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Dans
la « série noire » des grands scandales
politico-financiers du tournant des années 1930,
l'affaire de l'Aéropostale est restée jusqu'à nos
jours peu étudiée, voire ignorée. Simple oubli de
l'histoire entre deux affaires plus retentissantes,
Oustric et Stavisky ? Ce silence s'explique plutôt par
la nature tout à fait exceptionnelle de ce scandale,
qui tient à la dimension héroïque et mythique de la «
Ligne », celle du premier courrier aérien
France-Amérique du Sud, auquel restent attachés les
noms prestigieux de Mermoz, Guillaumet et
Saint-Exupéry.
Dans les années 1920, la navigation aérienne introduit
une nouvelle dimension dans les communications et les
échanges à l'échelle mondiale. Par là même, elle
redessine le réseau des lignes de tension
internationales.
Le traité de Versailles a inclus en 1919 une
convention qui attribue à chaque pays la souveraineté
sur la portion de ciel au-dessus de son territoire.
Les compagnies aéronautiques se lancent dès lors dans
une course aux droits exclusifs de survol et d'escale.
Or l'avion devient une technologie de plus en plus
coûteuse, une industrie, et les compagnies n'ont
bientôt d'autre choix que de fusionner. En France, une
concurrence sauvage empoisonne l'atmosphère du milieu
de l'aéronautique. Mais le transport aérien, entré
dans les moeurs, est considéré comme un service
public. Aussi l'Etat doit-il intervenir: il
réglemente, subventionne, crée un ministère de l'Air,
et va jouer un rôle déterminant dans la constitution
d'une compagnie unique: Air France.
C'est dans ce contexte que le constructeur toulousain
Pierre-Georges Latécoère se lance dans la navigation
aérienne. Sa compagnie, la CGEA (Compagnie générale
d'entreprises aéronautiques), s'étend de Toulouse à
Casablanca puis à Dakar. Latécoère poursuit la
réalisation d'un vieux rêve: ouvrir au transport
aérien l'Amérique du Sud, continent neuf aux immenses
possibilités économiques et commerciales. Mais il se
heurte très vite au refus des autorités de lui
accorder les indispensables autorisations de survol et
les contrats postaux. Découragé, il décide de se
retirer. Il vend sa compagnie à un Français établi au
Brésil depuis vingt ans ( voir plus de
précisions), Marcel
Bouilloux-Lafont , banquier et important
entrepreneur de travaux publics , dont le frère,
Maurice, est alors, en France,
vice-président de la Chambre des députés. * En 1915, le maréchal Joffre l’envoie en mission au
Brésil
Marcel Bouilloux-Lafont comprend tout de suite les
enjeux, en dehors des profits considérables, que
représente la construction d'une ligne France-Amérique
du Sud: le rapprochement des peuples, la lutte contre
l'influence nord-américaine dans cette région du
monde, l'essor d'une technologie nouvelle à la mesure
de ses ambitions. Davantage homme de terrain et
d'action que financier prudent, il se laisse gagner
par le rêve de Latécoère. La CGEA devient ainsi, en
1927, la Compagnie générale aéropostale
(1). (voir
les 4 Bouilloux-Lafont en jeu, Marcel, André,
Maurice, et Claude)
o "LA LIGNE de MARCEL BOUILLOUX-LAFONT"
Haut/Top
Marcel
Bouilloux-Lafont réussit là où Latécoère avait
échoué (Les
publicités mensongères pour effacer l'échec encore aujourd'hui !!! sous l'appellation Ligne
Latécoère-Aéropostale, Latécoère
n'a pas tout perdu) : en
quelques mois, il obtient les autorisations des
gouvernements argentin, brésilien et des pays voisins (2). Le prestige des banques
et des entreprises Bouilloux-Lafont en Amérique du Sud
et l'intervention personnelle du président Doumergue
auprès des Présidents argentin et brésilien ont
facilité ce complet retournement. Mais en fait, dans
une lettre confidentielle au président Doumer quelques
années plus tard, Marcel Bouilloux-Lafont avoue avoir
constitué un «fonds secret», destiné à financer les
dessous de table nécessaires. Ces contrats accordent à
la CGA un monopole de fait pour le transport aérien du
courrier postal. Cependant, ce privilège est bien
fragile: en Argentine, la direction générale des
Postes peut résilier le contrat sans indemnités avec
un simple préavis de soixante jours. Au Brésil,
les autorisations sont renouvelables chaque année. La
Compagnie se trouve donc soumise aux aléas d'une
conjoncture politique particulièrement mouvante.
Dans un deuxième temps, Marcel Bouilloux-Lafont
entreprend la construction des aéroports. Il doit pour
cela se plier à la législation locale qui interdit à
une société étrangère de construire ou d'exploiter un
aéroport sur le territoire national. La société
mère de la CGA, la Société générale
d'aviation (SGA), constitue un réseau de filiales
ayant les nationalités requises. Ces sociétés « soeurs
» de la CGA (3) font courir aux intérêts
français des risques évidents: d'une part, l'emploi
qu'elles feront des subventions de la CGA pour les
dépenses de premier établissement ne pourra être
contrôlé par 1'Etat et, d'autre part, l'existence même
de la ligne France-Amérique du Sud sera étroitement
liée à celle de ces sociétés exploitantes des aéroports (4), à leur bonne santé
financière... et à leur accord. Par la suite, les
autres compagnies étrangères ne suivront pas ce modèle
de sociétés soeurs et auront leurs propres filiales,
placées directement sous leur contrôle.
De 1927 à 1931, la ligne France-Amérique du Sud se met
néanmoins rapidement en place. La jonction Dakar-Natal
est assurée par un service d'avisos qui ralentit
considérablement le service. Pour pallier ce handicap,
le jeune pilote Mermoz instaure le vol de nuit,
magnifié par Antoine de Saint- Exupéry dans son
célèbre livre, et dont la CGA fait sa
spécialité. La presse retentit des exploits des
pilotes de la Compagnie, des vols de Mermoz par-dessus
l'Atlantique-Sud, de la périlleuse traversée des Andes
par Guillaumet, lorsque la ligne française aboutit sur
les rives du Pacifique, à Santiago du Chili. La poigne
d'un Didier Daurat, chef de l'exploitation en Amérique
du Sud, ajoute à cette dimension héroïque la sécurité
du courrier aérien dont la rapidité et la régularité
font le prestige.
