, mais
détachées de la tutelle fédérale. Elles
sont gérées par un conseil d'administration souverain,
composé pour moitié des élus de la région
et pour moitié des acteurs économiques locaux.
JB.- À cet égard, quelle est la
position du Conseil International des Aéroports, dont vous avez
été le Président ?
JF.- Ce Conseil a
pris position sur le sujet : le statut juridique est une affaire locale
propre aux traditions et aux besoins de chaque pays. Mais il est
fondamental que la gestion des aéroports soit conduite comme
celle des entreprises commerciales, même si tous les buts ne sont
pas identiques, comme la desserte des économies locales, par
exemple.
JB.- Et l’établissement public
"Aéroports de Paris" ?
JF.- Il est ainsi
géré, depuis de nombreuses années. Il verse, tous
les ans, à l'Etat français entre 50 et 100 millions
d’euros au titre de l'impôt sur les sociétés,
auxquels s’ajoutent plus de 10 millions de dividendes. Situation peu
commune dans le domaine des transports publics ! L'ouverture de
son capital - qui pourrait intervenir dans quelques années –
devrait attirer de nombreux investisseurs.
JB.- Et les grands aéroports régionaux
français ?
JF.- Tous
installés sur le domaine public, ils prévoient une
évolution de leur statut actuel (f).
En effet, la
Commission des Communautés européennes ne peut,
qu'à terme, regarder de très près la question des
subventions de fonctionnement et d'investissement des plates-formes,
car les aéroports sont entrés dans le domaine de la
concurrence. Par exemple, Paris avec Amsterdam ou Nice avec Marseille.
Dès lors que l'on est devenu commerçant, les clients du
voisin sont les bienvenus. De surcroît, les concessions de
service public de courte durée accordées ces
dernières années par l'Etat aux Chambres de Commerce et
d'Industrie sont un non-sens économique au regard des
coûteuses infrastructures qu’il faut amortir sur de longues
périodes. Les aéroports ont besoin d'un gestionnaire qui
réfléchisse à long terme, en fonction des
durées d'amortissement des investissements
réalisés, soit 20 ans pour une aérogare, 30 ans
pour une piste, 10 ans pour une formation technique poussée des
personnels. En effet, l'administration de l'Etat n'a pas, en
général, les réflexes du commerce. Enfin, le
maintien du statut actuel pourrait conduire à des appels
d’offres internationaux pour les mises en concession, avec le risque de
voir arriver des opérateurs étrangers, peu soucieux des
intérêts locaux.
Pour les
aéroport millionnaires en passagers (g), la formule
retenue est celle d'une société de droit privé,
mais à capitaux publics (Etat, ville, chambres de commerce) et
si besoin est, capitaux privés. Le cas des aéroports au
trafic inférieur au million devra recevoir une solution
particulière pour pouvoir conduire le développement
nécessaire aux économies desservies, tout en donnant aux
responsables les marges de manoeuvre dont ils ont besoin.
La mise sur le
marché d’actions aéroportuaires a conduit les grands
aéroports à entrer dans le capital de ceux qui
étaient mis en vente. Ils trouvent, ainsi, la possibilité
d’exporter leur savoir faire tout en renforçant leur potentiel
capitalistique (h).
* La saturation du
ciel et des plates-formes. TOP
JB.- Une autre question qui est souvent posée
est celle de la saturation des voies aériennes, donc des
aéroports, avec les retards qui en résultent et qui sont
très pénalisant, non seulement pour les compagnies, mais
également pour les passagers.
JF.-
Effectivement, il reste le problème lancinant de la saturation
du ciel et des pistes, sans oublier celle des oreilles des riverains.
Le trafic ne cesse d'augmenter, même si les taux de croissance de
celui-ci ont diminué au fil des ans (i). Soyons
réalistes : le transport aérien va continuer à
croître et à générer des besoins en
infrastructures nouvelles et pourrait, si l'on n’y prend garde,
augmenter les nuisances sonores. En même temps, les populations
sont de plus en plus sensibles au bruit et s'opposent à tout
projet aéroportuaire.
Un certain nombre
de mesures devraient cependant permettre un développement
raisonnable et raisonné du transport aérien pour
satisfaire les besoins de l'économie tout en prenant en compte
les demandes légitimes des populations survolées :
- des avions plus
gros permettant de transporter plus de passagers par vol et d'augmenter
la rentabilité du contrôle aérien et des
infrastructures au sol. Le lancement de l'A 380 apporte une
réponse, à tout le moins partielle ;
- des avions moins
bruyants pour les rendre plus supportables par les riverains ;
- des zones "non
aedificandi" autour des aéroports avec un arsenal
législatif obligeant les responsables à les respecter ;
- la mise en place
de retombées économiques visibles par les riverains afin
de les intéresser à l’activité de leurs
plates-formes ;
- un contrôle
aérien plus efficace avec la disparition des frontières
dans l'espace aérien européen et l'arrivée de
systèmes techniques de gestion du trafic plus performants ;
- des
infrastructures nouvelles, telles que le futur aéroport de
Nantes à Notre Dame des Landes (j) ;
- la mise en
service de voies nouvelles pour le TGV : 70 % des passagers
préfèrent le train à l'avion, dès lors que
la durée du trajet est inférieure à 3 heures.
Privilégier l'emploi de l'avion et l'usage du ciel et des
aéroports pour les vols intercontinentaux au détriment
des vols à courte distance est donc une mesure de bon sens ;
- une
redistribution partielle des plates-formes de correspondance, en dehors
de la "banane rouge", espace aérien saturé dans le
polygone reliant Londres à Paris, Zurich, Munich, Francfort et
Amsterdam.