Dès le départ,
Marcel Bouilloux-Lafont dépasse le projet de
Latécoère. Il tente tout d'abord d'encadrer
le continent sud-américain: les sociétés soeurs non
seulement exploiteront les aéroports, mais elles
construiront aussi leurs propres lignes
(5) . La mise en place d'une
portion de ligne à la frontière chilio-péruvienne
permet de desservir le Pérou et la Bolivie. La CGA
affirme ses vues sur le trafic aérien à destination
des Antilles par la constitution d'une filiale
vénézuélienne. Afin d'éviter à la ligne la traversée
du Rio de Oro, territoire espagnol, Marcel
Bouilloux-Laffont se tourne vers les colonies
françaises d'Afrique. Il crée la Compagnie
transafricaine d'aviation (CTA) avec une filiale de la
Société Gnome et Rhône (6), Air Afrique. Mais un
différend opposant I'administrateur délégué de cette
société, Paul-Louis Weiller, au ministre de l'Air
provoque la mise en sommeil de ce projet
(7). Enfin, Marcel
Bouilloux-Lafont obtient du gouvernement portugais
l'exclusivité des droits de survol et d'escale dans
les colonies portugaises pour la Compañía Portugueza
de Aviaçao (CPA), qu'il fonde encore une fois avec la
participation de Gnome et Rhône
(8).
La future escale des Açores lui ouvre la route
aérienne de l'Atlantique Nord. Il entame des
négociations avec la Panamerican Airways (Panair) et
la compagnie anglaise Imperia1 Airways.
Ainsi, en 1930, la Compagnie dépasse par son chiffre
d'affaires toutes les autres compagnies françaises
réunies. Mais la CGA est aussi la compagnie qui pèse
le plus lourd par ses subventions dans le budget de
l'aéronautique marchande (inexact).
Or l'expansion du groupe Bouilloux-Lafont commence à
rencontrer de sérieux obstacles. En 1929, la CGA
obtient du ministre de l'Air Victor Laurent-Eynac le
renouvellement de la convention décennale signée par
la CGEA en 1924, afin de repousser le terme du premier
contrat de vingt ans, d'augmenter le capital et
d'émettre 250 millions de francs d'obligations, en
plus des 150 millions déjà émis depuis 1927. Ces
dispositions, libératrices pour la Compagnie mais
comportant un engagement important de la part de
I'Etat, rencontrent l'opposition du ministre des
Finances Henri Chéron. Les présidents du Conseil
Briand et Tardieu refusent de les soumettre au
Parlement pour ratification. La Compagnie, incapable
de rembourser ses emprunts avant 1934, vit dès lors
dans l'attente d'une réforme du statut des compagnies
de navigation aérienne, qui repousserait les termes
des concessions (9)
En outre, la CGA doit surtout faire face à partir de
1928 à la concurrence de la Panair, de la Deutsche
Luft Hansa (DLH) et de leurs multiples filiales
en Amérique. L'utilisation d'hydravions permet à ces
compagnies d'éviter temporairement l'obstacle des
aéroports. En 1930, le dirigeable rigide géant «Graf
Zeppelin» commet à son tour quelques incartades au
Brésil, en dépit des contrats d'exclusivité de la
compagnie française. L'Aéropostale se lance dans une
«course au clocher» dont le trafic sud-américain
constitue l'enjeu, et pour laquelle il s'avère très
vite que la clef sera la traversée aérienne de
l'Atlantique Sud. Le 12 mai 1930, Mermoz et son
équipage réalisent cette première en vingt et une heures (10). Tous les espoirs
semblent permis.
Au début de 1931, par le rayonnement national dont
elle est l'instrument et par l'aventure prodigieuse
qu'elle représente, la ligne France-Amérique du Sud
prend donc dans l'opinion publique une dimension
symbolique nouvelle, dépassant celle de la Compagnie
elle-même. On appelle désormais tout vol commercial un
«courrier», et la grande artère Nord-Sud devient
simplement « la Ligne », symbole et modèle de toutes
les autres. C'est donc à la surprise générale que, le
5 mars 1931, la Direction fait savoir que la Compagnie
se trouve en situation de cessation de paiement.
L'affaire de 1'Aéropostale commence.
o LE SCANDALE
FINANCIER Haut/Top
Comme toujours, l'affaire prend corps parmi quelques
initiés, bien avant I'éclatement du scandale. A la
suite de l'échec du renouvellement de la convention en
octobre 1929, l'Inspection des finances ouvre une
enquête sur la situation financière de la Compagnie.
Au début de février 1930, les ministres de l'Air et
des Finances apprennent que les comptes de 1928
présentent d'importantes irrégularités : un déficit de
18 millions figure notamment de manière « illégitime »
au compte des frais de premier établissement, si bien
que le compte de pertes et profits affiche un excédent
de 559 000 F, sur la base duquel repose la publicité
pour les emprunts obligataires de la Compagnie. Les
subventions qui auraient dû combler cette insuffisance
se trouvent plafonnées par les crédits budgétaires du
Ministère, conformément aux dispositions de la
convention de 1924 et de son avenant de 1927. Le
rapport de l'Inspection des finances conclut que seule
une réduction des dépenses d'exploitation, beaucoup
trop élevées, permettrait de sortir d'une situation
aussi critique.
Mais la direction de la CGA se retranche derrière la
pression de la concurrence étrangère. A cela s'ajoute
l'excédent des engagements de dépenses, et même des
simples dettes à court terme, sur le produit des
emprunts, qui rend urgente la recherche d'une
solution. La CGA ne pouvant alourdir son découvert
auprès des banques Bouilloux- Lafont (25 millions),
Laurent-Eynac l'engage à accepter une réorganisation
financière préalablement à tout nouvel emprunt. Il est
convenu que la Compagnie augmentera son capital avec
le concours d'un ou de plusieurs groupes extérieurs
agréés par le Ministère. En juillet 1930, le quatrième
emprunt obligataire depuis 1927 porte sur 45 millions
de francs. Cette fois, les prospectus indiquent
clairement l'existence d'un déficit. Cependant, la
recherche d'un groupe nouveau échoue et la SGA
augmente seule le capital de sa filiale, tandis que le
produit de l'emprunt est déposé sur un compte bloqué
dans les banques du groupe Bouilloux-Lafont.
Or la crise économique et la révolution brésilienne
d'octobre 1930 mettent brusquement ces banques dans de
graves difficultés : l'une d'elles, le Crédit
foncier du Brésil (CFB), doit demander à la CGA de lui
rembourser son découvert. La Compagnie se heurte en
janvier 1931 au refus catégorique du gouvernement de
l'autoriser à procéder à un nouvel emprunt pour faire
face à son échéance. De son côté, Marcel
Bouilloux-Lafont rejette toute proposition du
Ministère tendant à changer la majorité du
capitalactions de la CGA. C'est ainsi que
1'Aéropostale se retrouve, le 5 mars, en cessation de
paiement (11). Quelques jours plus
tard, les banques Bouilloux-Lafont ferment leurs
guichets.
Le nouveau ministre de l'Air, J.-L. Dumesnil, décide
de porter enfin l'affaire devant le Parlement et
l'opinion publique: le scandale éclate. Dumesnil
propose aux parlementaires de voter une nouvelle
convention comportant le renouvellement du capital en
échange de la reprise du passif de la Compagnie par
1'Etat. Mais pour les commissions de l'Air et des
Finances de la Chambre, la question n'est plus là
: le projet de réorganisation vient trop tard. Il
s'agit avant tout d'assurer la continuité d'une
exploitation à laquelle personne ne songe à renoncer:
il y va du « rayonnement du génie français » et de «
l'honneur du pays ». Or la révélation à la tribune par
Jules Moch du contenu du rapport de l'Inspection des
finances fait sensation, et amorce un débat-marathon
de trente-trois heures, les 12 et 13 mars. Au terme de
ce débat, J. Moch n'aura aucun mal à obtenir le vote
de son projet de mise en liquidation de la Compagnie
et de nomination d'un comité de gérance.
Le 12 mars, l'opinion apprend notamment que les
travaux exécutés pour le compte de la CGA dans les
aéroports du Brésil et de l'Argentine par les sociétés
de construction du groupe Bouilloux-Lafont, en
particulier la Société franco-sud-américaine de
travaux publics (SUDAM), auraient été surévalués. Ces
majorations de leurs prix auraient permis au groupe de
financer le fonds secret utilisé pour payer des
dessous de table. L'opération a dû peser sur le
déficit, sans entraîner cependant un
accroissement des subventions de l'Etat, en raison du
plafond budgétaire. Tout au plus 2,5 millions auront
été immobilisés sur les emprunts obligataires. Or les
contrats passés avec la SUDAM datent d'octobre 1927,
c'est-à-dire plusieurs mois avant l'ouverture de la
ligne: les Bouilloux- Lafont ne pouvaient pas savoir
que l'essor de celle-ci viendrait faire crever le
plafond budgétaire par les subventions théoriques,
fonctions de l'activité de la Compagnie. Ainsi, il y a
eu au départ un risque très important de fraude: mais
cela suffit-il pour affirmer, avec J. Moch, que ce
risque a été pris délibérément? Le débat se porte très
vite sur la question des sociétés soeurs, que Dumesnil
surnomme les « nourrissons » de l'Aéropostale, puis
sur l'énigme des prospectus publicitaires diffusés
lors des emprunts obligataires de 1927, 1928 et 1929.
Le texte de ces prospectus, extrêmement ambigu,
tend à faire croire à une garantie de la santé
financière de la Compagnie par les subventions de
17Etat, garantie en fait limitée par le plafond
budgétaire, et par conséquent inexistante. Mais les
ministres des Finances successifs ont pourtant tous
approuvé la rédaction de ces prospectus. Les
obligataires croient donc pouvoir se retourner vers
1'Etat pour réclamer le paiement du service des
emprunts, en cas de défaillance de la Compagnie (12). Quelle est la
responsabilité des uns et des autres dans ce
malentendu? La garantie de 1'Etat était-elle implicite
dans la convention? D'après cette hypothèse, le
ministre de l'Air n'aurait pas demandé des crédits
budgétaires suffisants au Parlement, estimant que les
subventions théoriques n'atteindraient pas ce plafond.
Le succès de la ligne a en effet dépassé toutes les
prévisions. Le Ministère aurait par la suite
interprété la convention dans un sens beaucoup plus
restrictif. Autre possibilité: pressée par la
concurrence étrangère en Amérique du Sud, la CGA
n'aurait pas adapté son exploitation au montant des
subventions réelles, à l'image des autres compagnies
françaises. Elle aurait préféré s'appuyer sur les
banques de son groupe. L'échec du projet de convention
en 1929 et la faillite de ces banques après les
révolutions de 1930 au Brésil et en Argentine auraient
ruiné cette téméraire entreprise. Sur ce thème de
l'éventuelle responsabilité de 1'Etat se greffe toute
une problématique du complot contre la CGA et les
Bouilloux-Lafont abondamment développée par ces
derniers: les ennemis politiques de Maurice
Bouilloux-Lafont ne parviennent-ils pas à empêcher son
élection à la présidence de la Chambre en janvier
1931? Et les concurrents de la CGA ne lancent-ils pas
des campagnes de presse diffamatoires? En fait,
l'examen des principaux quotidiens de Paris ne révèle
aucun déchaînement hostile. On déplore en des termes
plus ou moins vifs la défaillance financière, mais le
mythe de l'Aéropostale tient bon, grâce à ses
composantes magiques: l'aventure héroïque et l'exotisme (13). C'est en réalité un
à-côté de l'affaire de l'Aéropostale qui va provoquer
la véritable déflagration : il s'agit de l'affaire
Flandin.
o L'AFFAIRE FLANDIN Haut/Top
Pierre-Etienne Flandin appartient à une vieille
famille républicaine. Il exerce la profession
d'avocat, comme de nombreux parlementaires sous la
Troisième République, et, président de l'Alliance
démocratique, il est député d'Avallon depuis 1914. Son
passage au sous-secrétariat d'Etat à l'Aéronautique
dans le gouvernement Millerand en 1920 l'introduit
dans les milieux de l'aviation. Il devient par la
suite l'un des grands acteurs de la scène politique:
ministre du Commerce du second gouvernement Tardieu en
1930, il est, en mars 1931, le ministre des Finances
du gouvernement Laval, investi le 26 janvier.