Soyons cependant
sans illusion : le trafic attire le trafic et si l'on refuse les avions
à Paris, ils n’iront pas à Lyon ou à Nantes, mais
à Londres ou Amsterdam, où les correspondances avec les
destinations lointaines existent. N'oublions pas, non plus, que pour un
million annuel de passagers supplémentaires ou une augmentation
de 100.000 tonnes du fret acheminé, 2.000 emplois directs ou
indirects et autant d'induits sont créés.
* Les
priorités actuelles. TOP
J.B. Selon vous, quelles sont aujourd’hui les
priorités des aéroports ?
J.F.- Les
mêmes que pour les compagnies aériennes, la
sécurité et la sûreté : la
sécurité pour éviter les accidents - le tragique
événement de Roissy-CDG en souligne, une fois encore, la
nécessité - et la sûreté, pour
empêcher tout acte terroriste. Le transport aérien doit
rester la façon de voyager la plus sûre. Les mesures
nécessaires sont harmonisées au niveau de l’Organisation
de l’Aviation Civile Internationale (k) et
décidées par les Etats. Elles sont mises en œuvre par
tous : Direction de l’aviation civile, police, gendarmerie, douanes,
compagnies, aéroports, etc... Elles imposent des contraintes aux
passagers, mais les moyens modernes permettront d’alléger ces
contraintes au fil des années. Ainsi, l’introduction des
données biométriques personnelles dans des passeports
informatisés permettra de passer les contrôles
d’identité successifs sur un aéroport de façon
à la fois plus rapide et plus sûre.
JB.- Deux mots de conclusion ?
JF.-
Dans le domaine aéroportuaire, comme dans toute activité
humaine, il faut trouver le meilleur compromis entre l'économie
génératrice d'emplois et créatrice de biens et la
qualité de la vie. Le développement durable réside
dans l'équilibre entre l'économie, le social (l'emploi !)
et l'environnement. Le transport aérien est devenu un rouage
essentiel des économies modernes. Nous ne saurions nous en
passer. Mais nous devons faire en sorte qu'il trouve les adaptations
nécessaires pour répondre à toutes ces exigences
sans oublier celles de la sécurité et de la
sûreté qui lui ont toujours été
essentielles. Les aéroports sont bien décidés
aujourd’hui à faire entendre leur voix, car ils ont choisi la
route de l'entreprise et de l'action.
===
(a).- "Les
accidents aériens, pour mieux comprendre" (pages 155/162 )
Editions Frédéric COUFFY - décembre 2001. "Chroniques
aéronautiques" : "Un troisième aéroport
parisien" (page 87/93) et "Mesures de sécurités
sur les aéroports" (page 219/226). Editions VARIO - 4ième
trimestre 2003.
(b).-
Après une carrière complète dans l'Armée de
l'air, le Général Jean Fleury a été
Président d'Aéroports de Paris de juillet 1992 à
juillet 1999. Il a été élu, par ses pairs, en 1998
et 1999, président du Conseil International des Aéroports
(association professionnelle qui regroupe 85% des aéroports du
monde entier). Il totalise 5.400 heures de vol, effectuées sur
plus de 100 types d'avions différents, allant du Mirage 2000 au
B 52, en passant par le F16 et l'A 320. Il a publié un livre "Faire
face - Mémoires d'un chef d'Etat-major" aux Editions Jean
Picollec en 1996. En préparation : "Le général
qui pensait comme un civil").
(c).-
2,8 millions de passagers annuels correspondent au trafic total de
Bordeaux et à dix fois celui de Metz-Nancy.
(d).-
Redevances des passagers et redevances d'atterrissage des avions.
(e).-
34% à Paris et à Londres, 40 % à Francfort et 44 %
à Amsterdam, en moyenne ces dernières années.
(f).-
Concession donnée aux Chambres de Commerce et d'Industrie, en
dehors de quelques cas particuliers.
(g).-
Nice, Lyon, Marseille, Bordeaux, Nantes, etc...
(h).-
British Airports Authority a ouvert la voie et est aujourd’hui dans le
capital de Perth et de Melbourne en Australie, de Naples en Italie et
de deux aéroports au Sultanat d’Oman. ADP a pris des
participations dans les aéroports de Pékin, de Pnom Penh,
de Marsa Alam (Egypte), des grandes villes de Madagascar et du
Cameroun, de Conakry, de Liège et de 13 cités
régionales mexicaines. Francfort est à Athènes,
Lima (Pérou) et Antalaya (Turquie), etc... De grandes
entreprises du BTP (Vinci en France, Hochtief en Allemagne, etc...)
sont également entrées dans le capital de certains
aéroports et dans le marché de leur gestion.
(i).-
Ainsi, le taux moyen de croissance annuelle du trafic d’ADP a
été de 13 % de 1952 à 1972. Ce taux est
passé à 6,5 % de 1972 à 1992 et, depuis, est aux
alentours de 4 %, à l'exception des trois dernières
années perturbées par les événements que
l'on connaît.
(j).-
Compte tenu du peu de zones disponibles, des oppositions locales et des
procédures de déclaration d'utilité publique, de
nouvelles réalisations ne peuvent être que rares, tout en
demandant des délais de l'ordre de 20 ans. Il a ainsi fallu
trente-deux ans à Munich pour faire poser le premier avion,
après la date de choix du site !
(k).- OACI.-
Siège à Montréal. Agence spécialisée
de l'ONU, créée en 1944, par la Convention de Chicago.
Elle a pour but l'uniformisation technique de l'aviation
internationale. Elle publie, entre autres, des "Normes" et des
"Recommandations". TOP
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