Pour les communistes, les socialistes et la plupart
des radicaux, il constitue surtout une cible de choix
: ils l'accusent en choeur d'avoir été l'avocat
conseil de l'Aéropostale, société subventionnée par
l'Etat, ce qu'interdit la loi du 31 octobre 1928 sur
les incompatibilités parlementaires. Le député Flandin
serait intervenu de diverses manières au profit des
clients de l'avocat: il aurait notamment participé à
l'élaboration du projet Dumesnil qui, en
janvier-février 1931, tendait à renflouer la compagnie
aux abois.
Flandin dément : il lui est arrivé de plaider pour la
CGA mais il n'en a jamais été l'avocat conseil,
c'est-à-dire un salarié. Or l'examen de ses archives
révèle des liens beaucoup plus étroits avec les
sociétés du groupe Bouilloux-Lafont: en mars 1931,
Flandin ne dit pas tout. En fait, cette question des
avocats parlementaires s'est toujours posée en France,
depuis l'instauration d'un régime parlementaire:
jusqu'à quel point un député ou un sénateur peut-il
s'engager en tant qu'avocat pour défendre ses clients
sans paraître
aliéner son indépendance? Selon quels critères peut-on
établir qu'il mêle ses deux fonctions? Le fait même de
recourir à ce type d'avocat ne démontre-t-il pas de la
part des clients certaines intentions ou certains
espoirs? Inversement, les parlementaires doivent-ils
s'interdire toute profession parallèle et se couper
ainsi de la vie économique et sociale, du reste de la
population? On comprend qu'il soit un peu trop facile,
sur cette frontière mouvante entre les activités
publiques et privées, d'accuser d'abus de pouvoir, de
trafic d'influence, voire de corruption. Aux
accusations des socialistes au sujet de l'Aéropostale
mais aussi d'affaires antérieures, Flandin répond par
une violente contre-attaque qui prend ses adversaires
de court, et atteint L. Blum et les journaux Le
Populaire et Paris-Midi. Les archives Flandin nous
apprennent que le futur ministre des Finances
préparait depuis plusieurs mois des dossiers très
précis sur de petites « affaires » socialistes. C'est
alors seulement que le débat se passionne et que la
presse surenchérit, au cours d'un affrontement très
politique qui dure plusieurs jours et pour certains
journaux plusieurs semaines, à Paris comme en
province. L'Humanité, Le Populaire,
L'Intransigeant, La République, Paris-Midi
comparent Flandin à Raoul Péret, garde des Sceaux du
gouvernement Tardieu, compromis quelques mois plus tôt
dans l'affaire Oustric, et réclament la démission du
ministre ou du gouvernement tout entier. Le
Temps, Le Figaro, L'Echo de Paris, L'Ami du peuple
dénoncent quant à eux la «tyrannie du soupçon» et la
«besogne antinationale» des socialistes. La
répartition par groupes parlementaires du scrutin du
13 mars sur le projet Moch révèle la netteté du
clivage gauche-droite sur une question qui faisait au
départ l'objet d'un consensus : la survie de la ligne.
La commission d'enquête est saisie mais n'aboutit pas,
et l'affaire semble devoir s'arrêter là. Elle rebondit
de manière assez spectaculaire en novembre 1932
: le rapporteur du budget de l'Air à la Chambre,
Charles Delesalle, produit à la tribune un document
accablant, démontrant de manière irréfutable que
Flandin a été l'avocat conseil non pas de
l'Aéropostale, mais de deux de ses «soeurs», la
Brasileira et l'Argentina, de janvier 1928 à février
1931. Ces sociétés ne tombent pas sous le coup de la
loi du 31 octobre 1928, mais elles ont bénéficié
indirectement des subventions de la CGA, qui
appartient au même groupe industriel et financier. En
mars 1931, P.-E. Flandin a menti par omission. Il a
beau affirmer avoir ignoré que son compte au CFB
continuait à être crédité malgré sa demande après son
entrée dans le gouvernement Tardieu, il n'est pas cru,
et la correspondance échangée avec cette banque, dans
ses archives, prouve le contraire. Il se lance alors
dans une contre-attaque beaucoup plus précise et
documentée qu'en mars 1931. Mais cette fois, les
débats comme la presse ne semblent guère se
passionner, et l'affaire tourne court. Flandin
aurait-il bénéficié d'un «équilibre» des
scandales ? Il faut en tout état de cause tenir
compte, de mars 1931 à novembre 1932, du changement de
gouvernement et même de majorité après les élections
de mai 1932: pour les socialistes, en novembre 1932,
le jeu n'en vaut plus la chandelle. Deux ans plus
tard, le 8 novembre 1934, P.-E. Flandin deviendra
président du Conseil. Il ne sera plus jamais inquiété
au sujet de ses relations avec le groupe
Bouilloux-Lafont, ni pour ne pas avoir prononcé à la
Chambre les bons mots au bon moment.
o LA LIQUIDATION JUDICIAIRE Haut/Top
Dans cette atmosphère extrêmement agitée de la fin
du mois de mars 1931, le Parlement doit décider du
sort de la CGA. Pendant que le Sénat et la Chambre des
députés perdent un temps précieux en se renvoyant l'un
à l'autre des projets de loi plus ou moins favorables
à la Compagnie, celle-ci doit déposer son bilan, le 28
mars. Le 31, elle est mise en liquidation
judiciaire.
Un comité de direction, nommé par le conseil
d'administration avec l'agrément du ministère, est
chargé d'assister le liquidateur pour préserver
l'actif de la Compagnie, gage de
ses créanciers (14) ', et de maintenir
l'exploitation de la ligne dans l'attente du vote du
nouveau statut des compagnies de navigation aérienne.
Ce comité se compose de trois «grands commis» de
l'Etat, dont le président, Raoul Dautry
(a, peps),
alors directeur général des Chemins de fer de 17Etat,
est également membre du Conseil supérieur des
Transports aériens. L'administrateur délégué de la
Compagnie, André Bouilloux-Lafont, fils de Marcel, y
représente le conseil d'administration. Cette position
d'intermédiaire entre le ministère et la direction,
que les événements de mars 1931 ont dressés l'un
contre l'autre, va rendre la tâche du comité
extrêmement délicate. Mais son oeuvre s'avère pourtant
tout à fait remarquable : au prix de la suppression
des lignes non subventionnées et donc de l'arrêt de
l'essor de la Compagnie, d'économies draconiennes,
d'une réorganisation complète de la comptabilité,
Raoul Dautry et ses collègues parviennent en deux ans
à stabiliser puis à assainir la situation financière
de l'entreprise Aéropostale. Les obstacles ne manquent
certes pas, en particulier avec les difficultés des
sociétés soeurs. Constamment au bord de la faillite,
elles obligent la CGA, elle-même en liquidation, à
leur venir régulièrement en aide, alors même qu'elle
ne dispose d'aucun moyen de contrôle sur leur gestion.
Cette situation paradoxale aurait-elle pour origine
une volonté délibérée de faire pression sur la
compagnie subventionnée? Y aurait-il eu chantage à la
faillite comme l'ont affirmé à la Chambre des
parlementaires hostiles au maintien des
Bouilloux-Lafont à la direction du conseil
d'administration? Cela parait curieux quand on sait
l'indéniable attachement de Marcel Bouillox-Lafont à «
sa » Compagnie. Raoul Dautry doit pourtant
reconnaître, en évoquant les sociétés soeurs, que « les
acculer à une faillite au Brésil eût été beaucoup plus
préjudiciable à la CGA qu'aux actionnaires des
sociétés en question » c'est-à-dire
aux Bouilloux-Lafont (15).
Après la mise en
liquidation, les Anglo-Saxons mettent fin aux
négociations au sujet de la ligne de
l'Atlantique-Nord, et Gnômeet-Rhône se retire de la
CPA. La concurrence allemande et américaine au Brésil
se précise et rend plus que jamais incontournable la
mise en place d'un service aérien par-dessus
l'Atlantique-Sud, entre Dakar et Natal. Or Latécoère,
créancier intraitable de son ancienne compagnie,
refuse de livrer les hydravions mis au point depuis
plusieurs années dans ses ateliers. Ce n'est donc
qu'en janvier 1933 que Mermoz traverse de nouveau
l'océan à bord d'un petit avion,
l'«Arc en
ciel», du constructeur Couzinet. Mais cet
exploit arrive trop tard pour la Compagnie en sursis,
et le premier service transatlantique aérien régulier
entre l'Europe et l'Amérique du Sud ne sera inauguré
qu'en novembre 1934 par la compagnie unique Air
France. Aussi la pression de la concurrence au Brésil
contraint-elle la CGA à négocier, en avril 1932, un
accord de pool, avec les filiales de la Panair et de
la DLH, pour l'exploitation en alternance des lignes
postales intérieures, malgré l'opposition active des
Bouilloux-Lafont. Le changement de gouvernement qui
suit les élections de 1932 provoque une détérioration
des relations du comité nommé par J.-L. Dumesnil, avec
le ministère de l'Air. Ces rapports deviennent même
orageux à l'arrivée Boulevard-Victor du jeune turc
radical Pierre Cot. Ce net refroidissement s'explique
en grande partie par les répercussions de l'affaire
des faux, à l'automne 1932.
o L'AFFAIRE DES FAUX Haut/Top
Dès avril 1931, Dumesnil envoie au Brésil une mission
chargée d'enquêter sur les travaux de la SUDAM (16). A son retour, une
instruction judiciaire est ouverte au sujet des
majorations. D'après les Bouilloux-Lafont, 1'Etat
n'ayant pas souffert de celles-ci, cette instruction
n'a d'autre sens que de tenter de les écarter de la
direction de la Compagnie. Il leur fallait un maître
d'oeuvre de ce complot : ils croient l'avoir trouvé en
la personne d'Emmanuel Chaumié, directeur de
l'Aéronautique civile au ministère de l'Air. Ancien
député, ancien directeur du service des négociations
extérieures de l'Aéropostale au moment de la
discussion du projet de convention en 1929, puis entré
au service de Laurent-Eynac et demeuré à son poste à
travers tous les ministères successifs jusqu'à sa mort
accidentelle en 1934, Chaumié est, dès mars 1931,
ouvertement mis en cause par les défenseurs de la
thèse du complot, à savoir les Bouilloux-Lafont et par
une certaine presse comprenant L'Action frangaise
et Le Cri du jour. La vive hostilité de Chaumié
à l'égard du maintien à la tête de la Compagnie de ses
anciens employeurs, devenus ses ennemis déclarés, a pu
passer pour de l'acharnement, et son refus de toute
conciliation pour un ostracisme. Le comité de
direction lui-même, malgré sa modération et l'habileté
d'un Dautry, se heurte de plus en plus à un mur
d'incompréhension. Pour les Bouilloux-Lafont,
l'inamovible Chaumié se révèle très vite dangereux. Au
cours du printemps et de l'été 1932, André
Bouilloux-Lafont produit auprès de diverses
personnalités, notamment le ministre de l'Air
Painlevé, un dossier de documents tendant à prouver la
corruption de Chaumié et sa collusion avec Paul-Louis
Weiller, l'administrateur délégué de Gnome-et- Rhône,
et -trahison des intérêts nationaux- avec la DLH. Une
brève enquête suffit à montrer que le fameux dossier
ne comprend que des faux. André
Bouilloux-Lafont dit les tenir d'un personnage nommé
Lucco. Lucien Colin, alias Serge Lucco, est un escroc
doublé d'un faussaire et d'un maître-chanteur
professionnel, officiellement journaliste spécialisé
dans l'aéronautique, officieusement informateur des
Renseignements généraux. Le jeune administrateur
délégué de l'Aéropostale utilise ses sources pour
enquêter sur les «influences étrangères» autour de la
CGA. C'est ainsi que Lucco lui apporte la suite des
faux documents compromettant Weiller, Chaumié et bien
d'autres personnalités. Or Lucco prétend qu'il a
fabriqué les documents sur la demande et à l'aide des
indications qu'André Bouilloux-Lafont lui aurait
fournies. Une seconde instruction est ouverte : André
Bouilloux-Lafont a-t-il lui-même participé à
l'élaboration du dossier Chaumié-Weiller ... comme la
presse socialiste l'en accuse immédiatement? Ou bien
a-t-il été abusé par Lucco, prêt à croire authentiques
n'importe quelles pièces susceptibles de porter
préjudice à ceux qu'il estime être ses adversaires et
ceux de son père, comme le suppose Painlevé? Mais
alors, quels intérêts se cachent derrière Lucco ? Et
quel rôle tiennent exactement les Renseignements
généraux que l'on rencontre bien souvent dans cette
ténébreuse affaire? A vrai dire, il demeure impossible
de le savoir, en raison du manque de sources et de la
réserve pesant sur les archives judiciaires pour une
durée de cent ans. ***
Cette seconde affaire Bouilloux-Lafont,
moins politisée mais plus mystérieuse encore que celle
de mars 1931, a un écho en fait beaucoup plus faible
dans l'opinion publique. Pourtant, l'instruction mène
à la double inculpation de Marcel et André
Bouilloux-Lafont. Pour ceux-ci, l'affaire aboutit donc
à une catastrophe: ce nouveau discrédit rejaillit sur
la Compagnie et contribue à en précipiter la
disparition.
***
La presse de l'époque, toutes tendances confondues,
qualifie ce procès de «Une affaire où politiciens,
ministres, policiers et espions sont embourbés jusqu'aux
cheveux». Les extraits de: Le
Figaro, Le Temps, L'Humanité, Ouest-Eclair,
extraits non plagiés .
o L'AEROPOSTALE SACRIFIEE ? Haut/Top
Après trois ans de débats et de procédures
interminables, le Parlement vote enfin le nouveau
statut de l'aviation marchande, qui devient la loi du
11 décembre 1932. Ce texte tend à uniformiser les
subventions sur toutes les lignes du réseau exploité
par les compagnies françaises, en France et à
l'étranger, et à opérer une concentration de ces
compagnies et une rationalisation de ce réseau. Pour
Pierre Cot, l'aboutissement logique de cette loi doit
être la fusion et la constitution d'une compagnie
unique. Mais il reste à vaincre les réticences des
sociétés privées concernées. Or, au début de mai 1933,
Air Orient, Air Union, la CIDNA et la SGTA, les quatre
grandes concurrentes françaises de la CGA, acceptent
de s'associer pour former la Société centrale
d'expansion des lignes aériennes ou SCELA, dont 1'Etat
reçoit 25 % du capital. Comment expliquer ce soudain
retournement ?
Le 11 mai, Pierre Cot ouvre un concours pour
l'exploitation du 1er juin 1933 au 31 mai 1948 des
lignes aériennes exploitées par la SCELA et la CGA,
concours auquel cette dernière, en liquidation
judiciaire, ne peut participer. De plus, la date de
clôture étant fixée au 23 mai, la CGA ne parvient pas
à obtenir dans ce délai de douze jours un concordat
permettant à une société alliée, les Chargeurs réunis,
de se présenter à cette soumission. Ainsi, c'est la
SCELA, candidate unique, qui reçoit à compter du 1er
juin l'ensemble des subventions attribuées auparavant
aux cinq compagnies pour l'exploitation de leurs
lignes. La CGA perd son réseau et, conformément à son
cahier des charges, elle doit vendre à la nouvelle
concessionnaire son actif «corporel »
A la demande de P. Cot, le Tribunal de commerce de la
Seine désigne dès le 10 mai, veille de l'ouverture du
concours, un expert chargé d'évaluer cet actif au plus
tard pour le 31 mai, la nouvelle concession prenant
effet au 1er juin. Pressé par le temps, l'expert ne se
rend même pas sur place en Amérique du Sud: il estime
appareils, matériels et stocks non pas à leur valeur
marchande, mais aux prix d'acquisition minorés
d'importantes dépréciations; il néglige le «fonds de
commerce» de la Compagnie, si bien que la SCELA, avec
l'appui du Ministère, propose un prix de 77,25
millions de francs payables sur quinze ans sans
intérêt, soit 50 millions en valeur constante à
6 %, alors que la valeur non amortie des actifs
corporels était estimée à plus de 244 millions. P. Cot
contraint les Bouilloux-Lafont, affaiblis par leurs
procès, à céder. La SCELA propose aux créanciers de la
Compagnie un concordat prévoyant un remboursement
partiel, alors que, compte tenu de l'amélioration très
nette de sa situation financière, la CGA aurait pu en
assurer l'intégralité. Les obligataires, qui ne
l'espéraient plus, acceptent pourtant ce remboursement
à 58 % (17). La CGA continue
provisoirement l'exploitation jusqu'au 1er août, date
à laquelle le comité Dautry cesse ses activités. Le 30
août, la SCELA devient, par la fusion des quatre
compagnies, la compagnie unique Air France
(18) qui trouve dans sa
corbeille l'actif bradé de la CGA. L'indignation des
Bouilloux-Laffont, l'écoeurement du personnel,
très attaché à l'aventure hors du commun que
représente l'Aéropostale, témoignent des conditions
navrantes dans lesquelles s'effectue cette transition
. Lors de la négociation du renouvellement des
contrats en Amérique du Sud, Air France se heurte aux
mêmes problèmes que Latécoère en 1927. Le prestige
durable des Bouilloux-Lafont dans ces pays, et
peut-être certaines instructions qu'il y auraient
envoyées, empêchent la nouvelle compagnie de conserver
les privilèges dont avait bénéficié l'Aéropostale
pendant six ans.
A partir de 1934, l'Amérique du Sud s'ouvre à toutes
les compagnies étrangères, portant un coup d'arrêt à
l'influence française dans ces pays. En France, les
procès se soldent par des condamnations relativement
légères, faute de preuves
suffisantes (19). Mais les
Bouilloux-Lafont, ruinés, doivent vendre leurs
aéroports. La CGA et ses soeurs disparaissent en 1934,
à l'expiration de tous leurs contrats.
o VERS UNE THÉORIE DES SCANDALES
Haut/Top
L'affaire de
l'Aéropostale prend d'ordinaire place dans la
catégorie des grands scandales politico-financiers qui
précèdent la crise du 6 février 1934. Pourtant, sur
bien des points, on peut s'interroger au sujet de
l'éventualité d'un complot ourdi contre la trop
puissante compagnie : en Amérique du Sud,
l'Aéropostale «gêne» bien évidemment les intérêts
américains et allemands ; l'affaire des faux conserve
une grande partie de son mystère; et la chute de la
Compagnie en 1933 prend un peu l'aspect d'une curée.
Comme toujours, la vérité doit se trouver quelque part
entre les deux thèses contradictoires, celle de
l'escroquerie et celle du complot. On peut distinguer
deux temps, la crise de mars 1931 constituant le
tournant de l'affaire. Jusque-là Marcel
Bouilloux-Lafont poursuit la réalisation d'une
ambition qui dépasse en fait la mesure d'un homme
seul. Pour franchir des obstacles de plus en plus
importants, sous la pression de la concurrence, il
doit prendre des risques, et ne pas hésiter à se
placer sur les franges de l'illégalité qu'il
appartient à chaque conscience de situer précisément,
en tenant compte des enjeux considérables. L'Etat,
hésitant encore à l'époque à intervenir dans
l'activité économique, le soutient, puis se dédit, en
octobre 1929, pour ensuite renier celui dont il
précipite la chute en lui refusant une nouvelle
concession. Dès lors, à partir de mars 1931, le
conflit entre 1'Etat et les Bouilloux-Lafont permet
aux concurrents français et étrangers de discréditer
leurs adversaires, d'autant plus facilement que les
Bouilloux-Lafont usent de tous les moyens pour se
défendre: cet isolement leur est fatal.
En définitive, l'affaire de l'Aéropostale n'est pas un
scandale parmi d'autres: par ses multiples aspects et
le poids de ses enjeux, mais surtout par le mythe
auquel elle appartient et qui lui a largement survécu,
elle échappe à la «série noire» qui mène de l'affaire
Hanau à l'affaire Stavisky. Elle se place en effet sur
un tout autre plan, qui fut en son temps celui du
scandale de Panama, celui des mystères liés aux
lointains pays où existent d'autres lois.
Ainsi, la conjonction des affaires Flandin et de
l'Aéropostale s'avère riche d'enseignements pour une
étude des scandales politicofinanciers en France,
particulièrement dans cette période des années 1930.
Elle démontre en premier lieu que l'affaire se
transforme en scandale par sa politisation. Il y a là,
pense René Rémond, une caractéristique bien française
de sévérité à l'égard des rapports de l'argent et du
pouvoir politique, alors que les Anglo-saxons, par
exemple, accordent davantage d'attention aux moeurs
privées des gouvernants
(20). Ainsi les scandales
paraissent-ils liés à une majorité : on distingue des
«affaires de droite» et des «affaires de gauche». Leur
fréquence au tournant des années 1930 s'explique par
la faiblesse d'un régime qui ne parvient pas à trouver
un second souffle et à s'adapter aux conditions
nouvelles nées de la guerre, mais aussi par ce travers
des «années folles» qu'est le règne de la spéculation,
et par l'arrivée au pouvoir d'une génération qui n'a
pas connu les conquêtes républicaines de la fin du 19e siècle (21) et qui pratique une
politique plus professionnelle et plus technicienne,
intégrant désormais les grands acteurs économiques.
Dans ce contexte de crise et de transition, le
scandale consiste beaucoup plus fréquemment en trafics
d'influence qu'en véritable corruption.
Par ailleurs, le scandale se caractérise par sa
publicité : il est lié de ce fait à la démocratie,
respectueuse de la liberté d'expression, mais aussi au
capitalisme. Le citoyen doit se sentir lésé comme
électeur, comme contribuable et comme épargnant pour
que le scandale atteigne sa pleine ampleur, ce qui est
ici le cas. Il y parvient d'autant plus facilement
qu'il suit de peu plusieurs autres affaires, comme ici
l'affaire Oustric, donnant une impression de «série
noire».
Les réactions psychologiques par rapport au scandale
ont en effet une grande responsabilité dans sa
diffusion, et elles sont
souvent bien peu proportionnelles à la gravité réelle
des faits : au Parlement comme dans la presse, dans le
cas de l'Aéropostale, les accusations un peu rapides,
voire les contre-vérités abondent. Pour cette raison,
les intérêts politiques de ceux qui souhaitent la
lumière, du moins une lumière conforme à leurs
attentes, et de ceux qui ne la souhaitent pas, peuvent
facilement guider cette diffusion qui passe par des
phases d'accélération en mars 1931 et en
octobre-novembre 1932, et des phases de
ralentissement. Le « succès » d'un scandale dépend
enfin de la plus moins grande part de mystère qui
l'entoure, comme on le voit au moment de la troublante
affaire des faux à l'automne 1932.
A cet égard, André Tardieu (22) observe, chez les
personnalités politiques mises en cause, une suite de
réactions automatiques: silence et course contre le
temps en freinant par exemple les procédures, puis
négation en bloc même contre les évidences, lutte
contre l'isolement politique par la fuite sur le
terrain de la politique générale, contre-attaque pour
faire diversion et, enfin, appel au jugement de
l'opinion. P.-E. Flandin répond parfaitement, sauf
pour la première attitude, à ce schéma. La logique de
ce comportement réside dans la préservation de la
crédibilité. Un accusé ne peut se défendre
efficacement que s'il conserve son crédit : le
scandale atteint son retentissement maximum lorsque
celui-ci commence à être entamé. De ce point de vue,
l'affaire Flandin ne va pas jusqu'à son terme -la
démission et la condamnation -en mars 1931,
contrairement à ses plus célèbres contemporaines,
celles d'0ustric et Stavisky. L'inhérence des
scandales à la démocratie, non parce qu'elle les
facilite mais parce qu'elle en permet la révélation,
conduit à s'interroger sur leur place dans le
fonctionnement du régime. Existe-t-il un «bon usage»
du scandale qui serait une «circulation des
élites»,équivalent moins expéditif des «purges»
totalitaires ? Ou bien les scandales n'ont-ils qu'une
fonction cathartique, celle de satisfaire certaines
passions collectives sans les assouvir, ce qui, en
fait, les entretient? En punissant les coupables, ils
montrent par là même leur existence et contribuent à
ruiner la confiance des citoyens à l'égard de leurs
institutions et de leur système de pouvoirs,
favorisant ainsi le progrès des thèses des courants
politiquement extrêmes. Ce processus, qui devait mener
la Troisième République à la crise du 6 février 1934,
pose un juste dilemme entre le châtiment des coupables
et la sauvegarde du consensus démocratique. L'on n'a
pas fini de débattre pour savoir si les scandales sont
signes de bonne ou de mauvaise santé pour une
démocratie.
Diplômé de L'Institut d'études politiques de Paris,
Nicolas Neiertz poursuit des recherches sur les
scandales
politico-financiers dans la France de La Troisième
République.
___________________________________
1. Les sources consultées comprennent
les textes des débats parlementaires parus au Journal
officiel en mars 1931, mars et novembre 1932, les
principaux articles de presse, les archives Tardieu,
Dautry et Dumesnil aux Archives nationales, les
archives Flandin à la Bibliothèque nationale, ainsi
que des archives familiales des Bouilloux-Lafont. Retour
2. La CGA passe
des contrats postaux avec le Brésil, l'Uruguay,
l'Argentine, le Paraguay, le Chili. le Pérou. la
Bolivie et le Venezuela. Retour
3. Les sociétés
soeurs sont la Compañía Aeroposta Argentina, la
Compañía Aeroposta Uruguaya, la Compañía Aeronautica
Brasileira et la Compañía Auxiliar Radio
Emissora do Brasil ou CAREB (exploitation des postes
de TSF au Brésil). Retour
4. De 1927 à 1931,
dix-sept aéroports sont construits, dont douze au
Brésil, trois en Argentine, un en Uruguay et un au
Chili. Ces constructions sont financées par les fonds
publics, par des avances des banques du groupe
Bouilloux-Lafont mais surtout par des émissions de
bons obligataires : 195 millions de francs sont émis
en quatre ans. Retour
5. En fait, seule
l'Argentine disposera de son propre réseau. Retour
6. Gnome et Rhône est alors le
deuxième constructeur de moteurs d'avion en Europe. Retour
7. Laurent-Eynac impose en fait
une association à M. Bouilloux-Lafont et P.-L.
Weiller, au départ concurrents pour ce projet
africain. Retour
8. Voir note précédente. La CGA
et Gnome et Rhône constituent ensemble la Sociedade
Portugueza de Estudos et Lineas riereas, ou SPELA,
dont la CPA est la filiale portugaise. Retour
9. Cette réforme n'aboutira qu'en décembre
1932 ! Retour
10. Il fallait alors cinq
jours aux avisos pour effectuer la traversée
Dakar-Natal, ce qui mettait Paris à sept jours de
Buenos Aires. Retour
11. Le CFB a, au préalable,
escompté presque toute sa créance au Banco do Brasil à
Rio : le risque de mise en faillite de la Compagnie
par ses créanciers brésiliens devient très sérieux. Retour
12 Le passif de la CGA à l'égard de ses 40
000 obligataires atteint, au 31 mars 1931, 166
millions de francs sur les 195 millions émis. Retour
13 Celui
de l'«El Dorado» Retour
14 Le passif de liquidation, 270
millions de francs, se répartit entre les
obligataires (166 millions), les banques (75 millions),
les fournisseurs (21 millions) et divers créanciers
dont I'Etat (7 millions). Retour
15. Raoul Dautry, lettre a Pierre Cot, 10
mars 1933, AN : 307 AP 94 Retour
16. La mission
Hederer-Ceccaldi. Retour
17. II s'agit d'un remboursement
immédiat à 38 % puis d'un remboursement à 28 % sur
quinze ans, soit 20 % en valeur constante à 6 %. Retour
18. Société d'économie mixte,
nationalisée en 1943. Retour
19. André Rouilloux-Lafont sera
réhabilité en 1942. aéroports. La CGA et ses soeurs
disparaissent en 1934, à l'expiration de tous leurs
contrats. Retour
20. René Rémond, « Scandales
politiques et démocratie », Etudes, juin 1972. Retour
21. Flandin est né en 1889, Laval en
1883. Retour
22. André Tardieu, la révolution à
refaire, tome 2, La profession parlementaire, Paris,
Flammarion, 1937, chap. 12. Retour
(a,
peps) Désigné
par
Pierre Laval, Président du conseil depuis le 27 janvier
1931 Retour
Jean
Mermoz (1901 - 1936) par Philippe Ballarini Retour
Marcel
Bouilloux-Lafont (41 ans en 1927), élu
maire d'Étampes (1912 à 1929), passionné
d'aviation dans ce milieu
aéronautique devient
un«Défricheur
du ciel». Parmi
les projets de Société
financière des
nations chargée de liquider les comptes de guerre,
celui de Marcel Bouilloux-Lafont mérite une
attention spéciale, février 1919.
Le défricheur du ciel, Marcel Bouilloux-Lafont,
Officier de la Légion d'honneur, maire d'Étampes*
(1912-1929), conseiller général de Seine-et-Oise (1919-1932),
a
vécu l'essor de l'aviation. Afin que la France
développe ses relations avec l'AMS, avec la foi en la
grandeur de la France et son aviation, il met sa
passion et toute sa fortune dans la création de la
"C.G. Aéropostale". Aucun rapport avec les âneries
lues dans la plupart des ouvrages qui prétendent
parler de l'Aéropostale; on a tout lu sur M.
Bouilloux-Lafont, du banquier affairiste... jusqu'au
sponsor habitant l'Amérique du Sud etc. *Étampes,
un des berceaux de l'Aviation *Étampes
et Louis Blériot Les
trois Bouilloux-Lafont Retour
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